« UN LIVRE, ÇA POSE UNE QUESTION »
Je ne reviens pas pour le moment sur mon idée du « que-faire ? ». Sans doute il faudrait quelle devienne plus précise pour moi, avant que jen reparle.
Je voulais revenir par contre sur lidée quun livre pose une question. Je vois bien que ma formulation prête à malentendus. Dabord, une question nest pas nécessairement une phrase à la forme interrogative. Mais je peux dire par exemple : Maigret hésite de Simenon pose la question du droit à juger un homme.
L'origine de la question
Bien sûr, un livre nest pas écrit pour poser une question.
Lécrivain ne contemple pas une Idée pour, ensuite, écrire un livre qui va lui permettre de dire ce quil a à dire. Au contraire, les débuts sont toujours flous, tâtonnants, même si lécrivain a un plan pour son livre. Mais ce qui compte, cest ce quil ne peut prévoir, cest là où va lemmener lécriture et qui est nouveau, surprenant, troublant. Il ne découvre son livre quà la fin ; il en devient en quelque sorte le premier lecteur, et peu importe de savoir ce quil avait « lintention » de faire.
Peut-être que Balzac, avant même décrire la Comédie Humaine, savait quil allait « concurrencer létat civil» et faire le roman de toute une génération. Mais il ne pouvait pas connaître létat définitif de son uvre, bien plus riche dans sa réalisation que toute intention possible. La recherche de labsolu pose la question de laveuglement humain, de la passion dévorante qui fait préférer un objet irréel, fantasmatique, au détriment de la réalité, et qui rend fou le héros. Le livre de Balzac interroge cette folie, mais il ne donne pas de réponse. Il nous confronte à un problème. Mais il na pas à y répondre. Il na pas à dire : voilà pourquoi les hommes sont fous. En revanche, il peut montrer les effets de cette folie.
Si on ne comprend pas la question, ou les questions, que pose un livre, on passe à côté de quelque chose.
Un exemple : Bel Ami de Maupassant
Soit, autre exemple, Bel Ami, de Maupassant. Lhistoire dun soldat démobilisé, Georges Duroy, qui vivote à Paris. Il na presque plus dargent pour se payer un bock, quand il rencontre un ancien camarade, Forestier, journaliste. Celui-ci trouve à Duroy un poste dans son journal, et lui propose décrire quelques articles sur ses années en Algérie. Rapidement, Duroy monte dans la hiérarchie du journal. Il devient lamant de la femme de Forestier et, quand celui-ci meurt, il se remarie avec elle. Cette femme ne sera que la première dans une quête cynique, impitoyable de la réussite sociale. Bientôt, il fréquente le Tout-Paris et devient une personnalité courue. Il couche avec la femme de son directeur, il court les expositions et se mêle de politique. Il parvient à se faire anoblir et devient Georges Du Roy de Cantel (Cantel, abréviation de Canteleu, patelin à louest de Rouen !) et se remarie à la Madeleine. Il sort de léglise et a en vue la chambre des députés, où lon peut parier quil entrera bientôt.
Que peint Maupassant dans ce livre ? La réussite sociale, lambition dun parvenu, sous la IIIe République. Son héros est en quelque sorte un condensé de larrivisme, de laffairisme de ces années ; le livre décrit la collusion entre les milieux de la finance, du journalisme et de la politique. Cest lépoque de la République des Jules : les Ferry, Gambetta, les actions du canal de Suez, la spéculation immobilière, les journaux qui font tomber les ministères, les politiques qui senrichissent à la Bourse
Maupassant fait le même travail qua fait, récemment, Serge Halimi dans Les nouveaux chiens de garde, qui, par le biais dune étude et non dune fiction, décrit cette même collusion des media, de la finance et de la politique.
Si lon préfère une approche sociologique du livre de Maupassant, on dira que cest une description de la société de lépoque. On peut aussi dire que cest létude de traits humains (lambition, le cynisme, larrivisme), que cest tout simplement une réflexion sur la destinée humaine (par le récit de la vie de Georges Duroy, qui découvre, lors dun vernissage, quil a la même tête que le Christ dune crucifixion exposée ce soir-là).
Laquelle de ces interprétations est meilleure ? A laquelle donner le dernier mot ? Lécrivain peint-il une vérité universelle sur lhomme ou bien la société de son temps ? Ou bien lun par lautre ?...
Quoi quil en soit, il est parfaitement possible de lire Bel Ami uniquement pour le plaisir, pour se divertir, parce quon aime le style clair, franc, impitoyable de Maupassant, sa drôlerie, son comique. Mais pourquoi ne pas se demander aussi : comment fait-il ? Comment fait-il pour si bien écrire ? Pourquoi Bel Ami est-il une telle réussite ?
