l'Antichrist | alcyon36 a écrit :
Très interessant... Mais franchement reduire l'animal politique à l'animal social, c'est vraiment se foutre de la gueule du monde... Dire que l'homme est un animal politique ce n'est pa seulement dire qu'il est un être naturellement social, doté du logos...mais surtout et avant tout qu'il est de sa nature de vivre dans cette forme spécifique de communauté qu'est la polis (à la difference de l'empire....) Si les anciens se posent la question du meilleur régime (monarchie, democratie....), ils semblent avoir rezpondu une fois pour toute à celle de la forme politique humaine par excellence. C'est toute l'aventure moderne qui, une fois l'empire romain efondré, se confrontera à la création d'une nouvelle forme politique, qui finira comme nous le savons à s'imposer comme modèle à travers le monde, à savoir la nation.
|
alcyon36 a écrit :
Sans doute, mais certainement pas pour Aristote...je répète, il me semble bien que chez Aristote l'homme peut choisir son régime politique, et sur ce point il semble préconiser un régime mixte. En revanche, la question de la forme politique n'en est à proprement parler pas une, elle ne fait pas question. Il est de la nature de l'homme de vivre dans une polis, ce qui ne veut certes pas dire que tous les hommes vivent dans des polis.
|
Bon, nous sortons du cadre strict d’une réflexion sur l’origine et la structure de la pitié, mais à la lecture de vos messages, je constate qu’il est nécessaire d’apporter des précisions sur la question, coextensive à la première, de l’origine du lien social.
Qu’est-ce qui peut unir un groupe social ? Cette question se pose, non seulement lorsque l’on considère la "multitude" (multitudo) ou la "foule" qui, à l’intérieur de l’Etat, entre en sédition avec lui ou voit ses participants impliqués dans des rapports d’interactions violents (guerres puniques, lutte entre les patriciens et les plébéiens, décadence de l’empire,…), mais surtout lorsque l’on distingue cette "multitude" du "peuple" (populus) : la société civile (ou politique) n’est pas la multitude. "La chose publique, donc, dit Scipion, est la chose du peuple ; et par peuple, il faut entendre, non tout assemblage d’hommes groupés en troupeau de manière quelconque, mais un groupe nombreux d’hommes associés les uns aux autres par une même loi. [...] Bientôt d’une multitude errante et dispersée la concorde fit une cité" (cf. Cicéron, La République). La multitude désigne donc aussi la masse indistincte des hommes "non encore réglée par des lois", se situant en-deçà du peuple formé comme peuple. Reprenant l’héritage des historiens romains, Machiavel et Hobbes font débuter leur réflexion politique par cette question : que peut être un groupe humain à son niveau originel ou naturel, en-deçà de toute société civile ? Qu’est-ce qui peut unir un groupe d’homme non encore constitué en cité, n’ayant aucun liant politique ?
Or, effectivement, je vous rejoins lorsque vous dites que pour les Anciens, Aristote en tête, un tel problème ne se posait pas : "la question de la forme politique n'en est à proprement parler pas une, elle ne fait pas question". La position d’une socialité naturelle et par conséquent normative des hommes a pour effet de maintenir, en dépit de tout, un liant politique minimal. Ce qui, pour Aristote, donne au domaine de la vie sociale cette qualification de « politique » n’est autre que ce lien de nature ou de raison… C’est bien la Nature qui dote l’homme d’une raison, ce qui est un "propre" de l’homme et autorise à la poser comme "universelle" et d’en déduire logiquement que c’est ce qui fait de l’homme un être sociable puisqu’elle lui donne la capacité de réfléchir et de débattre sur des exigences communes, sur des règles assurant une coexistence pacifique. Par conséquent, la possibilité de la communication par le discours est l’indice de ce lien par nature : quand les hommes délibèrent, même dans le pire des cas, leurs discours recèlent un élément irréductible, sans lequel ils ne pourraient pas parler ni échanger entre eux des arguments. Ils prouvent par là qu’ils sont des êtres politiques, même s’ils le sont de la pire façon. La parole, la raison fondent la communication entre les hommes et fondent du même coup leur sociabilité naturelle. Il entre dans la constitution naturelle des hommes de vivre en société, parce qu’une telle vie correspond à leur faculté naturelle, non pas seulement de communiquer, mais de débattre sur des valeurs : "C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage. Certes, la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite aussi, le juste et l’injuste".
