Alexis de Tocqueville est né en 1805 et mort en 1859.
Quelques citations parmis ces oeuvres :
De la démocratie en Amérique, "Pourquoi les grandes révolutions deviendront rares"
"Je n'ignore pas que, chez un grand peuple démocratique, il se rencontre toujours des citoyens très pauvres et des citoyens très riches; mais les pauvres, au lieu d'y former l'immense majorité de la nation comme cela arrive toujours dans les sociétés aristocratiques, sont en petit nombre, et la loi ne les a pas attachés les uns aux autres par les liens d'une misère irrémédiable et héréditaire.
Les riches de leur côté, sont clairsemés et impuissants; ils n'ont point de privilèges qui attirent les regards; leur richesse même, n'étant plus incorporée à la terre et représentée par elle, est insaisissable et comme invisible. De même qu'il n'y a plus de races de pauvres, il n'y a plus de races de riches; ceux-ci sortent chaque jour du sein de la foule, et y retournent sans cesse. Ils ne forment donc point une classe à part, qu'on puisse aisément définir et dépouiller; et, tenant d'ailleurs par mille fils secrets à la masse de leurs concitoyens, le peuple ne saurait guère les frapper sans s'atteindre lui-même. Entre ces deux extrémités de sociétés démocratiques, se trouve une multitude innombrable d'hommes presque pareils, qui, sans être précisément ni riches ni pauvres, possèdent pas assez de biens pour désirer l'ordre, et n'en ont pas assez pour exciter l'envie.
Ceux-là sont naturellement ennemis des mouvements violents; leur immobilité maintient au repos tout ce qui se trouve au-dessus et au-dessous d'eux, et assure le corps social dans son assiette.
Ce n'est pas que ceux-là mêmes soient satisfaits de leur fortune présente, ni qu'ils ressentent de l'horreur naturelle pour une révolution dont ils partageraient les dépouilles sans en éprouver les maux; ils désirent au contraire avec une ardeur sans égale, de s'enrichir; mais l'embarras et de savoir sur qui prendre. Le même état social qui leur suggère sans cesse des désirs renferme ces désirs dans des limites nécessaires. Il donne aux hommes plus de liberté de changer et moins d'intérêt aux changements."
De la Démocratie en Amérique, "Du goût du bien-être matériel en Amérique"
"Lorsque, au contraire, les rangs sont confondus et les privilèges détruits, quand les patrimoines se divisent et que la lumière et la liberté se répandent, l'envie d'acquérir le bien-être se présente à l'imagination du pauvre, et la crainte de le perdre à l'esprit du riche. Il s'établit une multitude de fortunes médiocres. Ceux qui les possèdent ont assez de jouissances matérielles pour concevoir le goût de ces jouissances, et pas assez pour s'en contenter. Ils ne se les procurent jamais qu'avec effort et ne s'y livrent qu'en tremblant.
Ils s'attachent donc sans cesse à poursuivre ou à retenir ces jouissances si précieuses, si incomplètes et si fugitives.
Je cherche une passion naturelle à des hommes que l'obscurité leur origine ou la médiocrité de leur fortune excitent et limitent, et je n'en trouve point de mieux appropriée que le goût du bien-être. La passion du bien-être matériel est essentiellement une passion de classe moyenne; elle grandit et s'étend avec cette classe; elle devient prépondérante avec elle. c'est de là qu'elle gagne les rangs supérieurs de la société et descend jusqu'au sein du peuple.
Je n'ai pas rencontré, en Amérique, de si pauvre citoyen qui ne jetât un regard d'espérance et d'envie sur les jouissances des riches, et dont l'imagination ne se saisit à l'avance des biens que le sort s'obstinait à lui refuser.
D'un autre côté, je n'ai jamais aperçu chez les riches des États-Unis ce superbe dédain pour le bien-être matériel qui se montre quelquefois jusque dans le sein des aristocraties les plus opulentes et les plus dissolues.
La plupart de ces riches ont été pauvres; ils ont senti l'aiguillon du besoin; ils ont longtemps combattu une fortune ennemie, et, maintenant que la victoire est remportée, les passions qui ont accompagné la lutte lui survivent; ils restent comme enivrés au milieu de ces petites jouissances qu'ils ont poursuivies quarante ans.
Ce n'est pas qu'aux États-Unis, comme ailleurs, il ne se rencontre un assez grand nombre de riches qui, tenant leurs biens par héritage, possèdent sans efforts une opulence qu'ils n'ont point acquise. Mais ceux-ci mêmes ne se montrent pas moins attachés aux jouissances de la vie matérielle. L'amour du bien-être e devenu le goût national et dominant; le grand courant des passions humaines porte de ce côté, il entraîne tout dans son cours."
De la Démocratie en Amérique, "Pourquoi les Américains se montrent si inquiet au milieu de leur bien-être"
"On peut concevoir des hommes arrivés à un certain degré de liberté qui les satisfasse entièrement. Ils jouissent alors de leur indépendance sans inquiétude et sans ardeur. Mais les hommes ne fonderont jamais une égalité qui leur suffise.
Un peuple a beau faire des efforts, il ne parviendra pas à rendre les conditions parfaitement égales dans son sein; et s'il avait le malheur d'arriver à ce nivellement absolu et complet, il resterait encore l'inégalité des intelligences, qui, venant directement de Dieu, échappera toujours aux lois.
Quelque démocratique que soit l'état social et la constitution politique d'un peuple, on peut donc compter que chacun de ses citoyens apercevra toujours près de soi plusieurs points qui le dominent, et l'on peut prévoir qu'il tournera obstinément ses regards de ce seul côté. Quand l'inégalité est la loi commune d'une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l'oeil; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. C'est pour cela que le désir d'égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l'égalité est plus grande.
