J'en reviens à la contemplation.
On a travaillé sur ce thème avec mon pote aujourd'hui. Suite à discussions, corrections, recherches érudites, voilà comment on peut organiser une réflexion sur ce thème.
LA CONTEMPLATION
I°/ La contemplation s'oppose à l'action
1) La contemplation comme connaissance.
La contemplation est l'activité de l'âme par laquelle celle-ci, s'élevant au-delà du monde des choses sensibles, accède à la connaissance des réalités célestes et s'emplit de leur vue. Touchant à l'ineffable, la contemplation culmine en une fusion mystique avec les entités qu'elle rejoint. Etat d'âme sublime, situé à la limite du pensable et du représentable, la contemplation est certainement à la limite de ce qui peut se dire. La contemplation est un "contact ineffable et inintelligible, antérieur à la pensée" (Plotin, Ennéades, V, 3, 10). Chez Plotin, en effet, l'Intelligence découle de l'Un, qui est inexprimable (car dire l'Un, c'est qu'il qu'il est autre chose que l'Un) : la contemplation est pour ainsi dire impensable.
Il est dès lors difficile de seulement parler de la contemplation, puisque celle-ci est par essence muette, pure réception de ce qu'elle aperçoit, expérience à peine traduisible en mots.
Ineffable, la contemplation peut ainsi paraître tellement subtile qu'elle en devient évanescente. Il importe déjà de cerner cette notion de contemplation, qui paraît si fuyante. Elle prétend nous faire échapper à la sensibilité immédiate, pour nous présenter, immédiatement, sans intermédiaire, les essences les plus hautes. A quoi accède-t-on dans la contemplation ? Quel est son objet ?
2) La contemplation comme vision.
La contemplation ne peut se confondre avec la simple distraction, ou l'attitude oisive de celui qui baye aux corneilles (qui "rêvasse, perd son temps en regardant en l'air niaisement" (Robert) ), du doux rêveur. La contemplation est une activité de l'âme -et pas un relâchement ou une faiblesse passagère de l'esprit.
La contemplation est plus que la simple observation, qui se tient à distance de son objet et l'étudie avec scrupule, tandis que la contemplation prétend s'emplir de ce qu'elle regarde. Elle est bien un regard attentif, mais porté vers des réalités célestes, alors que l'observation ne peut pas dépasser le cadre de l'expérience sensible, naturelle (observation des plantes, des animaux, d'un paysage ou des astres).
La contemplation contient en elle le mot "templum" qui désigne le lieu sacré. Originellement, la contemplation désigne l'espace tracé dans l'air par un devin en vue de l'observation des augures (signes bon ou mauvais envoyés par la nature). La contemplation a rapport au sacré, à ce qui est tout autre, situé à part du monde sensible. La contemplation nous fait voir l'inouï (Rimbaud). La contemplation culmine bien en une illumination, au sens où elle rejoint la pure lumière, comme lorsque, à la fin du livre VI de la République, l'âme rejoint l'Idée du Bien, lumière qui éclaire toutes les autres idées. Selon le Pseudo-Denys (Hiérarchie céleste, IV, 2), contempler, c'est recevoir la lumière.
Pour soutenir cette vision, la contemplation doit donc se vivre comme une pratique, une discipline, qui nous plie à contempler le principe d'où découlent les choses.
2) La contemplation comme exercice.
La contemplation consiste une ascèse (c'est à dire étymologiquement un exercice), une pratique en vue d'une purification de soi, afin que le soi rejoigne son centre intelligible, d'où elle risque de s'éloigner sans cette pratique de la contemplation.
Si elle est une activité de l'âme, elle s'oppose par contre à l'action. En quoi elle peut passer pour un passe-temps oisif, ou une façon de se détourner de l'action pratique, des tâches quotidiennes, du sérieux du monde. Mais c'est là une condamnation moderne de la contemplation, alors que les grands contemplatifs retourneraient l'accusation contre les partisans de l'action, en disant que c'est eux, ceux qui prétendent agir dans le monde, qui se détournent de la réalité, parce qu'ils se dispersent dans la multiplicité du sensible et perdent l'assise de leur être. La contemplation s'oppose donc à cet idéal moderne d'action opératoire, technique, efficace, de maîtrise et de possession de la Nature.
Ainsi, chez Plotin, la procession des âmes, depuis le principe de l'Un jusqu'aux âmes particulières, se dégrade peu à peu dans le sensible, jusque dans l'âme des plantes, âme sauvage, en proie à la perdition, car elle est au plus loin de l'Un dont elle procède.
Se vouant au chaos des sensations, de la matière, l'homme d'action, qui refuse la contemplation, finit par perdre la maîtrise de soi.
