la question | A voir absolument cette video d'une émission consacrée à l'auteur, une femme extrêmement intéressante et agréable à écouter :
http://www.dailymotion.com/video/x [...] erald_news
(zappez le speech initial du présentateur qui est assez useless )
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Revenant sur son premier défrissage, Malcolm X lachait les mots suivants::
"Ce que je pouvais être ridicule! J'admirais dans la glace un Noir avec des cheveux "blancs" (...)
Je venais de faire mon premier pas vers la dégradation de soi. J'avais rejoint cette multitude d'hommes et de femmes noirs qui, en Amérique, à force de bourrages de crâne, finissent par croire que les Noirs sont "inférieurs" et les blancs "supérieurs" à tel point qu'ils n'hésitent pas à mutiler et à profaner les corps que Dieu leur a donnés, pour essayer d'avoir l'air "chouette" selon les critères des Blancs.
Regardez autour de vous, aujourd'hui encore, dans n'importe quelle petite ou grande ville, du drugstore à quat'sous au salon "intégré" du Waldorf Astoria, et vous verrez des femmes noires en perruques vertes, roses, violettes, rousses et blond platine, ridicules comme des pantins de vaudeville. Et vous vous demanderez si les Noirs ont tout à fait perdu la tête, perdu contact avec eux-mêmes" Interview de Juliette Sméralda, sociologue. Auteur de "Peau noire, cheveu crépu, Histoire d’une aliénation".
1. Pourriez-vous décrire les grandes étapes (historiques et sociologiques) de l’apparition du défrisage ?
Le phénomène du défrisage, ou encore du « lissage » du cheveu crépu, dans les formes qu’il emprunte depuis la fin du 19e siècle semble être éminemment lié à l’esclavage des Noirs dans les Amériques. Le défrisage à froid – qui est la forme la plus « évoluée » du phénomène – est la dernière phase d’une technicité qui n’a eu de cesse de se perfectionner depuis la seconde moitié du 19e, lorsque les Noirs – y compris les femmes -, commencent à avoir accès à l’éducation et au savoir et qu’ils vont se charger de mettre au point les différents procédés qui seront l’aboutissement des défrisants modernes, dont les contenus se distinguent essentiellement par la différence de dosage de leur teneur en ammoniaque. Cette technique révolutionnaire a été précédée du défrisage à chaud qui, lui-même, a été précédés d’ancêtres bricolés mais dont le trait commun n’a jamais cessé d’être le lissage du cheveu crépu.
2. Selon vous, ce basculement des canons esthétiques opéré au moment de l’esclavage est symbolisé par « la perte du peigne ». Pouvez-vous nous en dire plus ?
L’arrachement de l’Africain de sa matrice, sans aucun des accessoires nécessaire au coiffage de son cheveu et au soin de sa peau, le regard très négatif que le Blanc posera sur ses caractères somato-biologiques, les conditions inhumaines de son asservissement sur des plantations où il travaillait telle une bête de somme sans répit, sans hygiène, sans soins d’aucune sorte, sont les trois paramètres déterminants à prendre en compte pour comprendre le sens du défrisage et de l’éclaircissement. Le fait que ce sens soit "perdu" aujourd’hui ne signifie pas que l’origine du phénomène se soit dissout et que sa symbolique première ne continue pas à véhiculer l’idée que l’Africain et les Afro-descendants ont un complexe d’infériorité face à ceux dont ils "imitent" la texture de cheveu, ou par rapport auxquels ils cherchent à atténuer la couleur de leur peau(Voir page 77 de Peau noire cheveu crépu, où j’expose la question de la perte du peigne).
Ce sont, de manière très globale, les esclaves domestiques, ceux qui vivent en contact permanent avec les Blancs, qui seront les relais les plus efficaces de la culture corporelle des maîtres qu’ils transmettent aux esclaves des champs. Le fait que cette catégorie d’esclaves vit dans la maison du maître, avec parfois des enfants mulâtres qui ont un cheveu plus frisé que crépu, a fait que très tôt, le colon leur cède des brosses et des peignes usagés, afin qu’ils soient "présentables", puisqu’ils vivent dans sa maison. Ce n’était pas seulement l’usure de ces accessoires qui explique les problèmes qu’ont eu les esclaves à s’en servir, mais leur inadaptation à la structure même du cheveu crépu, pour le coiffage duquel les Africains ont inventé le peigne afro, dont je décris les principales qualités dans mon ouvrage (p.76-77).
