pascal75 a écrit :
J'ai une question à laquelle vous avez déjà répondu en partie et sur laquelle j'aimerais que vous reveniez si vous le voulez bien : la contemplation est-elle pour Plotin de la philosophie ? Pour vous ? Autrement dit, le discours philosophique ne sert-il qu'à aller vers un au-delà du discours, qui est chez Plotin un au-dessus du discours ?
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Oui, vous avez tout à fait raison, c’est bien ce que dit Plotin (cf. deuxième ensemble des Ennéades, IV : l’âme et V : le Noûs) et je suis d’accord sur ce point ! Plotin distingue (distinction n’est pas « opposition », ceci dit pour Foutre de…) l’exégèse, le dialogue, et la purification.
I) Concernant l’exégèse, il est intéressant de comparer la conception plotinienne des auteurs et la conception aristotélicienne (cf. Métaphysique A 3 a) : toutes les philosophies antérieurs à Aristote correspondent à des saisies particulières de la Vérité. Les philosophes avant Aristote n’ont jamais perçu la doctrine des 4 causes. Certains ont analysé la matière, la cause formelle (Platon), la cause efficiente (Anaxagore), mais il y a aussi la cause finale. Aristote voit la cause finale et synthétise le reste. Dans l’histoire de la philosophie, Aristote se voit donc comme achèvement. Il y a un avènement progressif de la vérité et Aristote considère qu’avec lui-même le parcours est bouclé. On a une double opération pour confirmer cela : la théorie aristotélicienne comprend toutes les théories précédentes et la théorie aristotélicienne est déjà, de façon parcellaire, dans toutes les autres philosophies. Finalement, la passé valide la complétude de la philosophie d’Aristote. Mais la vérité ne s’est pas constituée dans le temps car elle est contenue dans le passé à titre de potentialité. L’histoire de la philosophie (?) n’invente rien, elle propose seulement une élaboration conceptuelle de germes. Les possibilités de déploiement de la philosophie sont déterminées dès l’origine. On a donc un passage de la puissance à l’acte.
Du coup, la conception aristotélicienne de l’exégèse est plutôt originale : Aristote ne s’intéresse pas à la conception individuelle, puisqu’il absorbe tout dans un cheminement impersonnel. Le seul moment individuel est Aristote lui-même car son individualité et sa philosophie sont unies. Avec Aristote, on a une vérité pleinement en acte.
Quelle est la position plotinienne sur l’exégèse ? Les théories plotiniennes n’ont rien de nouveau : elles ont été énoncées il y a longtemps sans connaître de développement. Plotin se considère comme l’exégète de l’Antiquité témoignée dans les écrits de Platon. Plotin ne se pose pas comme l’achèvement d’une pensée : comme pour tout le reste, il renvoie la vérité à sa source. On trouve une explication psychologique de cette attitude en V, 1, 1. Il faut savoir que les âmes s’engendrent en se différenciant de ce qu’elles produisent. C’est la raison de leur chute. On a donc deux discours possibles : détourner l’âme (montrer l’indignité de ce qu’elle préfère à elle-même) ou ramener l’âme à sa valeur. Il faut renvoyer l’âme des êtres premiers jusqu’à l’Un. Il faut renvoyer l’âme à son origine. Cela se fait d’abord par un discours qui doit développer le souvenir confus que l’âme pourrait avoir d’elle-même. Le présupposé est alors le suivant : si, par un discours, on doit réveiller ce qui est dans l’Ame, la conscience confuse est possédée sous forme de pré-conscience. On peut décrire le processus de la façon suivante : 1) pour pouvoir créer ce monde, il a bien fallu un moment de donation intuitive, mais 2) le discours doit réactualiser cette saisie intuitive. La discursivité intervient donc pour raviver le désir confus de cette première opération. Grâce au contact avec les philosophies antérieures, on devrait pouvoir retrouver l’intuition. L’exégèse vise à ranimer un moment de contact intuitif dont nos textes antérieurs seraient une sédimentation. Ce qui signifie que 3) la discursivité est instrumentale : l’exégèse doit rendre à l’âme la possibilité de revenir à l’originaire. Le discours doit être encadré par deux moments intuitifs : le premier est le contact avec le texte, le second est le sentiment de dignité retrouvée (qui est en fait le sentiment de l’Un qui est l’origine d’où l’âme dérive).