Cependant, vous semblez ne pas comprendre que cette sociabilité naturelle resterait, comme la pitié naturelle chez Rousseau, "en puissance" ou virtuelle si la vie sociale, avec ses conditions culturellement déterminées, ne la transformait en disposition acquise. J’insiste vraiment sur ce point qui est fondamental, non seulement chez Aristote, mais à vrai dire chez tous les philosophes professant un "universalisme", que se soit sous sa forme "humaniste", d’Aristote à Kant, en passant par Descartes, Montesquieu ou Rousseau, ou "juridique" (Hobbes). La nature humaine, c’est-à-dire l’idée d’une unité du genre humain, que certains pensent être à l’origine de l’anthropocentrisme et de l’ethnocentrisme dont se serait rendue coupable la tradition occidentale, n’est pas plus un déterminisme ou un fatalisme que son contraire, le milieu culturel avec son système de normes structurant la vie et l’esprit de ses membres. Refuser l’analyse que j’ai proposé plus haut de la célèbre expression d’Aristote, c’est courir le risque inconsidéré de se représenter l’humanité comme une réalité transhistorique ou intemporelle, comme une Idée platonicienne (c’est bien vous qui avez parlé de "forme politique" sans savoir apparemment à quelle idéologie cette expression renvoyait…) qui transcenderait toutes les données sociales et cultuelles, donc proprement politiques (et non plus seulement sociales), c’est-à-dire s’empêcher de tirer profit de l’idée, pourtant issue de la modernité à laquelle nous appartenons et propre à Rousseau, que l’homme est, par nature, un être inachevé, doté d’une "perfectibilité", c’est-à-dire devant nécessairement se "parfaire", par et dans la culture (malgré le risque de corruption que cela entraîne), pour devenir pleinement et complètement un être humain. La seule "nature" ou disposition de l’homme est d’acquérir des dispositions, de remplir sa "nature", de lui donner une "forme" déterminée, de l’achever, de l’accomplir pour vivre son humanité dignement. Et cela implique un pacte tacite, un choix éthique. Voilà pourquoi, plus proche de nous, Hannah Arendt, reprenant une idée de Sartre, pourra substituer au concept de "nature humaine" celui de "condition humaine", voulant signifier par là que les traits distinctifs de l’homme, qui le résument, ne le définissent pas, pas plus que les "conditions de l’existence humaine", qui structurent l’homme dans son appartenance culturelle, "ne le conditionnent absolument" (cf. Condition de l’homme moderne). C’est précisément ce que veut dire Aristote : ce qu’est l’individu (sa nature ou son essence) est déterminé par ce qu’il fait, par ses choix et par les valeurs qu’il défend. C’est dans la dimension politique de la vie sociale que peut se déployer la moralité et que la question de la justice apparaît. Le lien social n’est donc pas seulement le réseau des rapports entre les individus et les dépendances déterminées par une constitution, un régime de pouvoir, un gouvernement, comme vous semblez l’affirmer. L’identité de chacun s’y constitue. La communauté devient une fin en elle-même lorsque le lien social est l’intérêt général : si tous ont besoin de tous les autres, alors tous ont pour objectif le maintien en vie de la communauté. Ce lien entre citoyens devrait alors même pouvoir ressembler à l’amitié, selon Aristote. Bref, l’existence politique des individus engage leur nature : au lieu de chercher une "origine" au lien social, il faut reconnaître le caractère originel du lien social lui-même. Ce n’est pas dans la nature humaine qu’il faut chercher l’origine de la vie en société, mais dans la vie en société qu’il faut chercher l’origine de la nature humaine : l’homme ne saurait se penser coupé de ses semblables, car il n’est alors plus un homme, mais "un monstre ou un Dieu" (Aristote).
