Plutôt que de ne voir en Bourdieu qu'un sociologue, il est intéressant de présenter le Bourdieu qui tente d'imbriquer la sociologie et la philosophie en posant que la science de l'homme doit donner l'idée de l'homme. Tel est le projet des Méditations pascaliennes de Bourdieu. Cet ouvrage permet d'analyser les rapports intimes entre l'habitus et le conatus.
Deux grands penseurs travaillent Bourdieu : Pascal et Spinoza. En référence à Pascal (et contre un certain idéalisme issu du platonisme et malheureusement encore trop souvent en vogue dans les universités), Bourdieu veut expliquer l'homme par le bas : les coutumes, la force, le hasard, l'imagination. La philosophie de Bourdieu est ainsi une philosophie négative : si l'homme se construit dans la démythification, alors il disparaît car il n'y a pas d'essence et pas de sujet. Pour Pascal, les explications par le bas sont vraies parce que l'homme a chuté. C'est le péché originel. Ce qui intéresse l'homme et le sociologue, c'est donc la seconde nature. C'est la nature de l'homme pêcheur. A cause de cela, le corps prend le dessus sur l'âme : c'est le monde du sociologue. Le monde où le monde est l'ennemi de l'homme. Cet homme de la seconde nature est un être de désir et d'imagination. Il est lié à la matérialité. La concupiscence (le corps commande à l'esprit) et la force (la violence) sont les sources de nos actions.
En référence à Spinoza, Bourdieu opère une critique des herméneutes. Si l'on veut ignorer l'histoire, cette dernière revient car on fait des lectures qui vont être liées à l'histoire que l'on vit actuellement. Nous tenons la différence entre une méthode de lecture et la pensée herméneutique. Cette dernière est rejetée par Bourdieu parce qu'elle repose sur deux préjugés :
Le premier préjugé consiste à croire que le sens est inhérent aux choses. Or, comme le dit Spinoza, les choses n'ont de sens qu'en fonction du désir qui nous porte (cf. Ethique, III, 9, scolie). C'est le même raisonnement que celui qui démontre que les mots n'ont de sens que dans un contexte et dans l'usage qu'on en fait (cf. TTP, 11). Comme dit Pascal, dans la problématique de la chute, tout est inversé. Cette inversion est vue par Spinoza à un autre niveau : tout le monde fait le dieu en jugeant le bon et le mauvais. C'est le désir qui a pris la place de Dieu qui décide. L'homme de Pascal juge de la valeur. La raison de l'attirance et de la répulsion n'est pas dans le jugement mais dans le désir que suscite le jugement.
Le second préjugé est que la vérité elle-même est porteuse de finalité. Le vrai est le sens. Le vrai est le bien. Pour Spinoza, comme pour Bourdieu, l'univers des fins, des significations, des valeurs est le monde de l'imagination et non celui de la vérité. Si je ne confonds pas le vrai et le bien mais si je pense que cet univers est un univers d'imagination, c'est-à-dire des désirs et des corps, alors je dis qu'il y a une structure anthropologique essentielle dans laquelle la vérité se déplace. Autrement dit, si je me déplace du domaine du sens, de la valeur et de la fin pour expliquer cela par des causes constitutives, je déplace le domaine de la vérité. J'explique que ce qui a été pris pour la vérité est produit par des causes. Je reprends un modèle de vérité qui a placé la vérité dans la valeur.
J'explique, au sens de montrer comment se construit par exemple une illusion, comment l'imaginaire est constitutif de la nature humaine et comment il a l'illusion de la vérité mais ce n'est pas le point de vue de l'herméneute qui veut expliquer un sens qui est là de toute éternité. L'herméneute pense que le sens est caché : il veut trouver une vérité cachée.
Nous avons donc deux modèles de vérité : celui de Bourdieu a l'avantage d'expliquer pourquoi la vérité n'est que l'effet de l'imaginaire humain. C'est le travail du sociologue : la vérité est à produire. En expliquant le phénomène des croyances, il opère un changement théorique qui le mène à expliquer le lieu de fonctionnement de la conscience humaine dans un autre registre.
