Citation :
Plus simplement je dirais qu'on a tendence a différencer corps et esprit, alors que bah euh.. notre esprit est simplement une "illusion" - il ne serait donc qu'un dérivé du corps, il n'aurait aucune spécificité - crée par la complexité cognitive de notre cortex - ce ne serait pas " moi " qui pense mais mon cerveau, quelle blague !!!
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Définitivement non !!!! Le corps est présence permanente à lui-même, point de vue sur un dehors, sur un autre, qui implique que nous sommes toujours situés. Etre incarné, ce n'est pas coïncider avec la nature, l'espace, ou l'assimiler en une inspection de l'esprit, c'est en permanence l'appréhender de biais, d'un certain côté, mettre en oeuvre des pleins et des vides, des fonds et des formes qui sont directement générés par cette présence à soi qui anime l'être et lui confère ses configurations spécifiques et mouvantes. Ainsi, " il sagit de comprendre comment la subjectivité peut-être à la fois dépendante et indéclinable " (cf. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 3e partie, p.458-459). Subjectivité " dépendante ", puisquelle est tributaire de données dont elle nest pas la source (je ne les vois jamais naître en pleine clarté et ne me connais quà travers elles), et subjectivité " indéclinable ", puisquelle est toujours irréductiblement présente à toutes ces données (comme dit au début de mon post précédent). Pour comprendre ce statut paradoxal, nous pouvons nous arrêter dabord sur l'exemple du langage, - exemple qui n'est pas un cas particulier parmi d'autres. Car ce que jai établi dans mon post précédent à propos du cogito invite à concevoir celui-ci comme incarné : relevant d'un mode d'être corporel capable de faire paraître un sens à travers des gestes et des attitudes ; Le corps comme expression permet de distinguer entre une " parole parlante " - donnant lieu à des significations à partir d'intentionnalités dont la source première est la vie du " corps propre " (voir mon premier post) - et une " parole parlée " - qui consiste à faire usage de " significations disponibles ". De même, nous pouvons distinguer entre un " cogito parlé " et un " cogito tacite " (même si celui-ci sera remis en question dans le Visible et l'invisible, p.224-225 et p.232-233) : le premier est l'idée de pensée, même exprimée en première personne, qui résulte des mots et de leurs agencements, au point de faire oublier précisément cette assise verbale (de même que la perception livre la chose perçue en faisant en quelque sorte oublier ses aspects moteurs et sensoriels, de même l'expression linguistique livre une signification comme si celle-ci était indépendante de la matérialité du langage) ; le deuxième est le " je " en train de penser, sans la pensée actuelle et active duquel les mots ne prendraient aucun sens. Et pourtant il ne s'agit pas là d'un principe indépendant du langage, et qui en serait le fondement. " Ni le mot ni le sens du mot " ne sont " constitués par la conscience ". Le mot, en tant que vocable, n'est pas constitué par la conscience : il est d'abord une combinaison de phonèmes sollicitant un comportement du corps, ou encore une " présence motrice " - c'est-à-dire un événement sensible faisant appel à un certain pouvoir moteur en moi. Et " le sens du mot " n'est pas non plus " constitué par la conscience " : ce sens, c'est-à-dire ce qui est visé à travers l'audition ou la diction du mot, ne peut être acquis que par la perception de la correspondance entre son emploi et la situation de cet emploi. En quoi consiste donc le " cogito tacite " ? Ce qui précède revient à caractériser le sens par la référence à une expérience perceptive, et c'est précisément celle-ci qui a pour siège une " conscience silencieuse " ; cette dernière à son tour, ni effet de langage ni pensée existant par elle-même, est à la fois le lieu où les mots reçoivent un sens et ce qui ne peut s'expliciter, s'effectuer en tant que pensée, que par les mots. Tel est le " Cogito tacite ": il n'est " Cogito que lorsqu'il s'est exprimé lui-même "(cf. Ibid., p. 463). Et on comprend ainsi que le langage soit l'épreuve exemplaire et révélatrice du caractère à la fois " dépendant " et " indéclinable " de la subjectivité : le sens des mots relevant d'expériences perceptives qui elles-mêmes supposent une vie subjective, celle-ci ne peut être assimilée à un milieu de part en part linguistique ; mais cette même vie subjective ne se manifestant à elle-même et ne développant son expérience du monde qu'en devenant " sujet parlant ", son déploiement dépend de ressources linguistiques dont elle nest pas lorigine.
