l'Antichrist | rahsaan a écrit :
Dans l'Anti-Nature, Clément Rosset a excellemment montré que la nostalgie de la nature perdue, la recherche de l'authentique, le désir de retrouver une origine vierge de toute dégradation... n'ont rien de spécifiquement modernes, mais que l'on retrouve ces désirs à toutes les époques, dans l'Antiquité comme de nos jours. En sorte que la Nature constitue bien un des fantasmes les plus puissants de l'humanité et qu'il n'y a guère d'espoir de le voir disparaître un jour, puisqu'il constitue l'équivalent rassurant d'une mère, et permet d'asseoir toutes les idéologies du manque et les discours de dénigrement du réel (Platon, Rousseau, les freudo-marxistes...).
Inversement, Rosset montre qu'il y a eu des penseurs qui ont réussi à penser en-dehors du fantasme de la nature, acceptant pleinement la dimension artificielle de ce qui est, c'est à dire le caractère factice, hasardeux et fragile de toutes choses (Lucrèce, Montaigne, Machiavel, Nietzsche...) Et il ne peut y avoir d'approbation inconditionnelle à ce qui est sans cette reconnaissance du caractère tragique (= hasardeux et insignifiant) du réel.
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Mouais, pas très convainquant : votre position est beaucoup trop simple. Mais peu importe, cela tombe, ma foi, plutôt bien puisque les auteurs que vous citez, et surtout Lucrèce (lu très attentivement par Montaigne), sont justement ceux qui célèbrent le mieux lunion avec cette Nature (certes à reconstruire pour Nietzsche - comme je lai déjà indiqué dans plusieurs posts - alors que le « Bonum summum » est toujours déjà donné pour Lucrèce et Montaigne et cela même si seule une éthique peut effectivement nous permettre den saisir pleinement la saveur)
mais toujours dans le « savoir (principale fidélité de Lucrèce à Epicure) du corps » (pour reprendre une fois encore une belle expression de Ache). Laissez- moi vous conter cette histoire antique et merveilleuse dun « savoir du corps ».
Ce qui fait la profonde originalité du naturalisme de Lucrèce par rapport aux grandes cosmologies qui lont précédé et qui pensent la nature en termes de dépendance (ainsi en va-t-il de ce démiurge du Timée de Platon, qui modèle lensemble des êtres les yeux fixés sur le monde immobile des formes intelligibles, ou de la physis aristotélicienne, dominée par le prestige et lefficience de la cause finale, tendue vers la perfection immobile du premier moteur), cest, comme le dit dailleurs Bergson dans Ecrits et Paroles, quil fonde et enracine une éthique du salut (comme chez Spinoza) dans ce quil est convenu dappeler la « canonique lucrétienne », cest-à-dire une théorie de la connaissance dont les principes et les règles de fonctionnement supposent une philosophie radicalement moniste et ennemie de la transcendance. Lidée de nature, au lieu dêtre, comme chez Epicure, un simple prolégomène à lataraxie, une simple thérapeutique de langoisse, est au contraire fondée et développée dans un livre de science physique !
Je ne vais pas reprendre dans le détail la physique de Lucrèce, cest-à-dire lexplication de la formation des corps dans le cadre dun matérialisme atomiste. Je ne retiendrais que ce qui nous intéresse au premier chef.
Reprenant le principe épicurien fondamental de la physique, celui du naturalisme athée, Lucrèce affirme pourtant que rien ne naît de rien : « Le principe qui sera notre point de départ, cest que rien, jamais, nest engendré de rien par leffet dun pouvoir divin
Si quelque chose pouvait se former de rien, toute espèce dêtre pourrait naître de nimporte quoi, rien naurait besoin de semence
» (cf. De Natura rerum, livre I). Lordre de la genèse des phénomènes suppose quil y a des corps dont on doit « accorder à la fois quils sont réels et ne peuvent être vus » (cf. Ibidem). Rien ici de mystérieux, dirrationnel ou de divin : « Ces objets, nous le voyons, se réduisent, usés par le frottement, mais les particules qui à tout moment sen séparent, la nature jalouse nous a refusé le moyen de les voir » (Ibidem). Les atomes, à la fois principes et éléments des corps, se meuvent perpétuellement dans le vide, dans toutes les directions, à une vitesse « sans égale », entraînés par la pesanteur. Solides, éternels et simples, ces éléments des corps qui « voltigent indestructibles à travers léternité des âges » (cf. Ibidem), supposent lalternance de la matière et du vide, « puisque le plein ne sétend pas partout, ni non plus le vide » (cf. Ibidem). « En limitant la matière par le vide et le vide par la matière » (cf. Ibidem), la nature nous montre quil est impossible darrêter lopération par laquelle un corps limité par le vide se poursuit par celle du vide limité par un corps, et ainsi de suite, sans pouvoir rencontrer lextrême bord. Lunivers est donc infini et ne saurait avoir ni extrémité, ni limite, ni mesure.