Comparé au peigne afro à grosses dents bien écartées, aux pointes délicatement arrondies pour démêler en douceur le cheveu crépu, le peigne des Blancs est à petites dents plutôt serrées, et adapté au coiffage d’un cheveu lisse ou ondulé. Il n’est pas difficile de s’imaginer le contexte dans lequel prend naissance ce que l’on nomme l’aliénation de l’Africain envers son cheveu : Ce n’est pas le maître qui se sert du peigne afro, mais l’Africain qui se sert de celui du maître. Il n’en faut pas plus pour que l’exercice qui consiste à coiffer le cheveu crépu avec le "mauvais" peigne se transforme en une opération-torture. Le phénomène touchera les générations successives et constituera le prétexte idéal à la décision d’en "supprimer" la texture-qui-fait-souffrir certes, mais que les Africains avaient bel et bien appris à trouver "laide" et "courte". J’expose, p. 98, en détails cet aspect de la problématique.
3. En quoi, selon vous, la pratique du défrisage a une dimension culturelle concernant les peuples noirs ?
Si l’on convient que tous les Noirs – plus généralement, toutes les personnes au cheveu crépu – se défrisent, cela revient à reconnaître une dimension socioculturelle à cette pratique, puisque le caractère racial qui l’entérine- le commun dénominateur – est la texture crépue/frisée du cheveu. Le fait que, par ailleurs, ce phénomène voit le jour à un moment critique de l’histoire du peuple noir, permet de le dater historiquement dans la diaspora afrodescendante et dans les sociétés africaines continentales, qu’il touche près d’un siècle plus tard, dans les années 1970. parmi toutes ces composantes du peuple noir, s’observe très souvent une difficulté à composer avec la texture crépue de leur cheveu, comme si celle-ci ne pouvait se combiner à ce qu’elle regarde comme la « modernité », qui revêt l’apparence du clair (peau) et du lisse (cheveu).
4. D’après vos diverses recherches, comment les femmes noires justifient-elles la pratique du défrisage ?
L’argument récurrent est celui de la facilitation de la coiffure. Vient ensuite celui du plus grand choix de coiffures qui est attribué au cheveu lisse (alors qu’en réalité c’est le cheveu crépu qui présente ce potentiel). L’on peut ajouter à ces deux critères principaux d’ordre fonctionnel, deux autres subsidiaires mais non moins éclairants, qui sont la modernité, et la beauté. Ce sont des jugements de valeurs qui apprécient le cheveu crépu à partir de canons esthétiques empruntés à la culture dominante. Ils sont donc axiologiques.
5. Selon vous, la pratique du défrisage, généralisée, et celle de l’éclaircissement, plus marginale, sont –elles du même ordre ?
Oui, le défrisage et l’éclaircissement de la peau sont toutes deux des pratiques désidentificatrices, dans la mesure où elles procèdent du même souci de "supprimer le stigmate". La peau noire et le cheveu crépu occupant, dans la culture occidentale d’abord, et dans celle des peuples dominés par les canons esthétique de celle-ci, le statut de "stigmates". La fréquence plus ou moins élevée (aspect quantitatif) de la pratique ne lui enlève pas sa signification sociologique. A l’origine, les Africains mis en esclavage se sont attaqués au cheveu crépu, qui était le caractère somato-biologique qui faisait le plus horreur au Blanc et qui posait aux porteurs eux-mêmes le plus de problèmes. Par ailleurs, le cheveu est une fibre très résistante, capable de supporter des traitements "maltraitants" un certain temps. Les abus et les choix de produits expliquent les alopécies partielles ou totales et les attaques du cuir chevelu…
La peau, en revanche, est extrêmement fragile, et même ignorants, beaucoup de gens savent de manière intuitive combien il est facile de lui faire mal et de se faire mal. Elle couvre, qui plus est, l’ensemble du corps : il faut donc être bien avisé pour s’attaquer à elle. Les personnes qui ne le sont pas, sont celles qui souffrent actuellement de maladies cutanées graves, causées par l’abus de dermocorticoïdes et autres substances concoctées chez elles… L’on se trouve là dans le même cas de figure que celui du bronzage : il y a des amateurs qui s’exposent au soleil, sans tenir compte des conseils du corps médical, en sous-estimant le potentiel pathogène de leur engouement ; et puis il y a les personnes avisées, qui bronzent "raisonnablement".