"Chaque être , à son niveau, se retourne vers ce dont il procède. C'est ça la contemplation. La contemplation c'est la conversion. C'est la conversion d'une âme ou d'une chose vers ce dont elle procède. En se retournant vers ce dont elle procède, l'âme contemple. En contemplant elle se remplit. Mais elle ne se remplit pas de l'autre, ce dont elle procède,- ou de l'image de l'autre ce dont elle procède-, sans se remplir de soi. Elle devient joie d'elle-même en se retournant vers ce dont elle procède. Le self-enjoyment, la joie de soi, est le corrélat de la contemplation des principes." (Deleuze, 17/03/1987)
==> La contemplation constitue donc un accomplissement de soi.
II°/ La contemplation est l'activité la plus haute de l'âme
Nous avons vu en quoi la contemplation s'opposait à l'action. Cependant, nous avons dit qu'elle était une pratique, un exercice, au moins spirituel. Il faut maintenant cerner plus précisément en quoi elle peut être activité -alors même qu'il semble que l'idéal contemplatif soit de ne pas agir, mais de rester attentif aux signes du divin, d'observer, sans rien changer à la nature et au monde.
En quoi consiste, au juste, l'activité contemplative ?
1) La contemplation comme activité la plus haute
Depuis Aristote, on distingue la praxis de la poiesis, la praxis étant l'action pratique, morale, par opposition, la poiesis, qui produit un objet extérieur à l'agent (l'artisan qui fabrique un vase). Dans la praxis, l'action n'est pas extérieur qui agit. La contemplation se rattache bien à la praxis, mais pour un Grec, contrairement à ce qu'en dit la pensée moderne, la pratique n'est pas le contraire de la théorie. La praxis ne s'oppose pas à la theoria, la vision directe. Et theoria ne veut rien dire d'autre en Grec que... contemplation.
En tant que praxis la plus haute, la theoria est l'idéal de vie du sage. La theoria, la praxis, est bien l'activité la plus haute, celle qui satisfait la partie éternelle de l'âme, le noùs. Encore Aristote admet-il que l'état contemplatif est exceptionnel, et ne s'atteint que rarement. Il ne peut donc s'agir d'un mode de vie permanent, mais du sommet de la spéculation, lorsque l'âme, pensant le premier moteur qui meut toutes choses sans être mû, pense ce que c'est que de penser, ce qui est, déjà selon Platon, le sommet de la pensée, dans la contemplation.
La contemplation est ainsi attitude d'attention, d'éveil, le suprême recueillement sur soi de l'intellect contemplatif. Mais si la contemplation nous emmène au-delà de la pensée, comment seulement exprimer ce qu'elle nous fait connaître ?
2) La contemplation et la connaissance
Pour Angélus Silesius (Le pélerin chérubinique), dans la contemplation, "je suis ce que je connais". Il y a ainsi dans la contemplation fusion de l'être et du connaître, contre la scission tragique, d'entendement, héritée de Kant, entre nos facultés de connaître, et les choses en soi. La contemplation s'emplit directement de l'objet à connaître. Au-delà du discursif, elle est connaissance intuitive.
Pour Descartes (Méditations, III), la contemplation est "captation du fini par l'infini" (cf. Descartes et la connaissance de Dieu, de Laurence Devillairs) . On se souvient que chez Descartes, l'infini est la trace de la création divine laissée en moi, qui ne suis qu'un être fini : je ne pourrais avoir l'idée de l'infini si Dieu ne l'avait mise dans mon esprit. C'est donc l'être suprême qui a mis en moi les facultés de connaître, et cet infini que je rejoins par la contemplation. La contemplation est ainsi indispensable à la réconciliation de l'être et du connaître.
Mais on voit par là quelle difficulté cela pose : c'est que la connaissance par contemplation semble muette, incapable de se recueillir dans le discours, dans la pensée. Une fois l'éveil de la contemplation accompli, comment le retraduire dans le langage ? Comment échapper à l'ineffable ?
3) La contemplation et l'action.
Cette captation par la contemplation "met en jeu trois modalités" : l'intuition (intueri), l'admiration (admirari), l'adoration (adorare). (cf. idem)
"Nous ne cessons pas de connaître (intueri) dans l'"adoration" et dans l'"admiration" des attributs de Dieu, mais c'est, au contraire, une connaissance toujours plus distincte de l'infini qui accompagne notre éblouissement et notre adoration [...] Dieu est ainsi l'objet d'une considération attentive en même temps que la cause d'un "embrasement" (caligantis) de l'entendement. Si elle n'exige pas d'abolir la connaissance pour faire place à l'amour, cette intuition de la "Majesté Divine" semble néanmoins requérir d'abandonner le registre de la méditation pour celui de la contemplation. Descartes reproduirait ainsi la distinction que Saint-François de Sales établit entre la méditation qui est "désir" de Dieu et la contemplation qui est proprement amour et "attention simple de l'esprit aux choses divines". "
La méditation est donc désir d'assouvir notre envie d'agrandir notre ego, tandis que la contemplation est l'admiration des attributs de Dieu, "qui nous fait jouir de l'incomparable beauté de cette immense lumière" (Descartes).
