Citation :
L'arme de Saddam
Pierre Foglia
La Presse
Je vois les inspecteurs de l'ONU visiter des usines, soulever des bâches, sonder des tonneaux, renifler de vieilles ogives, repartir sur les chapeaux de roues vers une raffinerie. Je les vois chercher partout du gaz moutarde, une bombe atomique. Je les vois pinailler parce qu'un missile a dépassé de 30 kilomètres sa portée réglementaire de 150 kilomètres. Je les vois chercher partout sauf où il faudrait. Ils m'énervent. Non, mais sont-ils bêtes, à la fin?
Je suis allé deux fois en Irak au cours des récentes années. Je sais de quoi je parle. Saddam Hussein ne garde en stock qu'une seule arme de destruction massive: la peur. Et il ne la cache même pas. Il suffit de regarder les Irakiens dans les yeux: elle est là.
Il ne faut pas se fier à leur sourire, à leur civilité moyen-orientale. Il ne faut pas se fier non plus au fait qu'on ne voit pas d'autres flics dans Bagdad que ceux qui règlent la circulation aux carrefours du centre-ville. Je me souviens d'un médecin soudainement effaré à l'idée d'être surpris en notre compagnie en dehors de l'hôpital. Je me souviens d'une institutrice qui m'a fermé la porte de sa classe sans explication alors qu'elle m'avait elle-même invité la veille. Un chauffeur de taxi refusera de me conduire dans un quartier éloigné: il n'avait pas l'autorisation de circuler à plus de 15 kilomètres du centre-ville. Et toujours cet effroi chaque fois qu'on laisse échapper le nom de Saddam. En glissements successifs, on arrive très vite au coeur de cette peur qui étouffe la ville et le pays. Mais ce n'est que chez les réfugiés irakiens d'Amman qu'on m'expliquera comment elle fonctionne, comme elle se répand partout, au travail, à la maison, au souk. La ville est quadrillée en îlots de 20 maisons, un responsable par îlot tient des fiches sur chaque famille. Tout le monde dénonce tout le monde. Les disparitions entretiennent la terreur. Un fils ne rentre pas de l'université. Un père n'arrive jamais à son travail. On n'entend plus jamais parler d'eux.
Je vois les inspecteurs de l'ONU visiter des usines, je les vois chercher partout du gaz moutarde, une bombe atomique. Donner un nouveau délai à Saddam. Ils devraient plutôt aller de quartier en quartier, dresser pour chaque îlot de 20 maisons la liste des disparus. Où est Ahmad? Où est Ibrahim? Où est Massoud? Où est Jalal? Où est Rashid? T'as une semaine pour les retrouver, Saddam.
Pourquoi faire la guerre? Il y a dans ce pays 23 millions d'Irakiens prêts à se débarrasser de Saddam demain matin. Pour peu qu'on leur fasse un signe. Douze millions de chiites (60% de la population) victimes de discrimination depuis près de 40 ans. Sans parler des quatre millions de Kurdes.
Pensez-vous que les 23 millions d'Irakiens qui peuplent l'Irak ne nous voient pas venir, avec nos gros sabots? Malgré leur grand désir de se débarrasser de Saddam, pensez que ça les amuse, qu'on les prenne pour des cons? Nous délivrer? disent-ils. Vous ne viendriez pas plutôt prendre position entre l'Iran -cet autre axe du mal- et la Syrie? Vous ne viendriez pas plutôt faire le plein? Du moins montrer aux Saoudiens que vous ne dépendez plus d'eux? Et pourquoi ajouter à l'insulte en ramenant dans vos valises ces exilés ambitieux qui mangeaient dans la main de Saddam il n'y a pas longtemps?
Vingt-trois millions d'Irakiens. Pensez qu'ils ne savent pas qu'on les prend pour une bande d'Arabes pouilleux? Je suis allé deux fois en Irak. Deux fois les Irakiens m'ont chargé du même message: allez dire à vos gens que nous somme plus cultivés, plus allumés qu'eux. Plus riches aussi. Allez leur dire que ce n'est pas le tiers-monde, ici.
Avant la guerre du Golfe, l'Irak était un pays presque prospère. Tout à ses délires militaires, Saddam Hussein ne s'occupait pas trop de l'intendance. On parle d'un régime sanguinaire, pas forcément incompétent. Saddam a eu d'excellents ministres de l'Éducation, de la Santé, des Travaux publics. Avant 1990, l'Irak était un modèle pour son réseau d'eau, pour son programme d'intégration des handicapés, même en matière de solidarité sociale, l'Irak donnait des leçons -avec l'argent du pétrole il est vrai- à bien des pays de la social-démocratie.
Le niveau d'éducation en Irak était égal sinon supérieur à ce qu'il est en Amérique du Nord. Détail important dans un pays musulman: une éducation laïque. Les universités accueillaient l'élite des étudiants du monde arabe, particulièrement en sciences, en médecine. Une culture en prise sur la modernité. C'est dans ce pays, que les Américains désignent comme complice de ben Laden -certainement le plus débile des mensonges de leur propagande-, c'est dans ce pays musulman que s'élaborait l'aggiornamento de l'islam. Du temps de Saddam, parfaitement. Pas grâce à Saddam. Indépendamment de Saddam, qui ne s'occupait pas de ces détails. Il avait trop à faire avec les Kurdes.
Avant de débarquer chez eux encore une fois en sauvages, faudrait s'excuser pour la première fois, pour cette première guerre du Golfe. S'excuser d'être partis sans finir la job. Après avoir bombardé le pays comme des fous, salut bonjour, démerdez-vous avec Saddam. Les derniers jours de la guerre, le Sud chiite avait commencé à se soulever. Mais Powell -le même Colin Powell-devait interdire aux insurgés l'accès aux dépôts de munitions. Saddam a vite compris ce que cela voulait dire. Il a envoyé sa Garde républicaine. Tiens, la rébellion! Massacrée, la rébellion. Mitraillée par des hélicoptères qui n'avaient même pas le droit de voler, en principe. Merci, Colin Powell.(:fou On a beaucoup dit que Bush père, pour d'obscures raisons, ne voulait pas la chute de Saddam. On sait aujourd'hui qu'il ne s'agit que de cafouillage et d'improvisation. S'cusez, on s'est trompé. Pas grave, on vous enverra fiston dans une douzaine d'années pour réparer.
Faudrait surtout s'excuser auprès du peuple irakien pour les 12 années d'enfer qui ont suivi. Ce n'est pas Saddam qui a fait un cloaque de ce pays jadis prospère. Ce sont les sanctions. Ce n'est pas Saddam qui a tué ces milliers enfants. Ils sont morts faute de soins. Ils sont morts par la faute des Américains, qui ont personnellement veillé à ce que les sanctions saignent complètement l'Irak. Faudrait s'excuser pour toutes ces souffrances.
Faudrait envoyer des inspecteurs de l'ONU rencontrer les Irakiens pour s'excuser. Et pour détruire la peur. La seule arme de destruction massive qu'il reste à Saddam.
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