Incessamment agités, les atomes seraient emportés en ligne droite de haut en bas en vertu de leur poids propre, sil ne leur arrivait « à des moments indéterminés et en des points indéterminés » (cf. De Natura rerum, II) de se déporter quelque peu de leur route verticale, « juste assez pour quon puisse dire que leur mouvement se trouve modifié
Sans cette déclinaison (clinamen)... jamais la nature neût rien créé » (cf. Ibidem). Dès lors que lexpérience sensible nous interdit de conclure à lexistence dun mouvement oblique, il nous faut supposer le plus petit écart possible, la plus petite déviation, langle minimum.
Lhistoire de la philosophie a accumulé des modèles de lecture pour rendre compte de cette légère déviation : Gassendi, dans son Syntagma Philosophiae Epicuri, reconstruit un clinamen « mécaniste » ; Diderot, dans le Rêve de DAlembert évoque un clinamen « transformiste » ; Marx, dans sa thèse sur la Différence de la philosophie de la Nature chez Démocrite et Epicure, interprète un clinamen « dialectique » ; Bergson, dans son Lucrèce (in Ecrits et Paroles) et dans lEvolution Créatrice pense un clinamen « énergétique ». Plus près de nous, Michel Serres, dans La Naissance de la Physique dans le texte de Lucrèce, en prêtant à Lucrèce la connaissance des théories physiques et astronomiques de son temps et les calculs mathématiques relatifs à la mesure du plus petit angle, et en faisant dialoguer le Poème de Lucrèce avec le corpus de la « physique mathématique » dArchimède, établit un clinamen « hydraulique » au cur du mouvement tourbillonnaire. Récemment, François Jacob, dans son Jeu des Possibles rend hommage à lépicurisme et à Lucrèce auxquels il prête linvention dun clinamen « aléatoire ». Les atomes-semences, en nombre infini, sont lalphabet de la nature autonome où se combinent les jeux du hasard. Ils produisent sens, forme et vie dans les combinaisons « réussies », cest-à-dire possibles ou réelles. Ce qui seul peut naître naît, et ce qui naît peut naître. Ce sont les « foedera naturae », les pactes de la nature, pactes sans intention ni signataire, où se constitue le clinamen, force de résistance, imprévisible réponse du hasard à la nécessité, dont le deuxième Chant du Poème donne limage : semblables aux chevaux dont le désir de sélancer est ralenti par le poids de leur corps, nous éprouvons sans cesse ce conflit entre laction volontaire et la contrainte, de même que latome emporté par la nécessité de la pesanteur verticale (cf. De Natura rerum, II). Quest-ce donc que le monde où nous vivons, sinon un lieu quaucune providence na construit pour nous ? « Si même jignorais ce que sont les éléments des choses, joserais pourtant, daprès le déroulement même des phénomènes célestes, daprès bien dautres choses aussi, affirmer et prouver que la nature na nullement été aménagée pour nous par une volonté divine, tant elle se présente entachée dimperfections. » (cf. Ibidem, V)
La mortalité du monde est lun des indices de lheureuse indifférence des dieux. Nulle intention animée par la finalité nexplique les actes - encore moins ceux des dieux que ceux des hommes ! - et aucun modèle nécessaire pour créer le monde nexiste nulle part, interdit par la perspective immanentiste de la physique lucrétienne. Il faut donc abandonner, avec la providence, la transcendance et la finalité, toute idée de création et lui substituer celle de production. Les productions de la nature, suscitées par les jeux hasardeux des atomes, ne sont ni intentionnelles ni finalisées, donc imprévisibles. Nulle différence entre le possible et le réel. « Car, certes, ce nest pas en vertu dun plan arrêté, dun esprit clairvoyant, que les atomes sont venus se ranger chacun à leur place ; assurément ils nont pas combiné entre eux leurs mouvements respectifs mais les innombrables éléments des choses, heurtés de mille manières et de toute éternité par de nombreux chocs extérieurs, entraînés dautre part par leur propre poids, nont cessé de se mouvoir et de sunir de toutes les façons, dessayer toutes les créations dont leurs diverses combinaisons étaient susceptibles » (cf. Ibidem, V).
