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LE MONDE | 21.11.07 | 15h46 • Mis à jour le 21.11.07 | 15h46 Il faut décrypter un sabir codé, et le président de la 13e chambre du tribunal de grande instance de Bobigny (Seine-Saint-Denis), Jean-Dominique Launay, s’y attache, ce 13 novembre, avec une infinie patience. - "Votre interlocuteur vous dit : "Elle est grande, très belle, cinq têtes." Ça veut dire quoi cinq têtes ?" - "Cinq têtes, c’est 500 euros." - "La lettre K désigne un kalachnikov ?" - "Oui, mais parfois ça peut être calibre." - "Il dit aussi : "Les 6.35 et les 7.35, c’est des beaux trucs, il y en a la quantité que tu veux." Vous, vous lui réclamez deux complets croates. C’est quoi des complets croates ?" - "Des faux papiers", soupire à la barre Ramiz Tursunovic. Quatre jours durant, M. Launay passe en revue les pages et les pages d’écoutes téléphoniques qui ont permis l’arrestation en France, en trois vagues, de 2003 à 2005, de quinze hommes et une femme originaires des Balkans, soupçonnés d’avoir alimenté un trafic d’armes en banlieue parisienne. Un procès exemplaire a estimé la substitut du procureur, Camille Palluel. Car rare. "Pour une fois, quasi unique, vous avez à connaître des réseaux d’approvisionnement et d’écoulement de ces armes", a-t-elle souligné aux juges. Des armes de guerre que l’on trouve dans le milieu du grand banditisme mais aussi, de plus en plus fréquemment, dans les banlieues. Et l’ancienne Yougoslavie est aujourd’hui devenue l’une des principales filières d’approvisionnement. A Bobigny, le principal accusé, Radomic Micic, 42 ans, alias "Mitza", absent du procès, a écopé de cinq ans de prison ferme et d’une amende de 75 000 euros, conformément aux réquisitions du parquet. Soupçonné d’être le principal animateur du réseau, il possédait dans un petit village de la Somme, Buverchy, un atelier de "réparation" des armes qui couvrait la région Ile-de-France. Pistolets-mitrailleurs "Scorpio", automatiques, kalachnikovs, et même explosifs, transitaient des Balkans jusqu’à Paris, dans des bus de voyageurs, à l’intérieur de caches aménagées. "Au profit d’habitants de Seine-Saint-Denis", précisait l’enquête… Présents lors du procès, les frères Ramiz et Zarif Tusurnovic, alors en liberté sous contrôle judiciaire, n’étaient plus là au moment du délibéré. Condamnés à quatre ans et deux ans de prison, les deux Bosniaques sont désormais recherchés. Mme Palluel, la substitut du procureur, a un regret supplémentaire : "Après quatre jours d’audience et quatre années d’instruction, on ne sait toujours pas précisément qui approvisionne ces réseaux et qui vient acquérir ces armes à des terrasses de café à Montreuil ou Drancy." Seule certitude pour la magistrate : ces armes sont bien présentes dans le département, puisque "presque toutes les nuits le substitut de permanence est réveillé parce qu’un dealer a reçu une balle". La présence des armes en banlieue n’est pas un phénomène neuf, mais il inquiète chaque jour davantage la police. Et les maires. "Pas plus tard que dimanche (le 11 novembre), il y a eu une bagarre, un règlement de comptes entre bandes pour une affaire de stupéfiants, témoigne le maire (PS) de Bondy (Seine-Saint-Denis), Gilbert Roger. Le plus fort, c’est qu’ils avaient fait eux-mêmes le ménage : aucune trace de douilles ou de balles alors qu’on sait qu’un 9 mm a servi puisqu’il y a eu un blessé à l’hôpital. C’est d’ailleurs comme ça qu’on l’a su, il y a eu un signalement à la police. Sinon, ce serait passé inaperçu." Le nombre d’armes est-il en augmentation ? "Je n’en suis pas sûr, il y en a de façon permanente, soupire M. Roger. Dans toutes les affaires de stupéfiants, on craint la présence d’armes." Intervenant dans une rixe entre deux bandes, le 30 octobre, à Neuilly-Plaisance, toujours en Seine-Saint-Denis, les policiers s’étaient alarmés de trouver sur le sol un pistolet 9 mm et des douilles de gros calibre. Une première dans ce quartier, selon les enquêteurs. Dans son dernier rapport, l’Observatoire national de la délinquance note une augmentation de 9,5 % des armes saisies de 2005 à 2006. La direction des douanes confirme. En 2006, ses services ont réalisé 1 503 constatations (contre 1 372 en 2005), qui ont abouti à la saisie de 5 004 armes, 192 560 munitions et 292 engins explosifs et dispositifs de mise à feu (contre 177 en 2005). Dans le lot, une partie est le fait de collectionneurs invétérés qui stockent chez eux des armes de guerre. "Mais, parmi eux, on se demande si certains