Plotin se démarque donc d’Aristote : les philosophes antérieurs ne sont que des expressions individuelles et différentes d’une origine commune. Il y a une vérité originaire de chaque philosophie dont elles se sont écartées. Pour Plotin, il n’y a pas d’histoire de la philosophie constitutive d’une vérité car ce qui se donne dans le temps, c’est le discours (c’est-à-dire non le Vrai mais un éloignement par rapport à la Vérité). La dianoia est un moment de vie pour l’âme par rapport au moment où elle dérive. Dans la constitution de la totalité, c’est un moment d’audace. Si l’histoire de la philosophie peut avoir une efficacité, ce n’est pas en culminant dans une vérité finale (en développant une potentialité originelle), mais c’est en enveloppant la multiplicité des philosophies de façon à les rattacher à l’unité principielle. L’histoire de la philosophie n’est pas productrice mais retour, elle ne découvre ni ne trouve mais retrouve. Cette attitude d’enveloppement, que nous verrons dans le corps, dans les hypostases, est aussi à l’œuvre dans l’histoire de la philosophie. Celle-ci est l’histoire des systèmes ou des discours : elle est donc une perte dans la multiplicité. L’histoire de la philosophie par exégèse est un acte qui surmonte la dispersion, qui surmonte la temporalité de l’histoire des systèmes.
D’où deux points : 1) les systèmes philosophiques abordés par Plotin sont confrontés entre eux pour être identifiés par leur communauté d’origine. 2) On confronte les théories entre elles pour voir s’il est possible de dégager une possibilité d’accord. Cet accord n’est que l’indice de la présence : « il y a quelque chose qui autorise l’accord ». Il y a une vérité originelle qu’il faut dégager. Il faut repartir des philosophies, non pour les disjoindre, mais pour les confronter afin d’établir leur convergence. Il faut chercher la présence symptomatique d’une idée philosophique qui dépasse le système. Rien de nouveau ne peut être dit, car toute nouveauté serait une perte. Du point de vue d’un philosophe, tout désir d’originalité serait l’indice affectif d’une perte de contact avec la philosophie. Ce serait une forme d’audace. Bref, le désir d’originalité philosophique est l’oubli de sa dignité. Là où il y a audace, l’exégèse doit éliminer ce faux-semblant pour faire l’inverse. C’est pourquoi on peut lire en V, 1, 12 qu’il faut garder la puissance perceptive et prêter l’oreille aux « voir d’en-haut ». L’exégèse, c’est supprimer par un discours tout discours. Il y a une tâche constructive de l’exégèse, comme dans le cas de l’accord dialogique chez Platon. Chez Socrate et Platon, en effet, lorsque deux opinions se confrontent et finissent par un accord alors l’accord transforme les opinions en savoir. Car la raison de l’accord, c’est la présence d’une rationalité supra-individuelle. Chez Plotin il faut un pouvoir d’explicitation qui confère aux pensées une signification authentique. En IV, 8, 1, Plotin, après un acte de contemplation, revient au niveau des logismos et fait intervenir un passage en revue : Héraclite, Empédocle, Pythagore. De là naissent trois remarques : 1) les images, les mythes nuisent à la clarté de ce qu’ils veulent dire. 2) Héraclite a négligé d’éclaircir ses paroles : il faut chercher pour nous-mêmes ce que lui-même a trouvé en cherchant. Il y aurait une obscurité présente à dessein qui impliquerait un mouvement de réappropriation du lecteur. 3) Platon a écrit beaucoup de choses sur l’âme, mais ne dit pas toujours la même chose (cela répond à une intention). Si l’historien de la philosophie veut retrouver une communauté, il lui faut développer le condensé, expliciter l’image et éclaircir l’obscur.