Ainsi, par le corps, nous sommes toujours en situation, impliqués, et ce d'autant plus que nous habitons le monde, nous l'investissons et le transformons par des mouvements, des déplacements, des gestes, grâce auxquels l'espace et le temps sont vécus, agis et non pas subis à la manière des choses, objets inertes. Le corps transcende le monde et ce faisant se dépasse lui-même : c'est parce qu'il est incarné que le sujet peut se libérer de la nature comme de sa nature animale en déployant un champ d'activité qui transforme le réel, autrui et lui-même, et le manifeste dans sa dimension intentionnelle et signifiante. La kinésie, le mouvement, révèlent l'être. Le mouvement véhicule une signification antéprédicative, prélinguistique, à la fois naturelle et culturelle ; naturelle puisqu'il émane d'un corps en situation et culturelle dans la mesure où il se sédimente et devient moyen de communication, institue un sens qui est repris et perpétué à travers les âges, les époques mais aussi est constamment vivifié, renouvelé en fonction de l'évolution des sociétés. Le mime, la danse, le cinéma sont autant de disciplines artistiques qui attestent ce constat.
Parce que le monde n'est pas qu'un ensemble de représentations, cette fonction kinésique du corps se décline en un " je peux ", et non pas d'abord comme un " je pense ". Notre motricité est pouvoir effectif, c'est-à-dire praxis, et comme telle elle entraîne une certaine conception, compréhension du monde. Ce n'est pas originairement la connaissance qui fonde la praxis, mais l'inverse : c'est parce que nous sommes incarnés que de nos expériences concrètes découlent des comportements, des savoirs faire, des connaissances. Dans cette optique l'étude de pathologies s'avère importante dans la mesure où elle met parfaitement en lumière le lien antéprédicatif, le savoir de proximité, de familiarité, qui unit le sujet au monde par le biais de son corps. Dans l'exemple du membre fantôme où le patient continue de ressentir certaines sensations et des douleurs malgré l'amputation, la profonde inhérence du physique et du psychique au sein de l'existence est manifeste, au point qu'il est impossible de les considérer, à partir de l'étude de ce cas concret, comme deux ordres hétérogènes. Le corps phénoménal par lequel l'homme assume son quotidien sans que chaque geste, chaque instant, constituent pour lui une énigme, un obstacle, est bien ce " je peux ", ce pouvoir d'intervenir à tout moment sur lui-même comme sur les choses et les êtres, au point de faire oublier sa présence et son action, d'être " corps habituel " à partir duquel l'existence se déploie et se dépasse.
Ce caractère reconnu au corps est certes l'indice d'une présence à soi mais qui n'est jamais, je le répète, pure coïncidence et implique que le mode d'être fondamental du corps propre est celui d'un perpétuel décalage, d'une tension irréductible à la fois envers lui-même et à la fois envers les objets et êtres qui l'entourent. Il y a une opacité, fondamentale et inaliénable de l'exister qui font de l'homme un être de visée permanent, où tout est toujours à recommencer. Il n'est pas question ici d'affirmer le néant de l'existence en des vues pessimistes dans la mesure où la perception atteint son but, signifie, mais ce but comme ce sens sont toujours à renouveler, s'inscrivent dans une perpétuelle dialectique sans synthèse durable. L'existence est foncièrement ambiguë parce que le corps, comme la conscience, ne se recouvrent jamais eux-mêmes ou l'un l'autre, ne peuvent être en totale coïncidence avec eux-mêmes, pures passivités à la manière des choses. C'est pourquoi la visée intentionnelle est toujours à faire, de même que l'effort expressif. Dès lors, doit être mise en avant la prééminence originaire du corps doté de deux fonctions qui pourraient être spécifiques au sujet pensant : l'intentionnalité, c'est-à-dire l'action de vivre un Dehors ou un Autre et ce faisant de conférer un sens à ce qui nous est extérieur comme à notre propre comportement, et la faculté de s'exprimer, non au moyen de signes linguistiques, mais grâce à la corporéité comme : " puissance ouverte et indéfinie de signifier - c'est-à-dire à la fois de saisir et de communiquer un sens - par laquelle l'homme se transcende vers un comportement nouveau ou vers autrui ou vers sa propre pensée à travers son corps et sa parole." (cf. Ibid, p. 226) Le corps apparaît donc comme