La modernité, voire la post-modernité de Lucrèce saperçoit dans la position très spécifique et très radicale quil adopte sur la question de la causalité naturelle : de quel type de causalité la nature est-elle animée ? Dans lexemple fameux du tonnerre (cf. Ibidem, V) où sont proposées neuf explications, par analogie avec les bruits terrestres, Lucrèce nous dit quà phénomène multiple, cause multiple : aucune recherche de lunité, de la cause unique, toujours hantée par la tentation dattribuer à une transcendance ou à une divinité la production des phénomènes : « Pourquoi Jupiter permet-il « que la foudre frappe lhomme juste et évite linjuste » au lieu de réserver sa foudre pour ses ennemis (...) ? Pourquoi renverse-t-il les temples sacrés des dieux et ses superbes demeures dun trait acharné à leur perte ? » (cf. Ibidem, VI) Il faut convenir, au contraire, que le hasard, associé à la pesanteur et au mouvement tourbillonnaire, permet de faire surgir un monde du chaos originel. Linfinie capacité de la nature à produire se manifeste avec la génération spontanée, confirmée par lexpérience (cf. Ibidem, II) et la disparition progressive des monstres, la seule survivance dêtres « adaptés » inaugurent une véritable « lutte pour la vie ». Le transformisme lucrétien, dont le modèle explicatif séduira les « philosophes du vivant » au XVIIIe siècle, suppose en effet le principe de ladaptation dun vivant à un milieu qui ne lui est plus fatal. Cest encore le moyen de rejeter toute perspective finaliste au profit du rôle de la contingence. « Car toutes les (espèces) que tu vois jouir de lair vivifiant possèdent ou la ruse ou la force ou enfin la vitesse qui, dès lorigine, ont assuré leur protection et leur salut » (cf. Ibidem, V).
Le champ dapplication de la physique concerne alors lâme, composée datomes, comme tous les phénomènes naturels : comment atteindre la réalité de la nature des choses à partir des sensations, chassant ainsi les erreurs et les superstitions ?
Là encore, je ne retiendrais que lessentiel. Dans le quatrième chant, Lucrèce oppose à la science de leidos (la mauvaise imitation, la copie platonicienne), sa propre science des idoles, cest-à-dire la théorie de la vision et des illusions. Cest un réseau dimages qui rend raison de la nature de la vision intellectuelle et de la règle de sa rectitude. Pas de concept unificateur qui structurerait lensemble du réseau dimages et lui donnerait sa cohérence philosophique. Il faut donc suivre le mot dordre de Lucrèce et circuler dans ce réseau sur le mode analogique dont Lucrèce donne la figure fondatrice dans ce propos du vers 750 du quatrième Chant : « Ce que nous voyons par lesprit ressemble à ce que nous voyons par les yeux ». Quel est le fondement de lanalogie ? En construisant cette science des idoles, il sagit de promouvoir une philosophie qui exhibe la production du divers comme divers, contre les systèmes précédents qui ont tous, soit « lâché le fil » de la sensation, soit perdu le contact avec le réel. La connaissance est nécessairement un contact (puisquil ny a que des corps). Le toucher est privilégié, au sens où il est toujours ce qui permet de confirmer ce que la vue fait voir, mais la vue est le sens de la connaissance, puisque les simulacres qui la concernent sont, parmi toutes les émanations, celles qui viennent de la superficie des corps : forme et relief. Les simulacres frappent lil du côté où il tourne son regard. Limage de lobjet nest pas la surface dun simulacre isolé, mais laccumulation produite par la succession rapide de toutes les pellicules détachées de la surface des corps, et qui frappe lil du côté où se tourne le regard. La vision se fait certes dans les yeux. Mais quest-ce qui dans lil voit ? Quest-ce qui est sensible et réceptif aux simulacres ? (cf. Ibidem, III). La sensibilité est leffet conjugué de lâme et du corps, mais elle est le fait de lâme (« anima »), répandue dans tout le corps, dont lanimus est la partie volontaire, intellectuelle et émotive. Lanimus est à lanima ce que la pupille est à lil. Tant quelle est intacte, la vision demeure. Mais ce nest pas suffisant : lâme sans forme est invisible parce que les atomes qui la composent sont extrêmement petits : atomes dair, de chaleur et de vent qui ne suffisent pas à expliquer la sensibilité. Il faut donc faire lhypothèse dun quatrième élément sans nom (lâme de lâme), dont les atomes sont plus petits et plus mobiles que ceux des autres (cf. Ibidem, III). « Cachée au plus profond de notre être », cest elle qui, par lil, saisit limage construite par les simulacres et la renvoie à tout le corps. Limagination joue un rôle dans la connaissance de lobjet, en tant qu « elle est le pouvoir des idoles matérielles ». La vision physique dun corps réel, par le fait de lélément innommé qui en reçoit limpression, permet de saisir dans la réalité sensible, une structure matérielle analogue à cette réalité qui en donne donc la science. Cest ce que nous dit Michel Serres à propos de la généalogie des simulacres. Linfinitésimal permet de remplir un cercle par un carré devenu myriagone. Une tour ronde est une tour angulaire limite, etc... Limagination est donc perception et pensée ; il y a une corrélation entre le modèle mathématique et la perception. Pas dillusions de la vue, pas de déformations, les seules déformations sont celles du faux infini engendré par la croyance.