Il faut in fine expliciter l’intention philosophique. Il faut confronter entre elles les philosophies pour les renvoyer à leur fond commun : les philosophies premières ont eu un contact avec la philosophie. Les philosophies premières demandent de mettre à découvert ce qu’elles contiennent, ce qui implique le cheminement de chaque lecteur. L’exégète est invité à effectuer un dépassement de l’ordre du discours. Il ne faut pas chercher la vérité dans le discours, rechercher la vérité seulement ontique. Donc, la pratique philosophique ne peut s’achever avec l’exégèse. Elle se dénonce elle-même comme condition première et non finale de la pratique philosophique. L’obscurité d’Héraclite se justifie : elle consiste à symboliser le rapport à l’Un que l’on veut s’approprier. En III, 7, 1, Plotin dit que nous pouvons connaître le temps par une intuition de la pensée. Nous avons une impression claire du temps. Or sur sa nature nous sommes embarrassés. La doxographie intervient en substitution d’une epibole absente. La doxographie vient remplacer cette visée mentale. Les opinions des philosophes sont différentes sous un certain rapport, mais sont identiques sous un autre. Cette particularité recouvre une réalité fondamentale que l’exégète doit retrouver. L’identité sous-jacente est la présence de l’enoia que nous n’avions pas. Dans cette conception de l’exégèse, on retrouve le double mouvement de l’âme : l’âme se sépare, fascinée par elle-même, et l’âme revient à son identité originelle.
Bref, dans l’histoire de la philosophie, il faut déployer le particulier pour trouver le fond commun. Nous tenons alors quatre fonctions de l’exégèse : 1) une explicitation : on développe le particulier pour l’épuiser et comprendre sa tension. 2) une différentiation : entre les particuliers. 3) un renvoi : à la vérité originaire qui précède le système confronté. 4) un dépassement : on réeffectue, au delà du discursif, la façon de l’exégèse.
Ainsi, le plan de l’exégèse est le plan du discours. L’exégèse s’achève avec la dimension du discursif. Mais la vérité originaire est au-delà. L’exégèse invite à son propre dépassement. L’exégèse est un acte de dépassement plus avancée que la multitude des pensées. L’exégèse est un travail collectif et philosophique. Il vise à l’impersonnalité du discours : il ne dispense pas de la tâche personnelle de dépersonnalisation. Entre l’intuition de départ et l’intuition d’arrivée s’intègre le discursif (si l’exégèse est bien faite). Comme l’exégèse est une des conditions de la pratique philosophique, il n'y a donc pas chez Plotin une pure philosophie de l’intuition. Cette subordination du discours à ce qu’il n’est pas (d’une philosophie du discours à une philosophie de l’intuition) explique que chez Plotin il y a des discours non discursifs : les discours sur l’« au-delà de la substance » et les prosopopées (?) de la nature. Enfin l’exégèse peut être sélective : il suffit d’être deux pour faire l’accord. Il suffira de l’accord de deux théories pour être renvoyé à la vérité originaire qui autorise cet accord. De plus, il faut trouver l’accord entre l’exégèse et la philosophie étudiée.
Bref, la conception plotinienne de l’exégèse n’a rien de l’histoire de la philosophie : elle prend une unité minimale pour découvrir une vérité intuitivement donnée. C’est aussi ce que dit le Timée 29b : « les discours ont une parenté avec les objets dont ils sont les exégètes ». L’accord des philosophies entre elles n’est que la reproduction du discours à l’Un. L’exhaustivité n’est donc pas nécessaire. Plotin dit en I, 2, 2 : la ressemblance des images entre elles ressemblent à l’usage commun non-réciproque dans une parenté à l’Un.