On peut ainsi distinguer trois activités de l'ego : la cogitatio, la meditatio et la contemplatio et voir comment Descartes a repris cette tripartition héritée de la mystique médiévale des 12-13e siècles (avec Saint-Bernard de Clairvaux, entre autres). Et à ce sujet, il est surprenant de voir comment Descartes a su concilier cet idéal de vie contemplative, hérité de l'antiquité, avec l'idéal moderne d'action et de maîtrise de la nature. L'ego, cherchant à accroître ses forces et à les éprouver, peut trouver dans la médecine de quoi améliorer et allonger la vie humaine. Rendons-nous alors "comme maître et possesseur de la nature" (Discours de la méthode).
La méditation, telle que la pratique Descartes, fait le lien entre la cogitatio et la contemplatio, en nous montrant que la contemplation de la lumière divine n'exclut l'action technique, opératoire sur la nature.
Connaissance du divin, connaissance de la nature, agir technique, s'articulent ainsi harmonieusement.
==> Il n'y a donc pas à choisir, radicalement, dans une seule vie, entre l'action dans le monde et la contemplation.
III°/ La contemplation est la fin de l'action
Resserrons encore davantage le lien entre action et contemplation.
Nous avons vu que l'action pratique, et même la production technique n'excluaient pas nécessairement la contemplation. Nous allons maintenant voir pourquoi, en réalité, la contemplation est la fin de l'action.
1) Tout le monde contemple
"Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l'enfant; le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l' eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité" (Hegel, Introduction de l'Esthétique)
L'enfant contemple le produit de son activité : la fin de son action est la contemplation de sa propre activité.
De manière générale, l'homme qui a accompli une tâche contemple, satisfait, le produit de son travail : le jardin bien tondu, la machine qui tourne bien, la pièce propre et bien rangée... La contemplation est la fin de l'action, au double sens de fin : elle en est le but et l'achèvement (le parachèvement). La contemplation parachève l'action. Je contemple le travail accompli, je me retourne sur lui et je regarde le chemin parcouru, l'effort et sa réalisation.
Plus j'aurai mis de mes forces, de mon intelligence, de mon être, en un mot de ma subjectivité (activité de l'ego qui veut s'accroître et se réaliser), plus je jouirai de l'objectivité de cette réalisation, plus ma contemplation sera objective.
Tout homme qui a travaillé, qui a accompli une tâche, contemple le produit de son travail. La contemplation n'est donc pas réservée à une élite de sages ou de moines contemplatifs. Tout le monde contemple.
Il faudrait même se demander : qui n'a jamais contemplé ?...
2) La contemplation objective
Dans la contemplation, le sujet se dessaisit de sa subjectivité et accède à une objectivité, un grand jeu qui le dépasse. La contemplation est alors un phénomène objective et plus seulement l'activité d'un sujet. C'est la contemplation qui constitue le contemplé et le contemplant. La contemplation est un jeu cosmique.
Déjà le système spinoziste est une contemplation panthéiste, qui s'achève dans une connaissance du 3 genre, qui nous fait connaître certaines essences singulières de Dieu, certaines puissances singulières de vie, par les "yeux de l'esprit", par intuition directe. La contemplation conduit ainsi à la béatitude. Mais peut-être le système spinoziste est-il très élitiste, car le bien suprême n'est pas promis à tous.
Au contraire, Hegel montre, dans l'Esthétique, comment les Hollandais, qui ont construit à la sueur de leur front leur cité, qui ont conquis leur liberté en gagnant des terres sur la mer et en réalisant une nation libre, comment les Hollandais rejouent cette liberté dans leur peinture. La peinture des intérieurs hollandais, des scènes de la vie de tous les jours, des occupations quotidiennes. Dans la peinture hollandaise, les Hollandais contemplaient ce qu'ils avaient réalisé. En ce sens, la contemplation, pour reprendre une expression célèbre de Hegel, est "le dimanche de la vie".
3) La contemplation aujourd'hui
A quoi bon la contemplation dans un monde affairé, pressé, plongé dans une urgence perpétuelle ?...
