Abordons l'obscurantisme du point de vue de la pensée scientifique en utilisant Bachelard (pour les plus costauds d'entre vous !).
N'est-il pas possible que l'imaginaire soit d'emblée facteur d'illusion et de ralentissement du savoir ? Non par suppression du réel mais par absorption du réel, infiltration, projection sur le réel ou surimpression de celui-ci.
Dans son ouvrage, la Formation de l'esprit scientifique (cf. chap. 2), Bachelard montre comment, à l'insu du penseur qui croit connaître et pose Action, Qualité et Forme comme des êtres présents dans le bois qui brûle, il y a incorporation substantialiste d'images favorites, privilégiées, aimées, dans la chose. Et, de même qu'on voit avec surprise comment, dans le délire, le réel lui-même est convoqué à l'appui de l'idée extravagante, de même, on voit comment le réel peut être pris comme témoin évident de ce que Bachelard appelle les sésames de la pensée préscientifique.
De là cette dualité si curieuse entre le destin poétique de l'image et son destin scientifique, dualité qui anime l'oeuvre bachelardienne. Tantôt l'image (et la rêverie, à partir d'images privilégiées) se développe en s'assumant comme libre image poétique et " surréelle " ; tantôt elles se développent, non pas certes comme hallucination ou fantasme délirant, mais comme interprétation " fantastique " du réel et d'un fantastique inconscient de lui-même et se croyant pleinement objectif, d'une objectivité non pas perceptive (comme dans le mirage) mais cognitive. Et, comme le montre Bachelard, il n'y a pas là de simples " erreurs " c'est-à-dire de simples écarts par rapport au réel ou au vrai, car ces représentations sont " dérivées des désirs humains " selon la remarque de Freud et elles résistent.
Comment comprendre, en effet, la persistance de pensées relatives au feu, demande Bachelard, alors même qu'aucune expérience un peu élaborée ne vient soutenir ces affirmations souvent aussi prolixes que vides, sinon parce que ces pensées enchantent à leur insu des esprits qui sont cependant persuadés de faire état de " faits " indiscutables, avérés, confirmés (par exemple, la vieille aberration de l'alcoolique qui s'embrase spontanément et se consume intégralement). A ce niveau, des expressions bien connues comme " sac à vin ", " il est sérieusement imbibé ", ne sont plus du tout des métaphores amusantes ; elles valent de protocoles expérimentaux ! Comme souvent, la métaphore est le reliquat un peu affadi de la conviction initiale.
On peut alors comprendre pourquoi des penseurs comme Spinoza ont pu d'écrire sous le terme d'imagination des contenus que nous sommes plutôt enclins aujourd'hui à qualifier d'illusion. Si l'on songe, par exemple, à la pensée anthropomorphique ou anthropocentrique, on peut dire que la pensée a projeté sur le monde des notions imaginatives qui expriment d'abord un besoin, un intérêt, un désir (ou une crainte) et qui déplacent une représentation de son domaine de légitimité à un domaine où elle n'a plus de légitimité : ainsi, par une métaphore qui s'ignore comme telle et se croit connaissance de la chose même, les hommes vont-ils parler de fins et de causes finales, à propos de la nature, attribuer à des âmes les mouvements naturels, peupler la nature de puissances occultes.
Et, comme le montre bien le destin des mythes, on constate que finit par être réduit à l'état de simple imagination, poétique ou puérile, ce qui avait commencé par être représentation vraie. L'imaginaire qui s'ignorait dans l'illusion du savoir, se montre et la fiction qui se figurait savoir avoue sa vérité : l'imaginaire comme pure fiction s'avère vérité et contenu de l'illusion, comme feinte. Le réel " truqué " à l'insu du truqueur reprend ses distances et se défait des fictions qui le feintaient : il se déshumanise, redevient étranger au désir humain et au drame du désir humain. Bachelard écrit dans la Psychanalyse du feu : " devant ce monde inerte qui ne vit pas de notre vie, qui ne souffre d'aucune de nos peines et qui n'exalte aucune de nos joies, nous devons arrêter toutes les expansions, nous devons brimer notre personne. " Ce monde, c'est bien entendu celui de la science, le monde " désenchanté ", désillusionné, défictisé qu'a inauguré Descartes avec sa physique géométrique. Ce monde est le produit de l'affirmation d'une altérité absolue qui l'établit comme pur réel face à nos fictions. A partir de Descartes, nous pouvons connaître vraiment le réel et pratiquer vraiment la fiction, l'un à part de l'autre sans plus tomber dans l'illusion qui les combine à notre insu. Savoir d'un côté, poème de l'autre, chacun de son côté et les fantômes seront bien gardés.
A partir de Descartes oui, mais façon de parler ; car ce départage est un " vaste programme " et la tentation de l'illusion (c'est-à-dire du désir ou de la crainte et de l'espoir) toujours renaissante. Nous voulons croire c'est-à-dire prétendre savoir alors que nous ignorons et, tout en ignorant, nous arranger pour ignorer que nous ignorons. Croire console d'ignorer et fait oublier qu'on ignore et du coup l'illusion et la fiction imaginative illusoire aide la vie, à moins qu'elle ne la défigure et démolisse par la crainte, la haine, le ressentiment, l'absurdité. " C'est d'un homme sage, dis-je, de se réconforter et de réparer ses forces grâce à une nourriture et des boissons agréables [... ] et aussi grâce aux parfums, au charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la musique, des jeux du gymnase, des spectacles, etc.... " (Spinoza, Ethique, IV). Lisez de la poésie, des romans, voyez des pièces et des opéras cela est bon. L'imaginaire qui se sait aide et purifie la vie.
Message édité par l'Antichrist le 19-01-2003 à 22:51:17