Lucrèce construit donc un dispositif de la connaissance de la nature par la vision mentale pensée par analogie avec la vision des yeux. Ce dispositif ne suppose pas une opposition entre activité et passivité, mais un circuit entre le désir et la vision et, entre eux, un jeu déchanges analogiques. Lair subit donc à la fois laction du simulacre et de lil. Le rayon des yeux va à la rencontre des idoles que les simulacres dirigent vers lui. Doù dailleurs la critique de Hegel : chez Epicure, la pensée « est précisément employée à tenir à distance la pensée, elle se comporte négativement à légard delle-même. Et cest lactivité philosophique dEpicure et de Lucrèce de sétablir et de se maintenir hors du concept qui trouble le sensible, détablir et maintenir ce sensible » (cf. Leçons sur lhistoire de la philosophie). Mais Lucrèce lui répond comme par avance : « Si lesprit lui-même nest pas réduit à une entière passivité, cest leffet de cette légère déviation des atomes en un lieu et en un temps que rien ne détermine » (cf. De Natura rerum, II). Au cur de ce mouvement incessant des simulacres, la nature de lâme permet la saisie de la nature des choses et laccomplissement de son salut ; la sagesse à laquelle tend léthique lucrétienne est orientée vers la possible union de lâme avec la nature, confusion dun élément ou dune partie de la nature avec la nature même, principe et fondement du Tout. Comment comprendre cette éthique naturaliste ? En quoi la connaissance de la nature et de la nature des choses nous enseigne-t-elle la sagesse ?
La délivrance naît du savoir : savoir que lillusion accompagne les croyances religieuses et la superstition, savoir que le Souverain Bien est la concentration de la vie dans linstant ; le Souverain Bien nest ni une fin, ni une norme, ni un devoir être. Chez Lucrèce, la nature nest pas perdue : il fallait juste apprendre que la nature nous renseigne par elle-même pleinement et immédiatement sur ce quelle est : il suffisait de se fier à la sensation, et de se souvenir que le poème de Lucrèce souvre sur un éloge de la voluptas (plaisir en mouvement par lequel tous les êtres viennent à lexistence, et plaisir en repos quand cesse là douleur), sur un hymne à Vénus.
Tout cela est devenu aujourdhui intuition : la vie y est présentée comme la couche fondatrice inférieure sur laquelle senracinent les activités spécifiquement humaines : science, technique, art, politique, etc
Lévidence de la perte est devenue évidence phénoménologique. En montrant le primat de la perception par rapport à toute visée de la conscience, la phénoménologie ne fait que consolider lévidence commune et ceci dans la mesure où les structures de la sensibilité corporelle, chez Husserl comme chez Merleau-Ponty, constituent le pré-objectif, autrement dit la forme préliminaire de toute connaissance supérieure de type objectif.
Entre lexpérience fondamentale de la nature chez les Grecs et nous est intervenu le christianisme !
En attaquant la forêt païenne, le feu de lEvangile a mis en fuite les dieux. Ils se sont métamorphosés en idoles. Le « Tout est plein de Dieux », le Jovis ominia plena a reculé devant le monothéisme victorieux. Le christianisme a réduit et subordonné le sacré naturel épars. Le sacré descend den haut. Il procède dune ségrégation qui le détache de son appartenance naturelle et qui linvestit dune signification religieuse et divine. Cest encore cette conception qui se verra chez les grands philosophes rationalistes du XVIIe siècle. Descartes déduisait les lois de la Nature des attributs divins. De fait, on a parlé des lois de la Nature parce que celle-ci était conçue comme une grande société dont Dieu est le législateur. En ce sens, on pourrait dire que lavènement du christianisme a permis dans une certaine mesure le développement de la science.