C'est pourquoi pour le sociologue l'imagination est aussi constitutive du réel. Elle fait partie de l'essence de l'homme lui-même. Spinoza et Bourdieu sont ici sur le même terrain. A l'inverse, les herméneutes passent d'un sens à l'autre. Ce que veulent découvrir Spinoza et Bourdieu, c'est la connaissance des causes ou les processus par lesquelles ce réel imaginaire se construit avec des idées de valeurs, de significations, etc... On ne peut connaître le sensible qu'en dehors du sens par des causes objectives qui ne font pas partie de l'univers du sens. C'est pourquoi, il s'agit de connaître également en historien. C'est le but historique de la sociologie : construire une réflexivité critique qui est libératrice. Cela n'a rien à voir avec le cogito qui veut se placer en dehors du temps, de l'histoire, de l'espace. Cela pointe Descartes comme le lieu de l'illusion et de la méconnaissance. C'est ce que montre également Spinoza dans l'appendice à Ethique I.
Il faut ainsi redéfinir la liberté : le déterminisme et la liberté ne sont plus opposés. On trouve ici le concept de disposition. Il y a des états de corps et de choses qui permettent ou pas la réflexivité critique. Sur le plan de la nécessité, on repense la liberté sur la base des états matériels ou dispositions. A partir de là, on peut penser l'illusion et la réflexivité libératrice.
Petite leçon spinoziste : la réflexivité peut être illusoire, là où cela n'est pas possible pour Descartes. La conscience est l'idée de l'idée. Mais si l'idée est fausse, alors la conscience est illusoire. Ce qui est libérateur, c'est la connaissance. Si je sais, je peux me libérer. Sinon la réflexivité renforce ma méconnaissance (non pas se tromper mais avoir l'illusion de connaître). Or, cela dépend de mes dispositions : des dispositions des corps et de la société qui me permettent ou pas de me libérer. Si je suis cause, je me libère dans la société. Mais si elle-même me construit dans l'illusion de moi-même, du monde, des choses, alors par mon action je reproduis l'illusion. Nous sommes dans une boucle récursive : ou bien nous avons un dynamisme de transformation du monde ou bien nous avons un dynamisme de la construction d'un monde illusoire (où je crois me libérer) : c'est le rapport herméneutique aux choses.
La question qui reste à poser est donc la suivante : quelle est la condition de production de l'idée vraie ?
Nous entrons dans la question de l'illusion. Bourdieu n'ignore pas la critique des concepts dispositionnels que lui entend sous le terme " habitus ". Les dispositions ? Il s'agit du système dynamique constitué des compositions habituelles. Mais il ne s'agit pas de l'habitude au sens où je répète des choses mais au sens de la puissance de liaison des choses. A ce niveau, il suffit d'une liaison pour en avoir une habitude. Il suffit d'une fois pour avoir une habitude. Les corps humains, du fait de leur complexité, sont disposés à acquérir de multiples dispositions. Plus un corps est simple et moins il va avoir de disposition à acquérir des dispositions. Bourdieu réfléchit dans ces termes : le système des habitus est un système de dispositions.
L'habitus se substitue ici à une obéissance à des règles. Je n'ai pas besoin de règles en face de moi pour obéir. Exemple : le journal télévisé dont je sais très bien qu'il n'est pas le lieu de l'information analysante mais du spectacle de choses insignifiantes (Sur la télévision démontre cet apparent oxymore). Face à une règle, j'ai en fait une règle implicite : je peux obéir ou ne pas obéir. Mais face à des habitus, j'obéis toujours. On croit être au théâtre c'est-à-dire qu'on ne voit pas le mécanisme.
