Dans le square les arbres sont couchés, C’était un de ces soirs de fin d'hiver, ou la tombée de la nuit coïncide avec la fin de la journée de travail.
Justement ma journée de travail avait été rude, ma tête était pleine et j’éprouvait le désir de la vider dans quelques verres plus ou moins alcoolisés. Je décidai donc de faire un crochet et passer prendre Jenny afin d’aller boire un verre quelque part. Jenny et moi sommes amis depuis que nous sommes enfants. Elle m’avait envoyé un sms ce matin dans lequel je l'ai sentie un peu déboussolée. Ce serait l’occasion de discuter, rien de tel pour oublier ses petits soucis quotidiens que d’aider ceux que l’on aime à résoudre les leur.
Quand je suis arrivé chez elle, Rue Gargarine Jenny semblait assez nerveuse. Je me suis dit qu’un verre lui ferait également du bien.
- On va boire un coup ? je lui ai demandé en mettant mon pouce vers le haut comme pour mimer une bouteille..
Hésitante elle me répondit :
- Euh, j’ai pas trop le temps ce soir il faut que je fasse du ménage…
Mon regard fit une rotation de 180 ° et je constatais que son appartement était nickel. Je lui ai dit :
- Oh toi tu me caches quelque chose…. Qu’est ce qui ne va pas ?
- Non tout va bien…au contraire !
Terminant sa phrase son teint est devenu rouge écarlate, et affublé d’un sourire à moitié coupable.
Face à mon regard qui mêlait interrogation et curiosité, elle continua :
- Et bien voilà, j’ai rencontré quelqu’un… et je suis tombé amoureuse…
Bien que la considérant comme ma petite sœur je n’ai jamais voulu interférer dans la vie sentimentale de Jenny. Mon visage s’éclairant d’un grand sourire je lui ai répondu, agrémenté d’un clin d’œil complice :
- ah je comprends mieux : tu as probablement rendez vous avec lui, plus tard, j’espère juste qu’il te mérite
Et en me dirigeant vers la porte j’ajoutai :
- Je te laisse je ne voudrais pas créer de malentendu.
- Mais non je ne l’ai pas encore rencontré !
J’ai lâché la clanche que j’avais déjà en main et mon regard se fit encore plus interrogateur qu’auparavant.
- je l’ai connu sur Internet, il est si doux si charmant… il s’appelle David, il est intelligent, je l’aime tant…
J’avais l’impression que j’aurais pu la laisser comme ca pendant des heures réciter des louanges pour son nouvel amoureux, je la sentais comme hypnotisée, vulnérable.
Je les connais bien les dragueurs virtuels des forums de discussion,on emmène pas de saucisses quand on va a Francfort, il est si facile de tricher, en se cachant derrière des pseudonymes. Je sais Jenny si sensible, si fragile… il fallait que je la mette en garde.
- Mais comment peux tu tomber Amoureuse d’un type que tu ne connais pas, m’écriai – je ? quelle imprudence !
- Si je le connais, les fondements sont sains, il est si courageux, si entier…
Je la coupai à nouveau : Connais tu au moins son nom, son boulot ?
- Il s’appelle David, David Brown, il conduit des locomotives, il est si fort… et à la fois si romantique, si fin…
J’ai préféré ne pas insister et suis parti en colère, laissant Jenny, à ces litanies.
Sur le chemin du bistrot je pestait en imaginant la tête du « Roméo » De Jenny, je l’imaginais, petit, maigrichon, boutonneux, équipé de lunettes en cul de bouteille, enfin le stéréotype de l’informaticien, à peine post pubère, ayant passé la moitié de sa vie à aimer les machines car il n’aimait ni les gens ni les chiens, et que la solitude maintenant devenue trop pesante pousse à chercher l’âme sœur dans les salons de rencontre dont regorge Internet.
Bien que n’approuvant pas de particulière jalousie, ce n’était pas à proprement parler l’ami idéal que j’aurais pu souhaiter à Jenny.