II) L’exégèse n’a pas besoin d’être exhaustive. Il suffit de l’accord de deux théories pour remonter à la présence de l’accord. Dans celui-ci, je pressens l’accord de la raison. C’est précisément la fonction du dialogue. Dans l’exégèse, le texte lu et commenté est dans un rapport de proximité antérieure par rapport à la vérité originaire décrite sous une forme obscure. Il s’agit de parvenir à la vérité qui est pré-dialogue (l’accord étant la base de la reconnaissance).
III) Enfin, concernant la purification, il s’agit du dépassement de la discursivité. L’élévation a pour condition la purification. L’exégèse invite à cela. L’exégèse est la recherche dans le discours de quelque chose qui le dépasse. Il faut donc un cheminement personnel. L’exégèse est l’acte qui passe le relais. On a l’indication que quelque chose doit être rejoint par le lecteur. On transforme une partie du travail en exigence morale. A l’intérieur de la philosophie, on passe à un coefficient moral de philosophie. Plotin double la continuité de l’Univers d’une valorisation des conduites morales. L’âme doit choisir le niveau où elle se situe dans la rationalité. Si l’exégèse reconnaît la continuité des philosophies antérieures, elle doit s’accompagner de l’exigence de dispositions de l’âme de l’auditeur. L’âme doit tendre vers l’intériorité. La puissance est alors la traduction de l’exégèse en morale. Il faut achever le discours philosophique par la purification de soi. Cela correspond à trois données : 1) La purification doit être reliée au rapport de la dignité de l’âme. 2) La purification doit être liée à la vertu, les dimensions de la vertu comme acte philosophique. 3) La purification met en œuvre l’amour comme œuvre de connaissance.
1) La dignité de l’âme : II, 1, 1. Il faut essayer de ramener l’âme oublieuse de son Père au sentiment de sa dignité. Il faut montrer l’indignité des biens : il faut renverser la disposition de l’âme qui honore tout plus qu’elle-même. Face à cela, on a deux types d’interventions possibles : soit un discours qui minore les biens comme tels : c’est le discours de la morale traditionnelle. Soit un discours qui consiste à obtenir l’indignité de l’âme en rappelant à l’âme sa dignité. La seconde voie est la voie philosophique la plus importante. C’est le premier devoir moral que doit viser la purification. L’âme renonce à tout. Il faut qu’elle écarte ce par quoi elle se manque. Il faut faire en sorte de conduire l’âme à renoncer à ce qui, s’ajoutant à elle, la diminue. Ce qu’il y a de plus individuel dans l’âme, c’est le plus éloigné de l’originaire. La distance individualisante est la distance du multiple par rapport à l’Un : la purification est une simplification. La simplification, c’est enlever ce qui fait obstacle à la simplicité, et non enlever du multiple, s’il reste du multiple. Dans la purification, en effet, l’être se tient « face à » et il faut enlever ce qui fait obstacle. En purifiant, je n’enlève rien, je conserve le multiple en l’unifiant. Bref, il n’y a pas une séparation d’avec le corps mais une orientation d’âme ! C’est ce que l’on voit en I, 6, 7 avec une image de la littérature téllurgique. L’âme peut s’élever vers le Bien comme un homme allant vers le temple en enlevant ses vêtements. On a ici un rapport qui est celui du corps et de l’âme : il faut supprimer tout ce qui empêche la simplicité. La pureté est une nudité qui n’est qu’un retour à soi. La purification est suppression de ce que l’âme a revêtu dans la descente dans le corps (c’est-à-dire l’expansion dans le multiple). Mais l’expansion dans la pluralité n’empêche pas mon principe directeur. C’est l’exacte subordination du multiple d’où il provient : la purification est le rapport au multiple guidé par le savoir de la procession. Ainsi, par rapport à l’élévation, la purification est une forme de détournement du regard : elle est donc préparatoire puisqu’elle est une simplification qui prépare la vision de l’Un seul à seul. On ne voit l’Un que par une transformation du voyant. En VI, 9, 11, on a une mise en scène où la fuite de l’âme est mise en spectacle dans la solitude de son accession. A ce propos, on peut faire un parallèle avec l’extase du jardin de saint Augustin dans Les confessions. L’âme s’élève du multiple vers l’Un (réalité suprême parce qu’immédiate). La purification comme dénudation contient deux choses : une simplification qui prépare au pur, et une simplification qui est par rapport à moi la suppression de ce qui m’ôte à moi-même : j’accède pour moi à la visibilité. J’accède pour moi-même à la visibilité en même temps que je me prépare à voir le suprêmement visible (qui d’ailleurs ne l’est pas).
