Chez les classiques, un inconscient psychique existe mais reste interprété de façon privative : est inconscient ce à quoi manque la conscience. Les " petites perceptions " chez Leibniz, par exemple, peuvent être innombrables, le passage à une " aperception " est en fait l'accès à un degré supérieur de clarté et plus généralement de vie de l'âme. Or, cela suffit-il pour prouver l'effectivité de l'inconscient ? Celui-ci se caractérise-t-il seulement comme défaut de conscience ? Il faut alors reposer le problème des rapports entre conscience et inconscient, ainsi que celui du statut du sujet qui est le siège de ces deux " plans ". Si, entre la conscience et l'inconscient, il n'y a pas seulement une continuité en quelque sorte ponctuée par des différences de degré (Leibniz), quelles sont leurs relations ? Et si le sujet, comme référence fondatrice du savoir et de l'agir, ne peut être identifié à son propre acte conscient de penser (Descartes), qu'est-ce qui peut le définir ? Peut-on même encore parler de " sujet " ? C'est sur ce point que la théorie de la psychanalyse peut être instructive.
En écoutant des patients souffrant de névroses (affections mentales manifestées par des symptômes tels que des angoisses, des craintes, des obsessions, dont l'intensité et l'insistance sont préjudiciables à la conduite de la vie de la personne), Freud observe que le rappel du passé, essentiel dans la cure, exige de la part du patient un effort qui parfois n'aboutit pas, comme si des souvenirs cherchaient à revenir à la conscience mais en étaient empêchés. Ce phénomène de résistance indique que quelque chose - des scènes, des images, liées à des désirs anciens mais toujours présents, eux-mêmes ancrés dans la vie pulsionnelle, notamment les pulsions sexuelles - a été rejeté et continue d'être rejeté hors de la conscience, comme si ce n'était pas compatible avec ce que celle-ci peut se représenter. L'action de cette force de rejet, c'est ce que Freud appelle refoulement. Ainsi l'inconscient, ce n'est pas seulement ce à quoi la conscience fait défaut, c'est ce qui est refoulé à l'écart de la conscience parce qu'en conflit avec celle-ci.
Freud en viendra alors à élaborer une représentation du psychisme qui sera appelée " topique " parce qu'elle consiste à considérer le psychisme comme structuré en différents niveaux (" topos " : lieu, emplacement) : l'inconscient, constitué par ce qui est refoulé ; le préconscient, constitué par des représentations non conscientes, mais susceptibles de venir à la conscience sans qu'une force s'y oppose ; la conscience, constituée par ce qui est actuellement perçu.
Ainsi, dès la Métapsychologie (1915), Freud comprend le psychisme comme la coexistence de deux systèmes fonctionnels, parallèles mais indépendants, à savoir le système inconscient d'une part, et préconscient-conscient d'autre part. La notion de " préconscient " correspond à une instance-charnière et indique une forme de gradation entre l'inconscient et la conscience. L'inconscient, en effet, en tant que réalité positive et dynamique, produit des effets et donne lieu à des symptômes qui fournissent un espace de jeu et d'intelligibilité, même indirecte, à des données conscientes mais extrêmement lacunaires et souvent à la limite de l'incompréhensibilité. Les productions inconscientes du sujet se manifestent donc sur un mode pré-conscient nécessairement déformé, qui résulte du travail de la censure. Tous ces effets restent latents, recouverts ou cachés pour le sujet. C'est, par exemple, ce dont témoignent, dans le domaine de l'action et de la parole, les actes manqués (lapsus, oublis), dont seul le travail d'interprétation peut révéler la signification manifeste. Il en va de même de lanalyse des rêves qui offre une voie royale pour rendre compte de la logique modifiée mais cohérente dans laquelle les bruits confus de l'inconscient se trouvent traduits et amenés à la pré-conscience du sujet. C'est enfin le cas des symptômes névrotiques comme l'angoisse, la phobie, l'obsession. Ces différents témoignages du pré-conscient (pratiques, verbaux, imageants ou émotionnels) forment les pièces d'un pont mobile entre l'inconscient, comme tel directement inaccessible, et la conscience, sphère de la réalité rationnelle qui, d'une part, ne perçoit que les échos affaiblis du pré-conscient, et qui, d'autre part, est complètement sourde aux appels de l'inconscient.
