Pour remettre en question la justice pénale il est en effet possible de partir du principe que nul n?est méchant volontairement, que la volonté de faire le mal pour le mal n'a pas de sens. Cette thèse est juste si l?on entend que nul ne veut de plain gré et en toute connaissance de cause, son malheur. L?homme peut vouloir le malheur d?autrui, pourvu que ce soit pour son bien (venger sa femme assassinée ou violée, violer ou tuer comme expression psychotique d'un mal que l'on a soi-même subit). Ou ne serait-ce que pour le bonheur d?affirmer sa propre liberté (je vois le bien et je l'approuve mais je fais le mal parce qu'il est le contraire du bien qui s'impose à moi - revendique une certaine jeunesse). L?homme peut aussi, inversement, vouloir son malheur, si c?est pour le bien d?autrui (l'euthanasie, par exemple).
Mais le malheur est une chose, le mal en est une autre ; le bonheur est une chose, le bien en est une autre. C?est pour avoir confondu l?un et l?autre ? en prétendant, comme il le dit dans le Ménon, que personne ne veut le mal puisque personne ne veut son malheur ? que Socrate, au fond, nous a laissé un sophisme qui heurte l?opinion de tout un chacun et qui est contraire à la pratique ancestrale du droit (et de la morale qui est son fondement). Aristote a bien vu que la formule socratique constitue un sophisme ? à moins de mettre sur un même plan Oedipe qui fait le mal involontairement, frappé par le destin, et Médée qui tue ses enfants, dans une vengeance meurtrière. Le premier est hanté par le repentir, pas vraiment la seconde. Aristote a le mérite de ne pas vouloir théoriser la morale, et de prendre au sérieux les opinions communes en matière de morale.
Car peut-on réellement fonder, en raison (théoriquement) la morale ? Qu?est-ce qui peut jamais fonder la vérité d?un jugement de valeur éthique ? ? demande, par exemple, Wittgenstein dans sa conférence sur l?éthique (publiée in Leçons et conversations ). Les notions de bon ou de mauvais ont toujours un sens dès lors qu?elles sont relatives à la poursuite d?une fin déterminée, fin au regard de laquelle il est possible de vérifier si une chose a bien ou mal rempli sa fonction ou sa destination. Ainsi un homme peut-il être un bon médecin ou un bon musicien. Mais un homme peut-il être bon dans l?absolu ? Cette notion de " bon dans l?absolu " dépasse les limites de ce que le langage peut jamais dire de vrai ou de faux.
Mais Kant montre précisément que l?action morale n?est pas technique (ni pragmatique), qu?elle ne consiste pas à savoir quel est le bon moyen d?arriver à une fin (qui serait l?utilité ou le bonheur) ; elle est à elle-même sa propre fin. Son seul objet est le respect de la dignité de la personne humaine. Cette dignité qui n?a pas de prix, et dont le respect est inconditionnel. Cela ? et à cet égard Wittgenstein n?a peut-être pas tort ? c?est un postulat métaphysique, que rien de rationnel, au fond, ne justifie a priori en dépit de ce que veut montrer Kant. Celui-ci part d?un fait moral. De la conscience morale qu?il dit être un " fait de la raison ". Un fait de l?humanité, oui, un fait de la liberté, oui. Mais de la raison ? (On peut en douter. Quelle raison pourra jamais me convaincre, comme dirait Sade, que l?homme que je tue - pour me venger ou me soulager - a plus de prix que celui d?un être vivant quelconque ? ).
Le fait moral est un fait de liberté. Et c'est cette liberté qu'il faut juger ! C?est que la liberté est à la fois ce qui fait les hommes capables de raison, et partant d?humanité, et ce qui les fait capables de déraison, et partant d?inhumanité. L?homme a la liberté de nier l?humanité, en sa personne comme en celle d?autrui, et donc de vouloir le mal, un mal qu'il faut juger et punir ! Que vaudrait, en effet, la liberté humaine si elle n?était confrontée sans cesse à la possibilité de sa négation ? à la possibilité de son auto-négation ?
Message édité par l'Antichrist le 16-02-2003 à 19:12:01