2) La vertu : I, 8, 13. Plotin exprime que la vertu n’est pas le Bien ou le Beau qui est au-delà de toute vertu. La vertu est ce par quoi je me fais semblable à Dieu d’une similitude non symétrique. Pour expliquer cette œuvre de la vertu, il faut établir, comme le fait Hadot dans La simplicité du regard, deux niveaux de vertus : 1) La vertu philosophique. 2) La vertu civique.
Plotin dit que la vertu va de la contemplation vers la contemplation. L’homme, en effet, n’est pas capable d’une contemplation continue : l’âme ne peut rester dans la contemplation de l’Un. C’est au moment de la redescente de l’âme que la vertu intervient comme ce qui doit m’y ramener. Il y a vertu quand il faut que l’homme se maintienne au niveau spirituel. Pour cela, il faut que l’âme puisse être l’objet de sa transformation par laquelle elle soutient sa contemplation. C’est pour cela que la purification intervient. C’est ce qui doit rendre l’âme au principe spirituel et l’enlever de la contemplation du sensible. La purification conditionne l’œuvre de la vertu laquelle permet à l’âme de soutenir une contemplation continue. Il faut qu’une première contemplation ait eu lieu. Celle-ci est un don de Dieu : VI, 7, 22 ; VI, 7, 31 ; V, 3, 8. Mais cette première expérience est conservée sous la forme d’un souvenir de sa nature. La seconde contemplation permise par la vertu peut être définie comme ressemblance à Dieu. La seconde contemplation, qui est intuitive, permet à la vertu d’être ce par quoi je me rends semblable à Dieu. La vertu est un prolongement volontaire de la contemplation. C’est ce que Hadot appelle une « métamorphose du regard ». La vertu est simple et c’est ce qui me simplifie dans l’union au Simple.
On peut établir un parallèle avec Aristote dans Ethique à Nicomaque : l’homme est incapable d’un plaisir continue (un plaisir qui accompagne la pure activité). Si l’homme est incapable d’un plaisir continue c’est parce qu’il est composé de différents niveaux d’êtres. Pour Aristote, il y a autant de plaisirs que de facultés ou d’usages de facultés. Par exemple, l’homme a besoin du jeu et du sommeil : pour restaurer un bon exercice des facultés, il faut interrompre leur activité. La vertu aurait un rôle analogue au jeu : il faut relancer les facultés. La vertu permet de revenir à l’exercice de la simplicité qui fait partie de sa nature.
En même temps, la vertu est une façon de me disposer par rapport à ce que je suis, une manière d’affirmer mon comportement. C’est un acte de liberté par lequel je fais être une part de ma réalité. On peut penser à Epicure : en commençant à philosopher, je suis déjà heureux.
Je me détermine à voir la réalité telle qu’elle est devenue visible pour le voyant tel que je deviens. Je supprime une réalité invisible jusque là. Donc, la vertu permet de voir et de me voir sous une forme plus essentielle même si elle ne livre pas l’essentialité du Tout : on a une propédeutique de la vision.