Cest précisément le constat auquel se livre Heidegger : phusis signifie croissance, terme qui, pour les grecs, névoque pas, comme chez les modernes, les idées de vie, de devenir, dévolution. Croissance, cest lavancée, lépanouissement, louverture. Il faut bien comprendre quil sagit là, non pas dune simple différence de conception, mais dune distance entre une approche originelle et une approche dérivée. Dans le cas dune rose, quest-ce qui constitue la spécificité de son épanouissement ? Nous serions enclins à considérer comme déterminant lagrandissement, voire la succession détats distincts. Mais en-deçà des évolutions mesurables, ce qui advient dabord dans lépanouissement de la rose, cest sa « venue au paraître ». La croissance au sens grec disait dabord cela : « cette percée rayonnante au cur de la présence ». Bref, il ne sagit pas de traduire le mot phusis mais de nous traduire devant lui. Bien loin que la phusis soit conçue sur le modèle de la nature, tel que nous lentendons aujourdhui, cest au contraire la nature qui doit être comprise par la phusis, à la lumière de cette expérience fondamentale aujourdhui perdue. Tout leffort de Heidegger sera de penser le rapport qui unit phusis à nature et de reconstituer la genèse qui a conduit de lune à lautre. Lordre de cette relation devra être lu ainsi : phusis nomme la saisie par les Grecs du déploiement initial par lequel tout étant vient au paraître. Il y a une essence impensée de la phusis. Certes la phusis est lêtre, mais lêtre nest pas exclusivement « physique ». La phusis anticipe la pensée de lêtre, cest vrai, mais elle lui est subordonnée. Bien sûr, le mot phusis désigne plus intuitivement limage de la croissance végétale ou celle du lever du soleil. Mais la pure éclosion de la phusis na pas besoin des modèles ontiques. En vérité, phusis signifie en dehors de la connotation spécifique de montagne, mer, animal, la pure éclosion. Léclosion nest pas dabord constatée dans le règne de la nature, puis appliquée à lensemble du monde. Le monde nest pas davance pensé comme surgissement. La phusis ne nomme aucun étant particulier mais bien lêtre.
La phusis pensée comme éclosion suppose nécessairement le recouvrement : elle ne peut être dévoilement que si elle surgit du voilement. Cette opération par laquelle la phusis associe les contraires est celle en laquelle tout acte de génération consiste ; la nature se plaît à la dissimuler ; elle a sa pudeur comme dirait Nietzsche. La phusis aime loccultation, non pas comme ce qui la nierait, mais comme lélément où sa propre possibilité dêtre se trouve abritée, réservée, préservée. Cest parce que la phusis surgit du voilement quelle incline vers lui comme ce qui seul garantit son surgissement.
Penser la phusis, cest donc penser lalêtheia « sans la nommer ». LAlêtheia, venue à découvert à laquelle appartient une mise à couvert, constitue justement lessence impensée de la phusis. Cela signifie quil ny a pas de réversibilité entre les deux termes. LAlêtheia en tant quessence de la phusis est plus haute, plus radicale que la phusis. Celle-ci est un nom fondamental pour les Grecs ; celle-là est pour nous lessence de la vérité. Une des affirmations constante de Heidegger est que lêtre est nécessairement lié à la vérité et la vérité nécessairement liée à lêtre.