Chez les peuples démocratiques, les hommes obtiennent aisément une certaine égalité; ils ne sauraient atteindre celles qu'ils désirent. Celle-ci recule chaque jour devant eux, mais sans jamais se dérober à leur regards, et, en se retirant, elle les attire à sa poursuite. Sans cesse ils croient qu'ils vont la saisir, et elle échappe sans cesse à leurs étreintes. Ils voient d'assez près pour connaître ses charmes, ils ne l'approchent pas assez pour en jouir, et ils meurent avant d'avoir savouré pleinement ses douceurs.
C'est à ces causes qu'il faut attribuer la mélancolie singulière que les habitants des contrées démocratiques font souvent voir au sein de leur abondance, et ces dégoûts de la vie qui viennent quelquefois les saisir au milieu d'une existence aisée et tranquille."
De la démocratie en Amérique, "De l'individualisme dans les pays démocratiques"
"L'individualisme est une expression récente qu'une idée nouvelle à fait naître. Nos pères ne connaissaient que l'égoïsme.
L'égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l'homme à ne rien rapporter qu'à lui seul et à se préférer à tout.
L'individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille et ses amis; de telle sorte que, après s'être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers l grande société à elle-même.
L'égoïsme naît d'un instinct aveugle; l'individualisme procède d'un jugement erroné plutôt que d'un sentiment dépravé. Il prend sa source dans les défauts de l'esprit autant que dans les vices du coeur.
L'égoïsme dessèche le germe de toutes les vertus, l'individualisme ne tarit d'abord que la source des vertus publiques; mais, à la longue, il attaque et détruit toutes les autres et va enfin s'absorber dans l'égoïsme.
L'égoïsme est un vice aussi ancien que le monde. Il n'appartient guère plus à une forme de société qu'à une autre.
L'individualisme est d'origine démocratique , et il menace de se développer à mesure que les conditions s'égalisent.
Chez les peuples aristocratiques, les familles restent pendant des siècles dans le même état et souvent dans le même lieu. Cela rend, pour ainsi dire, toutes les générations contemporaines. Un homme connaît presque toujours ses aïeux et les respecte; il croit déjà apercevoir ses arrière-petits-fils, et il les aime. Il se fait volontiers des devoirs envers les uns et les autres, et il lui arrive fréquemment de sacrifier ses jouissance personnelles à ces êtres qui ne sont plus ou qui ne sont pas encore.
Les institutions aristocratiques ont, de plus, pour effet de lier étroitement chaque homme à plusieurs de ses concitoyens.
(...)
Dans les siècles démocratiques, au contraire, où les devoirs de chaque individu envers l'espèce sont bien plus clairs, le dévouement envers un homme devient plus rare : le lien des affections humaines s'étend et se desserre.
Chez les peuples démocratiques, de nouvelles familles sortent sans cesse du néant, d'autres y retombent sans cesse, et toutes celles qui demeurent changent de face; la trame des temps rompt à tout moment, et le vestige des générations s'efface. On oublie aisément ceux qui vous ont précédé, et l'on n'a aucune idée de ceux qui vous suivront. Les plus proches seuls intéressent."
Mémoire sur le paupérisme
"Je reconnais que la charité individuelle produit presque toujours d effets utiles. Elle s'attache aux misères les plus grandes, elle marche sans bruit derrière l mauvaise fortune, et répare à l'improviste et en silence es maux que celle-ci a faits. Elle se montre partout où il y a des malheureux à secourir; elle croît avec leurs souffrances, et cependant on ne peut sans imprudence compter sur elle, car mille accidents pourront retarder ou arrêter sa marche; on ne sait où la rencontrer, et elle n'est point avertie par le cri de toutes les douleurs.
J'admets que l'association des personnes charitables, en régularisant les secours, pourrait donner la bienfaisance individuelle plus d'activité et plus de puissance; je reconnais non seulement l'utilité, mais la nécessité d'une charité publique appliquée à des maux inévitables, tels que la faiblesse de l'enfance, la caducité de la vieillesse, la maladie, la folie; j'admets encore son utilité momentanée dans ces temps de calamités publiques qui de loin en loin échappent des mains de Dieu, et viennent annoncer aux nations sa colère. L'aumône de l'État est alors aussi instantanée, aussi imprévue, aussi passagère que le mal lui-même.
J'entends encore la charité publique ouvrant des écoles aux enfants des pauvres et fournissant gratuitement à l'intelligence les moyens d'acquérir par le travail les biens du corps.
Mais je suis profondément convaincu que tout système régulier, permanent, administratif, dont le but sera de pourvoir aux besoins du pauvre, fera naître plus de misères qu'il n'en peut guérir, dépravera la population qu'il veut secourir et consoler, réduira avec le temps les riches à n'être que les fermiers des pauvres, tarira les sources de l'épargne, arrêtera l'accumulation des capitaux, comprimera l'essor du commerce, engourdira l'activité et l'industrie humaines et finira par amener une révolution violente dans l'État, lorsque le nombre de ceux qui reçoivent l'aumône sera devenu presque aussi grand que le nombre de ceux qui la donnent, et que l'indigent ne pouvant plus tirer des riches appauvris de quoi pourvoir à ses besoins trouvera plus facile de les dépouiller tout à coup de leurs biens que de demander leurs secours."
Excusez moi pour les pavés ... mais voyez comme c'est d'actualité pour un aristocrate du 19ème !
Message édité par sylvainleleu le 25-07-2005 à 13:51:58