n’alimentent pas un trafic tant les prises sont importantes", confie la direction de l’information des douanes. En juillet, les agents de la direction des opérations douanières de Rouen ont saisi 52 armes complètes, près de 80 kg de munitions et 177 parties de fusils, carabines et pistolets détenus sans autorisation par un avocat déchu de Seine-Maritime. Il achetait et revendait des armes via des sites de négoce sur… Internet. Et c’est par la découverte d’un colis postal contenant des armes pour un de ses clients que l’enquête a débuté. En banlieue, la drogue reste l’indissociable alliée du trafic d’armes. "A l’occasion d’opérations de stups, il est de plus en plus fréquent de trouver des armes et même des kalachnikovs, concède Philippe Veroni, chef de l’Office central de lutte contre la criminalité organisée (OCLO). Les jeunes "s’artillent" pour se défendre des "carottages", comme on dit dans le jargon, sur les transactions." On sait que les armes arrivent des Balkans, mais c’est pas Chicago, nuance le commissaire divisionnaire, même s’il y a de plus en plus diffusion d’armes dans les banlieues." Dans les quartiers sensibles, cette prolifération se fait par le bouche-à-oreille, par petites quantités, échappant souvent à la police. Le trafic est "parcellisé", d’où la difficulté de remonter les filières. "Il faut être modeste", reconnaît M. Veroni. Les saisies se font au coup par coup, lors d’arrestations pour des affaires de drogue, et elles sont, en volume, peu importantes. Rien de comparable avec l’exceptionnel coup de filet du mois de janvier dans les Bouches-du-Rhône et le Var où plus de 150 armes, dont 54 kalachnikovs, avaient été découvertes… Mais, là aussi, la source trouvait son origine dans les Balkans. De l’ancien théâtre de guerre, parviennent des armes recyclées. Et, parmi elles, "le kalachnikov représente une certaine forme de fascination, même si l’arme de poing reste la plus courue parce qu’elle est plus facile à dissimuler", indique Jean-Jacques Colombi, chef de la brigade de répression du banditisme, qui s’occupe, au sein de l’OCLO, du trafic d’armes. "Le plus souvent, on remonte la piste jusqu’aux Balkans, poursuit-il. On a le sentiment que cela augmente, mais les prises se font au compte-gouttes, par voie terrestre la plupart du temps." Et encore, avoue-t-il avec franchise, "nous n’avons pas procédé récemment à des saisies éclatantes". La diffusion des armes préoccupe les pouvoirs publics depuis le début des années 2000. En toute discrétion, le ministère de l’intérieur vient de prendre un arrêté, publié au Journal officiel le 17 novembre, pour créer un fichier informatisé, et centralisé, des détenteurs d’armes. Ce fichier, baptisé Agrippa (pour Application de gestion du répertoire informatisé des propriétaires et possesseurs d’armes), enregistrera l’état civil, le domicile et la profession des personnes détentrices d’armes de 1re et 4e catégories, et celles de 5e et 7e catégories soumises à déclaration. Figureront aussi, dans cette nouvelle banque de données, les caractéristiques de l’arme, les dates de délivrance et d’expiration d’autorisation ou, le cas échéant, la notification de refus. Policiers, gendarmes et agents des services des douanes, habilités par leur hiérarchie, y auront accès. "C’est un vieux projet, relativise-t-on dans l’entourage de la ministre, Michèle Alliot-Marie, qui remonte à l’affaire Durn, lorsqu’on s’est rendu compte de quelques failles dans le système." Le 27 mars 2002, Richard Durn, 33 ans, avait abattu en plein conseil municipal de Nanterre (Hauts-de-Seine) 8 élus et en avait blessé 19 autres, avant de se suicider, alors qu’il était interrogé au siège de la police judiciaire. Place Beauvau, on espère, en centralisant les données des préfectures, parfois encore manuelles, mieux contrôler les armes et repérer ceux qui possèdent trois ou quatre autorisations dans des départements différents… Mais Agrippa ne pourra rien contre le trafic, par nature, souterrain. A Bobigny, les seuls aveux recueillis n’ont porté que sur les commandes entre les trafiquants et le transport des armes. Rien sur les acheteurs ni sur le marché. "Les policiers ont beaucoup de mal à enquêter sur ces réseaux", regrettait la substitut du procureur, Camille Palluel. Au moment de son arrestation, Ramiz Tursunovic, interpellé entre Vincennes et Montreuil, aurait transporté son "matériel" le plus anodinement du monde. Dans un sac à provisions. Isabelle Mandraud
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