Or, la fin de la métaphysique pour Heidegger repose justement sur loccultation que certaines réponses ont fait subir à la question de lêtre. Platon et Aristote créent la métaphysique en confondant dans leur réponse lêtre et létant. Cest pourquoi, ils se croient obligés dexpliquer lêtre de létant par un autre étant : Dieu. Le métaphysicien va devenir du même coup une sorte de théologien défroqué. Cet oubli de lêtre se prolonge dans la conception médiévale de la vérité comme adequatio rei et intellectus, dans la découverte cartésienne de la subjectivité, et finalement dans toute théorie de la représentation : (« esse est percipi »). Par-là on conçoit la fin de la métaphysique : en identifiant lêtre à la totalité des étants et de ce dont elle prétend être le savoir, la métaphysique doit céder la place à la science et à la technique. Heidegger montre que la technique nest pas ce quelle offre de plus apparent comme les moteurs, les engins, les machines : « Lessence de la technique nest pas quelque chose de technique. » Le projet à luvre dans la technique est encore un projet métaphysique : il concerne tous les secteurs de la réalité. On peut même dire de la technique quelle est la forme ultime de la métaphysique. La technique a le trait de lêtre, elle marque létant dans sa totalité. Elle ramène à lunité une multiplicité de phénomènes épars que lon tend à considérer comme les symptômes du « malaise de la civilisation ». Tout le monde reconnaît ces signes : le principal est luniformisation planétaire des modes de vie et de pensée ; Planétaire indique lère de la planification, de lorganisation, de la volonté de prévision. Planétaire nomme aussi le règne de la platitude qui se répand pour tout aplanir. Planétaire désigne aussi un engrenage. A ces symptômes on pourrait ajouter la mobilisation constante de lactivité culturelle et artistique, le déracinement, la neutralisation de lespace et du temps, la perte du sentiment de la proximité, etc
Tous ces faits comme bien dautres sont manifestation dune essence qui les commande ; La science elle-même qui poursuit la mathématisation de la nature nest pas un projet autonome. Elle décide davance du réel : elle nadmet que lobjectivable et le calculable. Elle est au service du projet plus général de lArraisonnement ; elle répond à une nécessité de son essence.
Si la technique est la menace par excellence, cest parce quelle met en péril le rapport de lhomme à la nature pour autant que lArraisonnement ou la con-sommation (terme utilisé par M. Haar) tend à simposer comme le mode unique du dévoilement. Lhomme a pour vocation de veiller sur lessence de la vérité (alêtheia) ; larraisonnement, le dispositif, la fixation de la pensée en pensée calculante, feront sortir lhomme de son essence. Un homme entièrement adapté au monde technique, coupé de la nature, ne serait plus un homme, car lêtre ne serait plus pour lui digne de question. Lhomme du planétaire nest plus en face dun objet, mais létant se présente à lui dans larraisonnement comme « fonds ». Fonds ne désigne pas seulement la réserve telle quapparaît à lhomme daujourdhui la nature, réservoir énergétique. Sujet et objet disparaissent dans le « fonds ». Le fonds comprend à la fois lhomme et létant : létant parce quil se montre de lui-même comme calculable et commuable ; lhomme, parce que lui-même est pris comme fonds, comme animal travailleur - consommateur commis à une fonction qui le définit.
Le danger est celui dune double perte : loubli de lêtre et loubli de cet oubli ; le retrait de lêtre devient insensible. Labsence de détresse est le signe de ce redoublement de loubli. Labsence de détresse est la détresse suprême et la plus occultée. Mais voir le danger comme danger cest déjà entrer dans le salut... Sauver dit Heidegger, cest laisser revenir quelque chose à son essence. Le salut nest pas dans laction, laction ne peut pas changer lêtre. Lhomme agit au sens le plus élevé quand il reconduit les choses à leur être. Si nous réussissons à penser la technique au-delà de ses apparences que sont les engins alors nous pourrons regarder à nouveau la différence entre lêtre et létant, la présence et le présent, lappartenance de lhomme à lêtre. Ce qui sauve, cest le fait que lhomme est co-proprié à la nature à travers la technique. « A travers la technique lhomme se relie et se raccorde à toute lhistoire occidentale de lêtre » et ce depuis les présocratiques.
Le salut au fonds de labîme se nomme Ereignis. Ereignis veut dire saisie du regard, appel à soi du regard, copropriation. Ereignis signifie aussi lêtre regardé. Nous ne pouvons « faire voir » ce qui se montre « de soi-même » que si cela même se tourne vers nous, nous concerne, nous regarde. Lantériorité de lêtre regardé sur toute vue est celle de léclaircie sur lévidence et la vision. « Dans le parler des Grecs, dit Heidegger, nulle trace dun acte de la vision, du videre latin ; il sagit simplement de ce qui luit et brille. Mais briller nest possible que si déjà louvert est là ». Le premier regard est le premier rayon par lequel lEreignis nous éclaircie et nous voit. Lessence nest pas dabord ce que nous saisissons, mais ce qui nous saisit. Il ne faut pas penser lessence seulement comme ce qui se donne dans le regard, mais elle-même dabord comme regard. Nous les hommes nous sommes les regardés. |