En V, 3, 7, on trouve la même corrélation : je me vois/je rends la réalité visible. Il faut dégager l’homme pour dégager l’Un. C’est ce que fait la purification : c’est ce par quoi je me rends semblable à moi-même et à la source de cette parenté. On a une double invitation : à la purification qui est un devoir moral, et à la connaissance. Le schéma est le suivant : Philosophie = exégèse + dialogue + purification.
3) L’amour : I, 6, 4. La purification rend la vertu opératoire. La vertu est une purification comme condition préparatoire de la vision. Cet apprentissage de la vision culmine dans la vertu comme contemplation en acte. Et ce qui rend voyant, c’est l’amour. Je peux m’élever le long des différents niveaux de réalité. Pour voir authentiquement, il faut s'élever dans la hiérarchie de la Puissance. C’est l’amour à la fois moteur dynamique de l’ascension le long des facultés et moteur du contact avec ce qui est livré dans les facultés supérieures (acquis platonicien). L’amour est la tension désirante d’un certain objet que je vise. La vision d’un objet n’est pas passive pour le sujet : elle est tension de l’âme qui veut voir.
Le parallèle avec Le banquet et la théorie platonicienne de l’amour est ici évident. L’amour est le ressort de l’ascension ainsi que l’intermédiaire entre les dieux et les hommes à tous les niveaux de la réalité. L’amour est le ressort par lequel on accède à l’unité du monde. On arrive alors au Beau : la pure identité à soi. L’amour comme moteur fait s’élever les interlocuteurs jusqu’à l’unité du Monde. L’amour est un ressort psychologique révélant l’unité ontologique.
On peut aussi penser à Aristote et à son analyse de la sensation dans De Anima, II, 5. La vision s’obtient grâce à une action du moteur sur l’organe sensoriel qui est patient. La réalité sensible extérieure exerce une transformation physiologique corporelle sur l’organe. Celui-ci actualise sa puissance de percevoir, le sujet sentant transforme l’impact sensible reçu d’une forme sans matière, en représentation de l’objet. La propriété d’être senti pour l’objet n’est constituée que par l’actualisation (j’actualise ma puissance de voir). Le sujet et l’objet se connectent. Chez Plotin, l’amour est puissance de possibilité. Il y a une sorte d’attirance active vers les réalités. L’amour est le coefficient vers lequel cette attirance est une capacité de saisir. J’ai les conditions de saisie du réel et l’amour me pousse vers les conditions du réel.
Enfin, l’âme connaissante est une âme voyante. A chaque niveau du réel il y a une façon de voir. L’amour est une puissance de discernement de la réalité qui accède à la visibilité avec ceci de supplémentaire qu’il peut faire accéder des réalités qui dépassent le discursif. L’amour est la seule chose qui puisse prendre le relais par la vertu. L’amour est ce qui doit venir au-delà de l’exégèse philosophique et ce qui doit révéler la purification.
Donc, l’élévation finale qui prend la suite de l’exégèse et du dialogue montre que les éléments qui la précèdent ne sont que des conditions préparatoires à la vision. La philosophie est une propédeutique à la vision. La philosophie est l’histoire de la philosophie comme exégèse, de la dialectique comme dialogue et de la pratique soucieuse de vertu. La vision est une affaire individuelle qui est préparée sans médiation. La vision est une affaire individuelle que rien ne permet d’effectuer à la place de l’élève ou de l’auditeur. Entre la contemplation initiale et la vision finale, la philosophie est un instrument qui requiert un certain nombre d’instruments. Chaque philosophe doit effectuer ce saut en se dépersonnalisant. On retrouve comme signification ultime de l’enseignement philosophique ce qui est la portée maximale de l’exégèse philosophique. Ainsi, à propos d’Héraclite, Plotin écrit-il : « Peut-être prescrit-il qu’il faut chercher par nous-mêmes ce qu’il avait trouvé en le cherchant » (IV, 8, 1).