On posera ces questions et sans doute quà la fin, on naura pas obtenu de réponse mais on aura transformé les questions initiales.
Donc il ne faut pas croire que la question posée par le livre lui est intrinsèque. Elle némane pas, lumineuse, du livre, ni nest cachée entre ses lignes. Lauteur na pas dissimulé une question comme on dissimule un personnage dans une image dEpinal.
Au contraire, cette question doit être construite. Elle ne nous est pas donnée par la bonne grâce de luvre mais elle ne peut résulter que dune pratique de lecture attentive, passionnée, soucieuse. De ce point de vue, il faut mener le travail dun détective privé, se faire Sherlock Holmes pour quune collection dindices finisse par produire du sens. Ou bien être comme le commissaire Maigre et entrer, par une méthode « bergsonienne » (d'intuition de l'existence vécue de l'intérieur) dans la vie même des personnages et de luvre.
Il faut construire la question mais, paradoxalement, il faut que cette question soit celle du livre même. Cest le paradoxe de toute explication du texte. Expliquer, cest déplier. On « déplie » le texte mais il faut que ce soit selon ses pliures propres. Et ces pliures, il faut les trouver.
La pratique de lecture
Cette pratique est applicable à toute uvre. Livre, peinture, film, musique
Mais chaque fois, la pratique doit repartir de zéro. Il ny a pas de bonne méthode, sinon de bien lire, lentement et de ruminer, comme le conseillait Nietzsche le philologue. Jamais on ne peut croire quon a trouvé la bonne façon de lire une uvre et que cette démarche sera applicable ailleurs. Il faut paradoxalement savoir ce que lon cherche mais ignorer ce quon va trouver. Poser au texte la question qui est, au bout du compte, celle du texte et par laquelle il nous confronte à un problème.
Il sagit donc de construire une interprétation, pour montrer comment le texte est construit. Mais montrer ses agencements, ses tensions, ses fondations, sa charpente, ce nest pas retrouver comment il a été construit. Ce nest pas essayer dimaginer comment lauteur a écrit. On ne peut annuler la part dimprévisible quintroduit toute création, sauf à croire que dès le début, luvre était faite dans la tête de lauteur et que sa réalisation nest quune simple réalisation, telle quelle, de lidée de départ.
En ce sens, on se place bien du point de vue de celui qui reçoit luvre, pas du point de vue du créateur. Nous ne sommes pas dans la tête de lauteur, dans sa vie. Mais on a en revanche tout à gagner à lécouter parler de sa création. Les lettres de Van Gogh nous disent ce que ressent le peintre, la dévotion qui est la sienne pour la peinture, lascèse extrême, mystique, quil doit endurer, pour supporter lintensité des lumières, des couleurs, du soleil
Alors oui le point de vue du créateur nous dira quel est le monde recréé par luvre. Mais le créateur ne doit-il pas se faire aussi le spectateur de lui-même ? Je est un autre, je me contemple en train de créer et je vois naître luvre dont je suis pourtant « lauteur ».
Le point de vue de l'artiste
Autre point très important : qui veut créer na pas à se poser ces questions, qui appartiennent à la réception de luvre. Le peintre na pas à se demander ce quon va penser de son uvre, ni à peindre pour quon puisse linterpréter dans telle ou telle direction. Un écrivain na pas à vouloir dire quelque chose. Il le dit, ou il ne le dit pas. Il serait même nuisible quun auteur interprète par avance la façon dont on va recevoir son uvre. Ce serait mettre la charrue avant les bufs, et se poser des problèmes inutiles. Il est sans doute bon davoir des réticences à parler de ce quon est en train de faire, puisquune uvre inachevée na pas encore de sens, elle nest quà létat débauche, de brouillon, elle est imparfaite, elle nest pas belle à voir, elle est confuse.
Lartiste agit selon les besoins de son travail, comme tout le monde. Il na pas à se dire : « essayons dinterpréter ce que je suis en train de faire afin de prévoir ce que sera mon uvre ». Ce serait le plus sûr moyen darrêter son travail, de reculer devant lincertitude liée à la création, de ne plus jouer le jeu. Un écrivain ne peut pas se dire : « Aujourdhui, je vais écrire une uvre pleine de sens et dune importance décisive car elle parlera rien moins que de lHomme aujourdhui et de son avenir », à moins de vouloir écrire à coup sûr une uvre ratée ! (En revanche, il nest pas exclu que certains chefs duvres nous aident à nous interroger sur lHomme en tant que tel. Mais pas si directement, dune manière si générale, si absolue.).