6. Votre ouvrage traite du rapport des peuples noirs à leur propre image. Où s’arrête la pratique esthétique et où commence l’aliénation ?
C’est là une question fondamentale, lorsque l’on s’intéresse aux problématiques identitaires. Le peu de recherches dont l’on dispose dans ces domaines – et ceci malgré l’importance que continue à revêtir le mouvement de la Négritude -, semblent indiquer que le Noir connaît peu ou mal son image. Je pense qu’il faut appréhender cette réalité à partir de caractéristiques culturelles avant d’en parler en termes d’aliénation.
Il faut cependant convenir que cette situation a généré des formes d’aliénation qui sont de trois types : • Les sujets Noirs ne semblent pas gênés de se projeter dans des supports culturels desquels leur propre image est complètement absente (magazines, télés, institutions administratives dans les DOM-TOM dirigées par des Français de l’hexagone…)
• Les sujets Noirs ne semblent pas avoir de problème à pratiquer des religions du livre (christianisme majoritairement) dont toutes les icônes sont représentées par des Caucasoïdes (Blancs), tout comme ils ne semblent pas dérangés par la représentation du démon en personnage auquel ils s’identifient inconsciemment, puisqu’il est de leur couleur.
• Les sujets Noirs ne semblent pas avoir de problème à offrir des poupées blondes à leurs filles : partout, il est donné à voir des petites filles noires câlinant des poupées blanches et coiffant leurs cheveux généralement longs et blonds. Les parents de ces enfants ne semblent pas se rendre compte que c’est par ce vecteur que se transmet l’aliénation (l’enfant renie ses propres caractères raciaux) et qu’ils sont à l’origine de cette situation. La petite fille, par exemple, n’apprend pas à jouer avec le cheveu crépu – que pourrait porter une poupée qui lui ressemble -, et elle grandit avec la croyance que son cheveu qu’elle ne sait pas traiter est un handicape à sa beauté, et cela d’autant plus facilement qu’elle porte en elle la « mémoire » du cheveu de la poupée qu’elle a manipulé des années durant.
7. Quel est, d’après vous, le rôle de l’industrie cosmétique ? Est-elle à l’origine de cette aliénation ou ne fait-elle qu’en profiter ?
J’ai signalé plus haut, que ce sont les Afro Américains qui, dès le dernier quart du 19e siècle, ont mis au point les cosmétiques que s’appliquent leurs congénères, avant d’en étendre l’industrie à l’échelon national, puis international… L’industrie de la cosmétologie n’est certainement pas directement « responsable » de l’aliénation des Noirs, mais le fait qu’elle en soit un partenaire très actif, car elle profite ainsi d’un marché juteux, autorise à penser qu’elle l’entretient - et, par la recherche dont profite ce secteur de pointe, les produits offerts aux consommateurs, par leurs performances, leurs emballages attrayants, leurs parfums, leur « modernité » -, qu’elle se laisse très difficilement soustraire les énormes profits qu’elle en tire.