Je le répète donc : l’homme n’est pas tant un être doué de sociabilité qu’un être qui ne devient un homme que s’il vit avec les autres dans une cité. L’homme ne devient un homme que par cette appartenance à une cité : on ne naît pas homme en tant que tel, on le devient en vivant dans un foyer, sous l’autorité des lois et avec la conscience d’appartenir à une lignée précise. L’homme n’est pas seulement sociable, il ne devient homme qu’en société. Qu’est-ce qui autorise cette lecture ? Qu’Aristote parle d’hommes qui ne vivent pas en cité comme d’êtres qui ne sont pas des hommes, mais ou des êtres violents, dont la nature est la violence, ou des êtres surhumains, des dieux. Ces êtres, qui sont des membres de l’espèce humaine, ne sont pas devenus des hommes, ne sont pas des hommes accomplis parce qu’ils ne vivent pas en cité. Dit autrement : ils sont des hommes, mais faute de vivre en société, ils ne sont pas des hommes accomplis, achevés parce qu’ils n’ont pas réalisé le programme de leur nature humaine. Il distingue toutefois ceux qui ne vivent pas en cité malgré eux, comme les naufragés ou les exilés de ceux qui ne vivent pas en cité par nature, c’est-à-dire en accord avec eux-mêmes. Soit, par exemple, les êtres qui vivent dans la plus totale des marginalités. Cette définition de l’homme est par ailleurs confirmée par les enfants sauvages, notamment Victor de L’Aveyron. Certes, c’est bien malgré lui qu’il était sauvage, c’est-à-dire en forêt, mais à un âge où de toute façon il n’aurait pas pu choisir quoi que ce soit. Il n’est pas devenu un homme accompli, par exemple n’a jamais vraiment appris à parler, ni à lire ou écrire faute d’avoir passé son enfance en compagnie des hommes, en cité. Il est un homme par son appartenance à l’espèce humaine, mais n’est pas un homme accompli parce qu’il ne présente pas les traits que l’on retrouve ordinairement chez les hommes, du moins ceux de son époque, sans que ce manque puisse être mis sur le compte d’une arriération mentale. Il n’est pas un homme idiot, il n’est simplement pas devenu un homme. Mais, cette définition de l’homme indique du coup qu’il est possible que des êtres qui, d’un côté appartiennent à l’espèce humaine, ne soit pas considéré comme des hommes à part entière faute d’avoir accompli leur nature au sein de la vie sociale et politique, et cela même si ces êtres ont connu une vie sociale animale.
Ensuite, l’homme est un animal doué de parole. Aristote après avoir montré que l’homme est un animal politique invoque une autre différence entre l’homme et les animaux, différence qui est lié à la première et dont le rapport est introduit par le principe finaliste, souvent présent chez Aristote, selon lequel la nature ne fait rien en vain. Que signifie ce principe ? Que la nature, comprise ici comme puissance d’engendrement, ne dote pas les êtres qu’elle engendre de certaines caractéristiques au hasard, mais leur attribue les qualités dont ils ont besoin. Ici, il s’agit de la parole. Pourquoi les hommes en ont-ils besoin? Parce qu’ils vivent en société et que dans le cadre de la vie sociale, ils ont besoin de communiquer et de s’exprimer. Suit une réponse à une objection implicite. L’homme n’est pas le seul être capable de communiquer puisque les animaux ont eux aussi cette faculté. C’est ici qu’intervient une distinction importante entre la voix et la parole, phone et logos. Les animaux peuvent communiquer entre eux, mais ce qu’ils communiquent, c’est la douleur et le plaisir et non des idées, ce qui exige non pas seulement d’avoir une voix, mais d’avoir la parole. Or, l’homme, pour vivre en cité a besoin de l’expression d’idées et non pas seulement du plaisir et de la peine. C’est pourquoi, il est doué de la parole. Il faut toutefois observer que si l’homme est doué de parole pour vivre en cité, avec les autres, il ne devient en effet parlant que par la vie sociale : sans elle, l’homme a sans doute la faculté de parler, mais il ne la réalise pas, ne l’actualise que dans et par la vie sociale qui pour commencer lui impose l’usage d’une langue comme moyen d’expression et de communication de ses pensées. L’explication d’Aristote est finaliste : c’est en vue de la vie en cité que l’homme est doué de la parole. C’est parce qu’il est un animal politique qu’il est doué de la parole. Cette deuxième différence d’avec les animaux est subordonnée à la première en cela que la parole est le moyen par lequel l’homme peut réaliser sa nature propre au sein de la vie sociale. Cette explication a le mérite suspect de toutes les explications finalistes et en particulier élude totalement le problème que posera Rousseau dans son Essai : pour parler, il faut une vie sociale, pour avoir une vie sociale, il faut parler. D'ailleurs, Rousseau lui-même avouera ne pas savoir comment s’en sortir...
