Malheureusement ton article ne change rien, pour le moment, à la réalité des machines, si complexe soient-elles.
Cela dit, je reconnais que ton objection possède un certain poids car il est gênant, en effet, de rejeter un dualisme, celui du corps et de l'esprit, pour en réintroduire un nouveau, celui de l'homme et de la machine ! Car la machine n'a t-elle pas un corps (matériel) et ce corps n'est-il pas " vivant " au sens phénoménologique du terme, c'est-à-dire comme " champ de présence " ? La pensée est fondamentalement une expérience temporelle. N'est-il pas possible d'appliquer aux machines les plus " complexes " (à venir...) l'épaisseur du présent préobjectif, ce lieu où se manifestent originellement les données susceptibles d'explications objectives et où se déroulent les opérations, processus et formations de ce qui apparaît à la conscience ? Car le présent (au sens large, avec ses horizons de passé et davenir originaire) a le privilège dêtre la zone où lêtre et la conscience coïncide. La phénoménologie nous apprend que la conscience est un projet global, une vue qui, pour s'apparaître, pour devenir explicitement ce qu'elle est implicitement, c'est-à-dire conscience, a besoin de se développer dans le multiple. Mais, même si lon peut mettre en évidence, à la suite de Bergson, un " sens du passé " sans lequel aucune trace ne saurait être perçue comme renvoyant à des événements antérieurs, il faut récuser lidée que la conscience du passé serait due à la conservation psychique de celui-ci (retour à un intellectualisme de type cartésien fondé sur la dualité matière/esprit, excluant toute possibilité dune " machine " vivante au sens fort !). Le temps de la conscience est une synthèse de transition, ce qui signifie que la multiplicité successive, loin dêtre originaire (exclusive dune " nature humaine " vouée par une puissance transcendante à la pensée), est seulement rendue possible par la poussée indivise quest fondamentalement le temps, alors que Bergson, dans le chap. II de lEssai, concevait la durée comme multiplicité qualitative des faits de conscience, elle-même différenciée de la multiplicité numérique des choses dans lespace. Or, il me faut une perception actuelle de ma remémoration ou de mon imagination (elle-même reposant sur les mouvements du " corps phénoménal " commun aux hommes et aux machines !) pour que ces intentionnalités aient respectivement le sens dune visée du passé et celui dune visée du futur, et la perception, intérieure ou extérieure, est elle-même un présent avec ses horizons de passé et davenir qui, eux ne sont pas objets de représentations : c'est ainsi dans et à partir de ce présent où mon être (phénoménal) et ma conscience ne font qu'un que se déploient toutes les perspectives constitutives du temps. Or cette unité de l'être et de la conscience ne signifie pas que le premier est assimilable aux représentations que s'en donne la seconde, mais plutôt que celle-ci, justement parce qu'elle est dépendante de l'opacité d'un champ perceptif, consiste d'abord à exister : le présent lui-même n'est pas posé. Lécran du PC, les touches du clavier, sont là pour moi, mais je ne les perçois pas explicitement, je compte avec un entourage plutôt que je ne perçois des objets, je prends appui sur mes outils, je suis à ma tâche plutôt que devant elle. Le champ perceptif est ainsi lui-même traversé de temporalité, puisqu'il s'organise et se polarise selon des rapports temporels : prendre appui sur..., être à... . Bref, cela ne signifie pas un primat ontologique de la subjectivité en première personne sur un monde anonyme : en explicitant (devant une " machine " complexe) les différents emplois du mot " sens ", " sens d'un cours d'eau ", " sens d'une étoffe ", " sens d'une phrase ", " sens de la vue ", on peut montrer que si chacun suppose le point de vue d'un sujet dont l'orientation semble constitutive de ce qui précisément fait sens, ce n'est pas en raison d'une activité synthétique de ce sujet comme moi pensant, mais en raison de l'expérience perceptive qui précède ses actes conscients. Ainsi, comprendre une chose pour une " machine ", par exemple un tableau, ce nest pas en opérer actuellement une synthèse, mais venir au-devant d'elle avec ses champs sensoriels, son champ perceptif... Le sujet pensant, comme sujet incarné (inscrit dans la matière du corps) est bien transcendance (puissance de se dépasser dans un Autre), ouverture à limprévisibilité dune vie antéprédicative fondement ultime de tous nos actes et de toutes nos paroles. Comme déjà dit, le corps matériel est un " arc intentionnel " possédant au moins la fonction symbolique permettant lélévation vers la dimension spirituelle. Le corps propre est un monde virtuel ouvert à lindéterminé du sens toujours à recommencer. Pour rendre la chose plus claire, prenons l'exemple littéraire de l'amour de Swann dans loeuvre de Proust : le récit montre comment cet amour entraîne la jalousie qui en retour altère l'amour ; mais cette série linéaire et causale des faits psychiques est en réalité la manifestation d'une manière d'être - ici une manière d'aimer - qui constitue à sa source cet amour comme amour jaloux. La succession des événements et situations n'est pas pour autant inessentielle : elle est au contraire le déploiement de cette manière d'être et le processus par lequel elle s'apparaît à elle-même. Et telle est précisément la structure dynamique de la temporalité : le flux affecte la série des présents, au sens où c'est par sa " poussée " que chaque présent est transition vers un autre présent, et c'est grâce à cette série ainsi affectée que le flux se manifeste. Or il y a une solidarité entre la notion de liberté et celle de flux originaire : à l'instant où je me tourne vers moi-même pour me décrire, j'entrevois un flux anonyme, un projet global où il n'y a pas encore d'états de conscience, flux qui pourrait donc ainsi soustraire la conscience à toute qualification qui la limiterait. Et peu importe ici quil ny ait aucune initiative de la conscience : si lon caractérise la temporalité comme " synthèse passive ", il est vrai que ce n'est pas le sujet conscient qui unifie les phases du temps, et que celui-ci fuse à travers lui, quoi quil fasse ; mais ce jaillissement du temps n'est pas un simple fait que je subis. Il m'arrache à ce que j'allais être, mais me donne en même temps le moyen de me saisir à distance et de me réaliser comme " soi ". La passivité de la synthèse temporelle ne signifie donc pas que la conscience serait soumise à une causalité étrangère, mais qu'elle est située d'une manière telle que du champ lui est donné pour se reprendre et se projeter.
Message édité par l'Antichrist le 18-12-2005 à 08:20:15