L’entrée dans le bar dissipa assez rapidement ma colère, c’était un de ces endroits assez bas de plafond, enfumé ou les gens parlent haut et fort, ou les effluves d’alcool se mêlent à celle de la sueur, un endroit ou l’on sent la vie qui coule doucement. D’une table au fond émanait des résonances de fête, probablement des étudiants en médecine ou apprentis vétérinaires fêtant un quelconque examen, des chansons paillardes étaient à l’honneur, je terminai alors mon troisième verre et en me levant j’ai pu apercevoir d’où provenait la fête, il s’agissait d’un groupe d’étudiants en médecine, et je reconnu parmi eux, Martin, un de mes amis que je saluai d’un coup de tête avant de quitter le bar
Chemin faisant, et l’alcool aidant je me mis à chantonner une des gouailleries entendues dans ce bar…le refrain faisait : « elle est grôôôôôssse, elle est énôôôrme, c’est la Biroute à David Brôôôôôôwn », c’est seulement à la troisième reprise de ce refrain que mon esprit à percuté…David Brown … encore lui ! ce nom à nouveau dans ma tête me fit dessaouler immédiatement et je fis demi tour en direction du bar bien déterminé cette fois d’en savoir plus sur ce fameux David Brown à biroute grosse comme un dictionnaire !
Je suis de nouveau arrivé au bar alors que les étudiants en sortaient, mon ami semblait particulièrement éméché, sa démarche ondulait dangereusement, quand il m’a vu, il m’a pris dans ses bras et ce faisant s’est presque fracassé sur le trottoir, « alors, tu fais quoi dans le secteur, on va boire un coup ? » a t’il bafouillé entre deux hoquets, «Martin, il faut que je te parles…sérieusement… », « qu’est-ce qui se passe, t’est malade ? » il me répondit péniblement avant de partir dans un fou rire d’alcoolique.
« Je veux que tu me parles de David Brown … »
Son rire s’est tus immédiatement et il me répondit d’une voix calme à peine chancelante,
- David Brown, tu dis… hum désolé mais je ne connais personne de ce nom là
- Me prends pas pour un imbécile je t’ai entendu chanter tout à l’heure avec tes confrères entre la poire et le fromage…
- Ah…bon… je me rappelles plus, je devais être bourré… c’est ça !
En tout cas à ce moment là il semblait tout à fait dessaoulé…
Etrange ce David Brown, dont la seule évocation du nom est plus efficace que toutes les aspirines du monde !
- Ne me mens pas Martin je sais que tu le connais.
- Non personne ne le connais, t’entends.. personne et tu sais pourquoi ? Parce que David Brown n’existe pas… ne me poses plus de questions …j’en ai déjà trop dit, de toute façons il faut que je rentres…. Tu connais ma femme.
Puis il déguerpi à plates coutures me laissant sur le pavé sans avoir pu en placer une. Pas la peine d’essayer de le rattraper, je n’en tirerais rien de mieux je penses.
Je rentrai alors chez moi pantelant, il commençait à être tard.
Cette nuit là je n’arrivait pas à dormir, comme hanté, obsédé par ces deux mots qui bourdonnaient à mes oreilles, David, Brown, …David Brown…C’est alors que je me suis rappelé qu’il y à quelques jours Jenny m’avait amené son ordinateur à réparer, et que par sécurité j’avais transféré le contenu de son disque dur sur mon ordinateur…, tant pis si je dois violer l’intimité de Jenny, il fallait que j’en sache plus sur David Brown, j’ai alors allumé l’ordinateur et consulté les archives de Jenny. Je suis assez rapidement tombé sur sa correspondance avec David et celle-ci avait un caractère érotique plus que prononcé. Il s’agissait d’une correspondance assez soutenue car elle recevait 4 mails par jour tous aussi torrides les uns que les autres et je commençais à me sentir mal à l’aise de mon voyeurisme, quand un détail vint m’intriguer. Chaque email comportait sous la signature une minuscule image, intégrée à l’email. J’ai alors repris la totalité des mails afin de récupérer toutes ces images.