8. Que pensez-vous des personnes qui reviennent au cheveu naturel par « militantisme » ?
C’est une démarche qui demande une force de caractère extraordinaire. Lorsque les femmes qui se défrisaient ont à réapprendre à vivre avec leur texture naturelle, elles qui ont perdu l’habitude de les aimer tels quels, de les coiffer patiemment, de les soigner avec les accessoires adaptés, etc… c’est de processus de réinvestissement affectif qu’il faut faire état. Toutes n’y arrivent pas, la pression sociale leur paraissant insupportable. Celle qui y arrivent sont préparées psychologiquement à repartir à la conquête de soi. Pour s’aider, certaines s’investissent d’un discours militant, démonstratif et justificatif qui leur permet de résister au risque d’une éventuelle rechute… Passer le cap de l’acceptation pleine et entière de soi, elles n’ont plus besoin de l’artifice du militantisme pour assumer leur caractère racial : elles vivent désormais en paix avec leur cheveu et cela va généralement de pair avec une acceptation pleine et entière de leurs corps.
9. Le principal problème de cette aliénation n’est-il pas tout simplement le manque d’information, à la fois sur la nature du cheveu crépu, sur ses qualités et son potentiel ?
Bien sûr, les aspects que vous soulignez sont importants, mais bien des femmes ont les informations qu’il faut, sans pour autant se détacher des pratiques esthétiques désidentificatrices. Je crois cependant que ce travail d’information doit être poursuivi, de manière à toucher les personnes qui n’en ont pas encore bénéficié. Cette tâche devrait s’accompagner d’une véritable recherche en rapport au potentiel du cheveu crépu, aux traitements contemporains auxquels ils se prêtent avec aisance, aux modèles dont la finalité serait d’inspirer les femmes qui auraient envie de les essayer, voire de les adopter… Et puis, pourquoi ne pas revisiter les trésors de coiffures qu’offraient l’Afrique matricielle, il y a encore peu ?
Bibliographie
Juliette SMERALDA. Peau noire, cheveu crépu. Histoire d’une aliénation. Ed. Jasor. Guadeloupe. 2005
Juliette SMERALDA. Du cheveu défrisé au cheveu crépu Ed. Anibwe. Paris. 2007
Ayana D. BYRD & Lori L. THARPS. Hair story. Untangling the roots of black hair in America. St’Martin’s Press. New York. 2001
Willie L. MORROW. 400 Years Without a Comb : The Untold Story. Ed. Milady Pub Corp
Kathy Russell, Midge Phd Wilson, Ronald Hall .The Col
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Plusieurs réflexions en vrac :
- Si les modes sont une aliénation en règle générale (il n'y a qu'à voir ce que nous sommes prêts à subir pour nous plaire et surtout plaire aux autres), ce diktat s'ajoute à une pression supplémentaire pour ces femmes : celle de ressembler aux blanches.
- Dans une moindre mesure, le bronzage à outrance (en prenant parfois beaucoup de risques, l'auteur ne fait qu'effleurer ce sujet mais il y a de vrais abus) est une autre dénégation de soi-même. Le type nordique n'est pas plus à la mode. Ce qui l'est, c'est le métissage. D'ailleurs, les miss sont en général pas trop typées que ce soit dans un sens ou dans l'autre (on n'en voit jamais avec le teint très blanc, les cils blonds presque transparents...).
- L'autre question très intéressante, c'est notre perception des beautés très différentes. Ayant vécu en Afrique enfant, j'ai été habituée à considérer comme belles des femmes à la peau très noire et aux cheveux crépus. Je me souviens d'une élève d'origine africaine en France qui était d'une beauté sculpturale. Comme elle posait de nombreux problèmes de discipline, j'en parlais à un surveillant et au hasard de la conversation, j'en vins à mentionner sa beauté. Il était surpris sur le moment puis quelques jours plus tard, il vint me trouver pour me dire qu'il l'avait mieux observée et qu'elle était effectivement sublime. Il n'avait tout simplement pas VU sa beauté non pas par racisme mais tout simplement parce qu'elle ne correspondait en rien à nos codes. Je me demande si je fais la même erreur de perception avec d'autres ethnies que je n'ai pas aussi bien connues.
- Enfin, est-ce qu'on ne va pas diluer toutes nos différences pour une référence universelle qui nous uniformisera de plus en plus ?
Je ne sais pas si ce sujet a déjà été abordé ailleurs, j'ai fait une recherche qui n'a rien donné. Si ce sujet doit être fusionné avec un autre que j'aurais loupé, merci de me l'indiquer. |