L’homme est un animal qui a des idées du juste et de l’injuste. Troisième différence entre l’homme et les animaux, directement en rapport avec la précédante : l’homme a des idées au sujet du juste et de l’injuste, idée qu’il élabore à partir de celles de douleur et de plaisir, puis d’avantageux et de nuisible. On passe donc de ce que l’on sent à l’expression de ce qui est utile ou nuisible, c’est-à-dire qu’on se met à dire ce qui procure l’une ou l’autre de ces deux sensations, à la suite de quoi on élabore les idées du bien et du mal, du juste et de l’injuste.
Conclusion : Aristote met donc en évidence trois différences entre l’homme et les animaux qui non seulement le distingue d’eux, mais qui de surcroît font apparaître ce qui caractérise l’homme en propre. Définir, c’est toujours distinguer. Découvrir l’identité passe presque toujours par la mise en évidence des différences. L’homme est un animal politique, doué de la parole grâce à laquelle il peut communiquer certes, mais surtout exprimer des idées que les animaux n’ont pas, celles du bien et du mal, du juste et de l’injuste. L’homme est donc un animal raisonnable dans la mesure où disposer du logos, c’est disposer de la parole en tant qu’elle permet d’exprimer des idées que nous ne pourrions pas avoir sans esprit ou raison. Seulement, cette définition ne doit pas cacher son ambiguïté : si elle définit l’homme en son essence, elle n’en exclut pas moins tous les membres de l’espèce humaine qui ne sont pas devenus humains parce qu’ils ne vivent pas en société politique, celle précisément où l’on s’exprime au sujet du juste et de l’injuste parce qu’on y vit selon le juste et l’injuste. On n’est pas un homme, on le devient par la vie sociale et politique. Or, dire que l’on ne devient un homme qu’au sein de la vie sociale, c’est dire que l’on ne devient un homme qu’au sein d’une culture déterminée puisque toutes les sociétés ont une culture propre. Voilà pourquoi les hommes sont si différents les uns des autres : ils ne deviennent hommes qu’au sein d’une société, donc d’une culture. Or, les cultures sont différentes les unes des autres et elles déterminent les individus dans leur langue, leur manières d’être, de se comporter, de penser, de sentir, de telle sorte qu’ils finissent par tous se distinguer les uns des autres. L’homme n’advient à lui-même qu’au sein de la culture. Or, la culture est dénaturante, aliénante en cela qu’elle transforme très fortement les individus qui sont en son sein, de telle sorte qu’elle les distingue à la fois de ceux qui appartiennent à d’autres cultures et entre eux au sein d’une même culture. Ce qui signifie donc que la question est en réalité de savoir si l’entrée au sein de la culture est une aliénation par laquelle l’homme devient ce qu’il est, sans l’être vraiment encore au départ du processus d’acculturation, ou si elle est une aliénation sans récupération de soi, sans devenir ce que l’on est. Qu’est-ce que cela signifie de dire qu’on ne naît pas homme, mais qu’on le devient par la vie sociale qui rend possible l’apprentissage d’une langue et l’expression d’idées ? Que des membres de l’espèce pourraient ne pas être des hommes si faute de vivre dans une cité, ils n’apprennent aucune langue et n’expriment aucune idée ? On peut sans doute soutenir que tous les membres de l’espèce sont capables de parler, mais cette aptitude peut se perdre ou se dégrader si elle n’est pas réalisée ou actualisée dans l’apprentissage précoce d’une langue déterminée, par laquelle il sera possible d’exprimer des idées. Faute d’une langue, en effet, il est impossible d’exprimer une idée. Donc, finalement, il existe des hommes qui ne sont pas des hommes, des hommes du point de vue de l’espèce qui n’en sont pas du point de vue de l’essence car "l'essence" réclame son actualisation dans une cité et la conscience éthique des valeurs... Message édité par l'Antichrist le 03-06-2009 à 06:04:58
|