Après plusieurs heures d’assemblage à la tablette graphique, j’ai pu ré assembler cet étrange puzzle, il s’agissait d’une lettre, l’écriture bien que manuscrite semble avoir été générée artificiellement, comme quand on essaies d’écrire à l’aide d’une souris, mais néanmoins appliquée. Voici son contenu :
« Je m’appelle David, David Brown, en fait non, réellement je n’ai pas de nom, on m’a attribué celui de la locomotive qui m’à percuté. Enfin , c’est ce qu’ ils m’ont raconté…
ils… se sont les gens qui s’occupent de moi, qui me remplissent les tuyaux, de solide, de liquides, de gaz, afin de me tenir en vie, enfin plus pour longtemps car par cette lettre je viens de signer mon arrêt de mort, La seule vérité que je connaisse ils me l’ont programmé. Je ne en fait suis qu’une expérience médicale,…
A la suite de mon accident, ils m’ont greffé un microprocesseur à la place de mon cervau gondolé, le reste de mon corps étant complètement mort, à l’exception de mon sexe et de l’extrémité de deux doigts de ma main droite. Voulant mener l’expérience plus loin, ils ont décidé de me connecter à Internet, et m’ont conçu un gant spécial afin que je puisse communiquer. La seule gymnastique que mon corps autorisait était de bander, de débander…et de recommencer…
Je passais donc 24 heures sur 24 sur les forums à l’affût de la moindre trace de libido, afin de pouvoir faire fonctionner la seule chose qui n’est pas artificielle chez moi. J’ai de la sorte rapidement développé, d’après l’admiration de mes« créateurs » un sexe de taille vraiment impressionnante. Tout aurait pu continuer longtemps ainsi, si je ne t’avais rencontré, Jenny, comme toutes auparavant, je me suis joué de toi afin que tu me communiques tes envies, tes désirs, ton excitation, de les enregistrer, les coder, et seulement alors les rediriger numériquement vers mes testicules et mon sexe. Je ne suis qu’une machine et ne suis pas capable de générer des sentiments. Et puis un jour, je me suis aperçu que je t’aimais, les phrases que je te disaient n’était plus recopiées de discours existants mais générées par mon processeur.
Ceci n’est hélas pas possible, car je te le répète je ne suis qu’une machine, il s’agit donc d’une erreur, les dés sont pipés, celle-ci sera détectée sous peu par mes concepteurs qui n’auront d’autres choix que de me débrancher, et me rendre aussi inopérant qu'un hématome sur une jambe de bois. Leur fabuleux projet tombant ainsi à l’eau.
Si j’ai écrit cette lettre c’est parce que même une machine peut souffrir, et peut être qu’il n’y ait plus jamais d’autres David Bro… »
Le reste du message était coupé et devait se trouver dans l’ordinateur de Jenny, mais il devait juste comporter la signature.
J’ai lu et relu la lettre et enfin j’ai compris l’histoire.
Mon ami Martin est fanatique de contes fantastiques et de jeux de rôles, il s’est donc associé à Jenny, afin de me faire un énorme canular dans lequel je suis rentré à pieds joints. Tout devenait logique : La panne de l’ordinateur…Ma visite surprise télécommandée par son sms du matin, Jenny savait que j’allais aller dans ce bar, elle y à envoyé Martin sans que je le sache tout collait…
Sacré Martin !
J’allai donc me coucher rassuré et amusé.
Le lendemain j’ai décidé de prendre une journée de congé afin de passer faire un crochet par l’hôpital ou Martin exerçait en interne afin de lui faire part de mon admiration pour avoir élaboré un piège aussi machiavélique.
A l’accueil j’ai demandé Mr Martin Jones, du service Neurologie, la standardiste me répondit amicalement que je devais me tromper d’hôpital, car aucun Martin n’était enregistré parmi l’effectif de cet hôpital.. Ah ah ah sacré Martin ! Encore une de ces ruses ! je me repris :
- Allez mademoiselle, assez ri ! ne me prenez pas pour un Reblochon je sais tout ! Maintenant appelez moi Martin !