L'agent humain (ce n'est pas le sujet au sens cartésien) est un corps socialisé qui possède un pouvoir générateur et unificateur, constructeur et classificateur. C'est le corps qui pense. L'habitus est ici un système stratégique. Ce n'est pas un système où l'on se donne des fins : il y a une stratégie de l'habitus qui n'est pas réfléchie en tant que telle. Les habitus correspondent à des situations parfois fines sans qu'il y ait obéissance et sans réflexion consciente. Exemple : on parle quand on fait un cours et on ne sait pas ce qu'on va dire. Cela fonctionne à l'habitus. C'est pourquoi la volonté n'est pas bonne dans le travail : il faut du courage pour s'y mettre puis la prise de relais doit être assurée par la passion. Si on veut travailler, on est angoissé. C'est le jour de l'examen ou du concours. Autre exemple : les sportifs dans un match de sport collectif. Le placement en football n'est pas pensé. Certes c'est préparé à l'entraînement mais au moment du match ou cela est fait, c'est l'habitus qui fonctionne. C'est comme s'il n'y avait pas du tout d'intention. C'est le moment de grâce.
Mais cet habitus vaut pour tout : cela vaut politiquement. Le système d'habitus de Bourdieu sert pour analyser les libérations et les oppressions. Avec Aristote, la stratégie est considérée comme un point de vue divin. Le stratège est celui qui voit la bataille du dessus. Machiavel reprend cette idée d'une vision intuitive. Les penseurs des Lumières vont tenter de calculer (avec les probabilités) cette vision. Mais le point commun de ces positions réside en ceci : les stratégies veulent s'imposer au réel. Or, c'est ce que rejettent Spinoza et Bourdieu. On a un rejet de la problématique intentionnaliste. Le conatus de Spinoza est l'effort toujours stratégique au sens où il est une affirmation contre une autre stratégie qui développe toute sa rationalité au même moment. Et elle n'est pas voulue : l'arbre se développe contre les autres arbres en faisant tout ce qu'il peut faire. Certains ont été écrasés mais leur stratégie était la meilleure même si elle était absurde. C'est la construction de la rationalité : à certains moments, elle est élevée et nos stratégies sont parfaites. Mais parfois elles sont très mauvaises. Spinoza veut ontologiser Machiavel qui pense la transcendance de la guerre. Le sociologue critique également le concept de " volonté ". On a un déplacement de transcendance et d'intentionnalité au sein d'un plan d'immanence : l'effet de l'habitus comme relation d'immanence de l'agent qu'il habite et qui l'habite. Nous sommes pré-occupés par le monde. Par ses agents, l'histoire et le monde communiquent en nous. On a une complicité entre deux états du social : le monde qu'habite l'agent et qui habite l'agent. Tel est le principe de l'action : histoire faite corps et histoire faite chose.
Les aspirations des agents suivant la combinaison du corps collectif s'accordent : c'est l'état de grâce. Quand on connaît quelqu'un on peut penser la même chose au même moment que lui. Le réel qui nous traverse produit des dispositions et des idées qui dans les mêmes circonstances sont les mêmes.
Si le réel est une construction imaginaire, c'est que le réel est la dynamique de lien : c'est la liaison des synapses. Comme chez Spinoza où l'imagination est matérielle. L'image, c'est l'idée représentée mais en premier lieu c'est l'affection elle-même. Le monde est image. Si tout le réel est réel est là, on comprend ce que dit Spinoza dans l'Ethique, III, 28. Si j'imagine que je ne peux pas faire quelque chose, alors je ne peux pas le faire. Pourquoi ? Car il l'imagine et donc ne peut pas le faire réellement car il n'a pas la disposition à le faire. Il suffit de changer la disposition qui est un produit de l'histoire et productrice d'histoire. Car, dans les mouvements de l'histoire, on ne fait que ce qu'on sait pouvoir faire. C'est pourquoi, il est terrible de jouer sur une pensée unique : penser qu'une chose est impossible, c'est la rendre impossible. Ce discours coupe court aux possibles en tant qu'on dit que le possible, c'est ce que nous sommes : " le possible c'est le réel " disent les tenants de la pensée unique. Le possible et l'impossible sont les catégories imaginaires de la constitution de l'histoire.
Message édité par l'Antichrist le 15-08-2003 à 20:05:28