vendredi 3 février 2006 par Pierre Delvaux.
Au-delà dune réaction de dépit, la non-acceptation par les médias du rejet français du TCE sexplique sans doute aussi par la grille danalyse rédactionnelle dinspiration libérale quils ont progressivement intégrée depuis plusieurs années.
Certes, la grande majorité des médias ont toujours défendu le capital, dautant quils y sont organiquement liés. Cependant, même la « presse bourgeoise » dantan était fidèle à une tradition de débat didées qui tend à disparaître au profit dun discours unique, lequel est encore plus prégnant à la télévision (prédisposée à cela par sa persistante culture peyrefitienne).
Prenons lexemple de lactualité sociale et économique. Quel que soit le sujet traité (PAC, dette de lEtat, santé, école, fonction publique, CPE, etc...), presque tous les commentateurs reprennent le même postulat de départ (il y a besoin dune réforme) et basent leur argumentation sur le même étonnement (pourquoi ne veulent ils pas être réformés ?).
En fait, il est de plus en plus rare que la présentation des faits se démarque du point de vue des pouvoirs étatique et économique. Ainsi pouvait on entendre ces derniers jours sur ITV deux commentateurs de gauche défendre la flexibilité et les contrats précaires au nom de ladaptation à la mondialisation (Bernard Maris, économiste écrivant dans Charlie Hebdo et Christophe Barbier de lExpress). Comment et pourquoi de tels exemples sont ils devenus le cas général ?
1983 : la gauche renonce
Ce que lon a appelé « la pensée unique » a réellement pris son essort au milieu des années 80. En fait, son développement coïncide avec le tournant de la rigueur en 1983.
Jusqualors, les médias étaient le champ de laffrontement entre le camp conservateur et le camp progressiste. On parlait alors « didéologie dominante ». Après que la gauche au pouvoir se fut ralliée à léconomie de marché, on vit laffrontement idéologique dans les médias tomber progressivement en déshérence. Ne pouvant plus sopposer sur un réel enjeu politique, les commentateurs allaient de plus en plus se concentrer sur les enjeux électoraux. Il ne sagissait plus de changer de système mais den choisir les gestionnaires, situation qui allait entraîner la personnalisation accrue de la vie politique et le renforcement du rôle présidentiel. Le caractère bonapartiste de la Vème République se prêtait déjà à cette double dérive du débat politique et des institutions, la féroce cohabitation Mitterrand-Chirac laccéléra. A la suite de quoi, Edouard Balladur, Lionel Jospin et, aujourdhui, le couple Sarkozy-Villepin ont creusé ce sillon.
1989 : lhorizon indépassable du marché
Dans la même période, la chute du mur de Berlin participa fortement de cette perte de contenu politique dans linformation. On se souvient que certains nhésitèrent pas à nous annoncer la fin de lHistoire alors que dautres, plus modestes, se contentaient de la mort des idéologies et des classes sociales. Ce fût la rengaine de ces « années fric », la chaîne cryptée des amis de François Mitterrand donnant le ton dans laudiovisuel et Libération dans la presse.
1992 : le traité transcendant
Une nouvelle étape fût franchie dans lappauvrissement et luniformisation de linformation à loccasion du débat européen.
De lActe Unique au Traité de Maastricht on vit se développer de toute part une campagne de propagande régulière et méthodique. LEurope était partout, elle irradiait déjà les plus inattendus aspects de nos vies et nous ne le savions même pas.
Ladoption du Traité de Maastricht nous était annoncée comme la Terre Promise. Pour les raisons énoncées plus haut, la plupart des opposants officiels au Traité (tant politiques que médiatiques) dépensèrent beaucoup dencre et de salive à le critiquer sans réellement le remettre en cause. On parla, dailleurs, à lépoque, dopposition « de témoignage », chacun se félicitant à la fin de « la qualité du débat démocratique ». A ce titre, le débat Mitterrand-Séguin restera effectivement un chef-duvre historique de simulacre de démocratie et de leçon de jésuitisme. Que de travail pour nuancer les moyens législatifs de surexploiter les peuples !...
2005 : lunion sacrée
Le jésuitisme et les leçons de morale se sont, dailleurs, largement répandus dans les médias depuis Maastricht. Cest dans lordre des choses puisque les « pères de lEurope » (terme lourd de sens) étaient inspirés par la doctrine sociale de lEglise et que leurs successeurs nont jamais trahi cet héritage.
Ce substrat chrétien de la politique européenne renforce un fait nouveau que Guy Debord avait annoncé et que Daniel Schneidermann évoquait le 20 janvier dans Libération à propos de Ségolène Royal : lémergence dune pensée irrationnelle entretenue par la sphère politico-médiatique. Labsence de réel débat, la propagation concertée dun apparent consensus sappuyant sur limage et lémotion favorisent la substitution de la pensée politique par la pensée religieuse.
La mondialisation tend à devenir une vérité révélée et ceux qui osent la remettre en cause des hérétiques. Le Parlement Européen na-t-il pas « excommunié » la semaine dernière ceux qui persistent à se réclamer du communisme ?
2006 : lexpiation de 2005
De la confrontation sociale et politique on nous entraîne dans le rituel expiatoire.
La retranscription des événements mondiaux par les médias tend à ne plus se faire que sur un ton allégorique, les reporters nhésitant plus à asséner des jugements personnels tels des prêcheurs témoignant du courroux divin.
Le champ politique, lui, est traité comme un livre dimages offrant certaines figures à notre vénération : la légende dorée de Nicolas, les cent jours de Dominique, la tentation de François, Lionel dans la vallée des ombres et, bien sûr, lédifiante Ségolène.
Quant à lactualité sociale, elle consiste (sur le schéma que jévoquais plus haut) à prêcher aux foules de travailleurs incroyants limmanence de la mondialisation devant laquelle ils feraient mieux de sagenouiller humblement. Cest ainsi quon peut voir une journaliste de LCI soutenir ouvertement une représentante patronale qui déclare tranquillement à son interlocuteur étudiant : « mais dans votre vie, vous changerez plusieurs fois demployeur et vous aurez des périodes de chômage ! ... ». Et la journaliste de faire remarquer quil vaut tout de même mieux être en CPE quau chômage. Il suffit dy croire !
Voilà le message qui nous est inlassablement adressé en guise dinformation. Et sur le même principe de réitération collective que la prière, ceux qui veulent nous convaincre finissent par croire eux-mêmes au contenu frelaté de ce discours ambiant. Javais déjà eu loccasion dévoquer ce phénomène (*) et cest lobjet de larticle de Daniel Schneidermann : un jeu de miroirs dont les trois facettes sont le pouvoir politique, les médias et la société.
De la « pensée unique » ne serions nous pas en train de passer à ce que lon pourrait appeler « la croyance diffuse » ?
Pierre Delvaux
(*) : Lettre n° 4 : « à 20h tu compatiras... »
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