- Mais je vous assures Monsieur, il n’y a pas de Mr Martin Jones ici, d’ailleurs cet hôpital n’a pas de service neurologie. Martin poursuivait réellement une spécialisation dans la neurologie, il était tout à fait possible que je me soit effectivement trompé d’hôpital..
Qu’ à cela ne tienne je le débusquerai probablement chez Jenny, en train de doucement onduler de rire à mes dépends.
Alors que je traversais le porche menant à l’appartement de Jenny je me fis héler par une voix inconnue :
- Eh Msieu !peut j’vous d’mander ou vous allez là ?
Une jeune personne se trouvait derrière l’ hygiaphone de la concierge.
- Je vais voir Jenny, ! Est-ce que madame Maurice est malade ?
- Mme Maurice est parti en retraite ce matin et j’la remplace, et y’a pas d’Jenny ici, si vous êtes représentant cassez vous j’en veux pas dans mon immeuble.
- Mais si je vous assures, deuxième étage, gauche.
- Bon voyons Deuxième étage j’ai… Mr Petit le colonel, et en face Mr Bonnard, il est routier …un qui m’embêtera pas souvent au moins ! …non pas de Jenny, allez ouste ou j’appelle la police.
Je me précipitai alors sur la première cabine téléphonique et au numéro de Jenny répondait une douceâtre vois robotisée m’indiquant que le numéro composé n’était pas attribué.
J’ai alors ressenti une légère angoisse doublée d’un sentiment de colère, la plaisanterie avait assez duré ! je décidai alors de rentrer chez moi un peu vexé. Il était encore tôt je pris le parti de rentrer à pied... Arrivé au dessus de la bute qui surplombe le lotissement ou j’habites j’ai alors vu un drôle de spectacle. Un camion de déménageurs, étaient devant chez moi un un va et viens de gars costaud vidaient et remplissaient de nouveaux meubles mon appartement.
Au milieu de ce capharnaüm quelques gars habillés de sombre surveillaient la scène impassibles..
C’est à ce moment que tout s’est assombri, d’un seul coup je ne ressentais plus qu’une chose, c’était la peur, et je n’avait plus qu’une envie, celle de courir. Et alors j’ai couru, pendant des heures et des heures sans m’arrêter, éperdu, sans savoir ou j’allais ni même pourquoi je fuyais, juste la peur au ventre qui me faisait foncer, quand à bout de force je me suis arrêté, il n’y avait plus que le silence autour, j’étais en pleine forêt, cet univers verdoyant tout à coup m’apaisait un peu, et je pris le temps de regarder autour, je reconnaissais l’endroit.
Souvent quand nous étions petits nous venions ici Jenny et moi, je reconnaissais même le groupe d’arbre qui avait servi de base à la construction d’une cabane, et juste là à quelques mètres il y avait cette bute ou l’on pouvais grimper, et, après avoir franchi quelques broussailles on se retrouvait sur la corniche d’un tunnel ; on y à passé des heures sur cette corniche, à attendre les trains juste pour les voir disparaître sous nos pieds, comme aspirés par magie par la montagne .
Je m’y suis rendu, rien n’avait changé, il semblait même que la pierre sur laquelle nous prenions place aient été usée, polie par nos culottes, d’enfants.
Je me suis assis à cette même place que vingt ans auparavant et semblait ressentir la même candeur d’enfant comme si tout recommençait.
Comme avant j’essayais de ne même plus écouter ma respiration, afin de percevoir le moindre bruit qui pouvait trahir l’arrivée du train, je me rappelais de ces vibrations transmises à la terre, puis à la pierre sur laquelle j’était perché lorsque celui-ci arrivait, je me rappelais de voir cette majestueuse locomotive arrivant en plein de face. Je me rappelais de sa chaudière magnifique, noire, luisante, je me rappelais de ces deux lettres D et B entrelacées en caractères dorés sur le fronton de celle-ci représentant la marque de fabrique de la locomotive…
D et B…. D et B… comme David Brown, c’est alors que j’ai sauté.