En ce sens, il est bon quil reste en partie aveugle à ce quil fait. On ne peut pas à la fois faire et réfléchir à ce quon est en train de faire, sans quoi on ne le fait plus. On ne peut pas agir et contempler son acte. Voir luvre en train de naître est un privilège de spectateur, une vision rétrospective.
Maupassant navait pas à se demander quelle serait la portée de son livre. Peut-être, mais peut-être seulement, son projet était-il de peindre la médiocrité de son époque dans Bel Ami, de proposer une satire virulente de son temps. Réjouissons-nous quil ait dépassé cette simple intention.
Le sens de l'oeuvre
En somme, peu importe comment luvre a été faite, ses balbutiements, sa genèse ; ce qui compte cest le résultat, la seule chose que nous ayons sous les yeux. Et il faut dégager ce que cette uvre a dunique, de singulier, ce quon ne peut trouver nulle part ailleurs, ce quelle et elle seule porte en elle.
Bien sûr, un auteur pourrait trouver désagréable quun « récepteur » de son uvre vienne le trouver pour lui expliquer ce quil a fait et comment il la fait. Clark et Kubrick disaient : « Si vous avez parfaitement compris 2001, A Space Odyssey, cest que nous avons mal fait notre travail. »
Il ne sagit en effet pas de dire : voilà la signification de cette uvre ! Il ny a pas à donner de réponse, à dire : « jai tout compris, inutile dajouter un seul mot ».
Au contraire, senquérir du problème que pose une uvre, cest accepter douvrir un champ de compréhension, une richesse de sens nouvelle, pas denclore la réflexion dans un espace donné. Ce nest quen demeurant sur le mode du problématique que lon peut respecter la dimension ouverte dune uvre, et contribuer à montrer cette ouverture même. Il ne sagit pas non plus dêtre nébuleux, vague, imprécis, en disant : « chacun en pensera ce quil voudra ».
Il est important de chercher au contraire sous quelles conditions minimales on peut comprendre une uvre. Il ny a sans doute pas dinterprétation définitivement vraie, de dernier mot sur Maupassant ou Kubrick, mais il y a des interprétations fausses. Qui ne voit pas lironie constante du narrateur dans Madame Bovary est à contresens. Qui ne voit pas que The Deer Hunter de Cimino est une condamnation de la guerre lest aussi. Mais est-ce une condamnation de la guerre du Vietnam ou bien de toute guerre ?
L'urgence
Bien sûr, on peut opposer à cela quinterpréter est toujours plus ou moins délirant. Deleuze dirait : ninterprétez plus, expérimentez. Ne faites plus comme les psychanalystes qui ne cessent daborder métaphoriquement les textes, de produire une compréhension en demeurant prisonniers dune conception sédentaire du sens. Au contraire, prenez les mots au pied de la lettre, ne cherchez plus de second degré, expérimentez.
Nous retrouvons là un autre paradoxe, plus intéressant encore : si saisir un texte, cest voir le problème quil pose, alors il faut que le texte finisse par dire exactement ce que nous voulions lui faire dire, comme Deleuze le disait à propos de ses lectures de Spinoza. Une lecture de Spinoza crée un double de Spinoza.
Mais il faut que dans le même temps, Deleuze devienne un autre Spinoza et quil crée un double de Deleuze, de façon à ce que Spinoza lui fasse dire exactement ce quil voulait lui faire dire. Ne serait-ce pas une application littérale de la notion de double capture ? La guêpe et lorchidée entrent dans un agencement tel quil se produit un devenir fleur de la guêpe et un devenir guêpe de lorchidée. Voir le problème au sein dune uvre, cest comprendre ses agencements.
Dans sa conférence à la FEMIS sur la création (reprise dans Deux régimes de fous), Deleuze dit que Kurosawa est profondément inspiré par Dostoievsky, au sens où lui aussi rencontre la figure de lIdiot. Il est vrai que lIdiot sattache à une idée fixe et la répète tant quil na pas obtenu la réponse, ou bien plutôt tant quil na pas compris le problème qui se pose (et Bergson dit quun problème bien posé est un problème résolu). LIdiot est pris par une urgence supérieure qui suspend tout autre urgence : lurgence dun Problème qui le taraude, qui le sape en profondeur, qui lappelle et lobsède.
Pour faire dire à luvre ce quelle dit effectivement, il faut peut-être se faire soi-même un peu Idiot, bégayer, hésiter, se sentir pris dans une urgence, urgence qui doit être celle de luvre même ; sa durée propre, sa nécessité.
Message édité par rahsaan le 12-04-2007 à 12:14:20
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