A cette première théorisation de la sphère du psychisme fait suite une seconde topique, consignée en 1932 dans les Nouvelles conférences de psychanalyse. Freud nous y présente trois nouveaux personnages, le " ça ", formé des pulsions déterminant l'individu dès sa naissance, le " moi ", formé à partir des relations entre le " ça " et le monde extérieur, et le " surmoi ", formé au cours de l'enfance notamment par l'intériorisation des interdits parentaux. Ces trois instances jouent ensemble le drame résultant du conflit à l'oeuvre entre le " principe de plaisir " (incarné par le ça) et le " principe de réalité " (représenté par le surmoi), le moi se présentant comme le médiateur des intérêts conflictuels du ça et du surmoi. Mais le principe de réalité n'est qu'un aménagement du principe de plaisir, car les frustrations, les conflits internes et la répétition compulsive d'expériences pénibles ne sont pas incompatibles avec ce dernier.
En réalité, l'élaboration de la deuxième topique procède de la prise de conscience par Freud, au gré de sa pratique thérapeutique, de la résistance qu'opposent les patients à la compréhension de ce qui leur arrive : le psychisme est un jeu de forces opposées, et l'inconscient se manifeste tout en se voilant ; il est donc de nature conflictuelle. C'est ce conflit interne à l'inconscient dont Freud tente de rendre compte avec cette seconde topique. Aussi, tout en maintenant la première différenciation du psychisme en conscient, pré-conscient et inconscient, il déplace le centre de gravité de la topique du côté de l'inconscient. En effet, le ça, inconscient, correspond aux désirs du sujet, ainsi qu'aux pulsions sexuelles et d'auto-conservation ; le surmoi, lui aussi inconscient, se forme par intériorisation des interdits parentaux et sociaux : il incarne la censure et permet le refoulement des tendances pénibles ou dangereuses pour l'intégrité du sujet ; le moi, enfin, résulte d'une série d'identifications inconscientes, à la Mère, au Père, à l'Autre, ce qui le situe à la charnière des trois systèmes Inconscient/Préconscient/Conscient.
Si lon met de côté léchafaudage théorique de la psychanalyse freudienne, on se retrouve confronté alors à la réalité la plus immédiate et la plus abrupte dun sujet confronté au quotidien à ce que Freud nomme ses pulsions (triebe). " Pulsion " vient du latin pulsare, de même que Trieb, qui signifie " pousser ". Le sujet freudien est un sujet pulsionnel, et la pulsionnalité relève dun déterminisme où l'homme se trouve aux prises avec une force qui le dépasse, jouet impuissant de la toute-puissance de cette dernière. Par ses pulsions, l'homme se trouve confronté à une passivité radicale, et ce d'autant plus que cet inconscient pulsionnel lui demeure totalement inaccessible, noyau d'opacité qui ne peut faire l'objet d'aucune prise de conscience directe ni a fortiori complète.
Or, à côté d'une telle tendance déterministe se fait jour une compréhension moins mécanisante, c'est-à-dire plus éthique de la pulsion. S'il y a un travail possible de l'homme sur celle-ci, ce dont témoigne la réalité concrète de la cure analytique, c'est que l'on est en droit d'espérer un affranchissement, même partiel, par rapport à la pulsionnalité qui nous habite en tant que sujet. Cette part de liberté en l'homme fait signe vers la capacité de transformation de soi que rend possible la thérapie analytique.
Message édité par l'Antichrist le 26-02-2005 à 08:48:53