Nous avons déjà partiellement obtenu une réponse en montrant que tout le monde contemple. La contemplation est démocratique.
C'est le tour de force de Hegel, a dit Peter Sloterdijk, de réhabiliter la contemplation comme idéal, au sens du monde moderne, affairé, avide de labeur et de domination de la nature. Hegel entend retrouver la sérénité grecque olympienne au sein des tourments du monde moderne. Sloterdijk dit de Hegel que c'est à la fois un mégalopathe et un mégalomane. Le mégalomane souffre d'un délire qui lui fait prendre pour grandiose son mesquin petit moi.
Le mégalopathe souffre d'être exposé à une grandeur écrasante pour lui. Le projet colossal de Hegel, dit Sloterdijk, tenait un peu des deux. Mais il y avait quelque chose de profondément audacieux, dit-il, dans cette volonté de retrouver la sérénité contemplative d'un Grec face au cosmos.
Le tour de force hégélien est là : réconcilier l'action et la contemplation, ne plus les séparer, montrer que l'un achève l'autre.
L'homme moderne libre, dont le bourgeois protestant hollandais est le modèle, retrouve la contemplation par l'action, au contraire du sage antique qui les opposait.
L'homme moderne contemple le monde qu'il habite après l'avoir bâti.
La contemplation est un moyen d'habiter le monde. La contemplation est une habitation. Habiter un lieu, c'est le contempler, et contempler le reste du monde à partir de lui. La lumière qui pénètre dans mon habitat me relie au monde extérieur, au cosmos. La lumière emplit l'habitat et m'emplit de la lumière du jour.
Nous avons besoin de retrouver la contemplation comme puissance de maîtrise de soi, force cosmique, sauvage, qui emplit l'homme et lui redonne son assise, sa stabilité intérieure. Et nous en avons besoin plus que jamais face à un monde qui se transforme rapidement. On ne peut plus croire que la contemplation nous permettra d'accéder à une réalité supérieure, mais plutôt à un niveau supérieur de maîtrise de soi. Tel est bien le sens des idéaux ascétiques, dont parle Nietzsche dans la Généalogie de la morale, pour les critiquer comme nihilistes... croit-on généralement. En réalité, les idéaux ascétiques, tant valorisés par des philosophes, sont bien des ascèses spirituelles, des exercices spirituels d'affranchissement des illusions, en un mot des contemplations.
==> La dialectique hégélienne, ou le dionysiaque (nihilisme extatique) chez Nietzsche, constituent de gigantesques contemplations, par lesquelles l'individu moderne peut s'emplir d'une puissance cosmique qui lui redonne vigueur et sérénité.
APPENDICE : extrait du cours du 17 mars 1987 de Deleuze, à Vincennes.
"Voilà exactement ce que nous dit Plotin : toute chose se réjouit, toute chose se réjouit d'elle-même, et elle se réjouit d'elle-même parce qu'elle contemple l'autre. Vous voyez, non pas parce qu'elle se réjouit d'elle-même. Toute chose se réjouit parce qu'elle contemple l'autre. Toute chose est une contemplation, et c'est ça qui fait sa joie. C'est à dire que la joie c'est la contemplation remplie. Elle se réjouit d'elle-même à mesure que sa contemplation se remplit. Et bien entendu ce n'est pas elle qu'elle contemple. En contemplant l'autre chose, elle se remplit d'elle-même . La chose se remplit d'elle-même en contemplant l'autre chose. Et il dit : et non seulement les animaux, non seulement les âmes , vous et moi, nous sommes des contemplations remplies d'elles-mêmes. Nous sommes des petites joies. Mais on ne le sait plus ! Sentez que ce sont les mots du salut de la philosophie. C'est la profession de foi du philosophe, et ça ne veut pas dire : je suis content. Quelles bêtises on a pu dire sur l'optimisme de Leibniz ; ça ne veut pas dire tout va bien ! Quand quelqu'un vous dit, comme Plotin : soyez des joies, ça ne veut pas dire allez les gars, tout va bien, soyez des joies, contemplez et remplissez vous de ce que vous contemplez. A ce moment là vous serez des joies. Et il dit : et non seulement vous et moi, vos âmes sont des contemplations, mais les animaux sont des contemplations, et les plantes sont des contemplations, et les rochers eux-mêmes sont des contemplations. Il y a un self-enjoyment du rocher. Du fait même qu'il contemple il remplit de ce qu'il contemple. Il se remplit de ce qu'il contemple et il est par là même self-enjoyment. Et il termine splendide, c'est un texte d'une telle beauté, il termine splendide : et on me dira que je plaisante en disant tout ça, mais peut-être que les plaisanteries elles-même sont des contemplations."
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