spontanéité signifiante en même temps " qu'arc intentionnel " grâce auquel le sujet peut assumer son existence quotidienne sans se heurter à l'altérité radicale du monde et des autres. C'est à partir du moment où est prise en charge cette vie antéprédicative qui constitue la toile de fond de tous nos actes, plus encore leur condition même de possibilité, que nous pourrons nous ouvrir à un degré d'intelligibilité supérieur. La fonction symbolique exercée par cet arc intentionnel qu'est le corps assure la jonction, se donne comme médiation originaire et originale entre ce que l'on pourrait appeler le vécu à l'état brut et la dimension intellectuelle et spirituelle : " Les sens et en général le corps propre offrent le mystère d'un ensemble qui, sans quitter son eccéité et sa particularité, émet au delà de lui même des significations capables de fournir leur armature à toute une série de pensées et d'expériences." (cf. Ibid, p.147) L'on assiste bien par rapport à la pensée classique à une réhabilitation de la corporéité qui fonde notre rapport au monde comme à autrui en manifestant le primat de la perception en même temps que la signification qu'elle contient en creux. L'expression corporelle est bien ce par quoi l'homme s'arrache du monde naturel, sans pour autant cesser de lui appartenir, mais en le transposant dans un ordre supérieur, celui du sens. Elle assure la transition entre le pur donné naturel et le monde culturel régi par une conscience constituante : " Le corps dans l'expression joue le rôle de symbole d'une certaine signification dont il essaie de se faire l'emblème. Le sens de l'expression est, disons-nous, ce qui apparaît à l'intersection des gestes expressifs compris selon les procédés fondamentaux dans une culture déterminée. "
Le corps est donc ce lieu virtuel où advient un sens qui nest jamais préétabli ou surdéterminé, mais se donne comme une réponse originale en fonction de la situation présente. Merleau-Ponty dit ceci dans La prose du monde : " Toute perception, et toute action qui la suppose, bref tout usage de notre corps est déjà expression primordiale, c'est-à-dire non pas le travail second et dérivé qui substitue à l'exprimé des signes donnés par ailleurs avec leur sens et leur règle d'emploi, mais l'opération qui d'abord constitue les signes en signes, fait habiter en eux l'exprimé, non pas sous la condition de quelque convention préétablie, mais par l'éloquence de leur arrangement même et de leur configuration, implante un sens dans ce qui n'en avait pas, et qui donc, loin de s'épuiser dans l'instant où elle a lieu, ouvre un champ, inaugure un ordre, fonde une institution ou une tradition..." (p. 110-111). Le corps n'est pas un automate, ne se limite pas à une série de comportements innés qu'il sélectionnerait en fonction de stimuli extérieurs mais adopte spontanément une attitude qui est cohérente même si elle n'est pas totalement transparente à elle-même, c'est pourquoi Merleau-Ponty utilise le terme de mystère. La corporéité met en oeuvre une fonction symbolique qui préside à la genèse du sens, et définit par là un style qui lui est propre. Cette notion de style - qui joue à un double niveau, sur le plan du langage comme celui de l'expression - est précisément ce qui unit, en les résumant, les deux fonctions majeures de la corporéité, intentionnalité et pouvoir de signifier. Le sujet incarné imprime physiquement son style et à ce titre fait oeuvre d'individuation. En étant structurellement identique aux autres, il n'est pas pour autant anonyme parce qu'il exprime une manière d'être au monde originale et personnelle ; c'est la raison pour laquelle Merleau-Ponty affirme page 176 de la Phénoménologie de la perception que : " Ce n'est pas à l'objet physique que le corps peut être comparé, mais plutôt à l'oeuvre d'art. " Le sujet incarné est un noeud de significations vivantes par lequel il se transmue en subjectivité indéclinable, dotée d'une personnalité unique. Ce qui a donc été mis en évidence est le fait que le sujet n'est ni immergé dan un monde, un Lebenswelt (littéralement le monde de la vie) qui l'enveloppe de tous côtés au point de l'étouffer, de le réduire au silence, ni une pure conscience constituante, pas plus qu'un composé mal assorti de deux ordres antagonistes, le psychique et le corporel, mais une totalité expressive qui génère du sens.
Message édité par l'Antichrist le 22-08-2004 à 09:38:07