rahsaan | Je viens de lire l'excellent essai d'Eugenio d'Ors, Du baroque. Cette lecture m'a inspiré quelques idées sur le thème du baroque. Après quelques recherches, voici le résultat. (Pour faire tout à fait bien, il aurait fallu que j'évoque le livre de Deleuze, Le pli : le baroque est un mouvement particulier en cela qu'il porte la force du pli à l'infini... mais n'ayant pas (encore) lu ce livre, j'ai préféré ne pas faire semblant d'y faire référence. Et en attendant, je n'ai pas non plus lu Comment parler des livres que l'on n'a pas lus, donc...)
LE BAROQUE
Au sens le plus courant, est baroque ce qui est bizarre, surprenant, très orné, élaboré, excessif, extravagant... Aussi le terme est-il en ce sens péjoratif. Dans un sens plus mélioratif, est baroque ce qui est somptueux, éclatant, éblouissant, aérien, enlevé, fantasque... Le baroque repose sur cette ambiguité, car il s'en faut de peu que ce qui plait à l'un par son aspect étonnant, riche, paraisse à l'autre au contraire surchargé, pompeux. Le baroque est à la limite entre un surcroît de style, d'audace et la complaisance dans l'excès fastueux qui, à trop vouloir éblouir, épuise par ce débordement de vitalité. Sans doute n'y a t-il pas d'oeuvre baroque qui ne court ce risque du "trop", puisque si le classicisme est mesure, ordre, le baroque est déséquilibre, tentation du toujours-plus. En portugais, barrocco désigne une perle de forme irrégulière. On parle de perle baroque pour décrire celle qui présente une irrégularité, un défaut qui l'empêche d'être parfaitement ronde. Dans le cas des pierres précieuses (diamant, saphir, émeraude, rubis), une telle irrégularité est désignée par le terme de "crapaud". C'est une tâche qui affecte la pureté de la pierre. Le baroque serait-il une sorte de crapaud dans l'art ? Il faut se demander si le baroque peut être une catégorie des beaux-arts ou s'il en représente au contraire l'échec, lui qui fraye de bien près avec la laideur. En deux mots : Le baroque est-il beau ?
--> L'enjeu de cette question est d'interroger de ce qu'on entend par "beaux-arts", le baroque constituant, semble t-il, un cas limite. Dans un premier temps (I), je donne quelques indications factuelles ; puis (II) je résume les notions d'Eugenio d'Ors pour définir le baroque ; ensuite (III), j'analyse le baroque comme art décadent ; alors (IV), j'aborde l'idée d'une vision du monde proprement baroque et je termine (V) par le baroque comme vie propre de l'art.
I°/ Du baroque comme période
1) Je trouve mes informations à ce sujet sur Wikipedia : le baroque et cette page sur le baroque littéraire
Le baroque est une période qui comprend les 17e et 18e siècle. Les périodisations diffèrent manifestement d'un auteur ou d'un spécialiste à l'autre, mais mon but n'est pas de proposer un cours d'histoire de l'art sur le baroque.
Citation :
(Wikipedia) Le baroque est un style qui naît à Rome, Mantoue, Venise et Florence à la charnière des XVIe et XVIIe siècles et se répand rapidement dans la plupart des pays d’Europe. Il touche tous les domaines artistiques, sculpture, peinture, littérature, architecture et musique et se caractérise par l’exagération du mouvement, la surcharge décorative, les effets dramatiques, la tension, l’exubérance et de la grandeur parfois pompeuse.
Il poursuit le mouvement artistique de la renaissance et le classicisme lui succède à partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle.
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Cependant, l'appellation même de baroque ne date pas de cette époque : elle est postérieure, les artistes concernés ne se désignant pas eux-mêmes comme baroques. La notion de baroque a été inventée par l'historien d'art Heinrich Wölfflin (1864-1945), dans son livre Baroque et classicisme.
Citation :
(wikipedia) ...en 1762, alors que le baroque s'achève, outre sa première signification, et toujours selon la même Académie, « il se dit aussi au figuré, pour irrégulier, bizarre, inégal. Un esprit baroque. Une expression baroque. Une figure baroque. ». Au XIXe siècle, pour la sixième édition de son dictionnaire, l'Académie inverse l'ordre des définitions : les perles passent au second rang et le sens figuré au premier. C'est en 1855 que, pour la première fois, le mot est utilisé pour décrire la période et l'art succédant à la Renaissance sous la plume de l'historien d'art suisse Jacob Burckhardt dans Le Cicerone [...] Il faut attendre une génération et 1878 pour que le « style baroque » fasse son entrée dans le Dictionnaire de L'Académie française et que la définition perde un peu de son caractère dépréciatif. Il est vrai que l'impératrice Eugénie a remis au goût du jour les mignardises et le style Louis XV et qu'est né, ce que nous appelons le néobaroque : la réhabilitation peut commencer et Wölffin écrire son œuvre pour nous éclairer sur ce qu'est ce baroque si complexe, compliqué, tourmenté, irrégulier et, au fond, plus fascinant que bizarre…
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Le baroque commence à la période où se développe le Protestantisme. Par réaction, l'Eglise Catholique met en place ce que l'on appelle la Contre-Réforme, pour ramener dans son giron les fidèles tentés par la religion de Luther et Calvin. En particulier dans le domaine de l'art, où Rome promeut un art qui s'adresse au peuple, et plus seulement aux lettrés. Le Concile de Trente (1545-1563) fixe la position de l'Eglise romaine par rapport au Protestantisme : autorité du Pape, dogme de la transsubstantiation etc. L'Eglise promeut un art qui soit fastueux, séduisant, qui plaise au peuple, qui éblouisse, par opposition au rigorisme des temples protestants et du style de vie austère promu par Calvin. 2) En peinture, le baroque joue sur l'ornementation, l'abondance décorative, les thèmes végétaux, l'utilisation du trompe l'oeil, des illusions, des figures qui semblent s'élancer vers le ciel, nous élever vers la splendeur divine. (Parmi les références suivantes, celles qui sont entre guillemets viennent de Wikipedia)
- "Le baroque a été défini par Heinrich Wölfflin comme l’époque où l’ovale remplace le cercle au centre de la composition, équilibre substitué de la centralisation, effets de couleur et de peinture commencèrent à devenir de plus en plus proéminents. Quelques générales analogies en musique rendent utile l’expression « musique baroque ». Des phrases aux longueurs contrastées, l’harmonie et le contrepoint délogent la polyphonie, et les couleurs orchestrales apparaissent plus souvent. Une fascination semblable avec une expression simple, forte, dramatique, où les rythmes clairs, amples, syncopés remplacent les comparaisons métaphysiques, sophistiquées et entrelacées de Maniéristes comme John Donne. On ressent l’imagination fortement influencée par les développements visuels de la peinture dans le Paradis Perdu de John Milton, épopée baroque."
- "En sculpture baroque, les ensembles de figures prirent une importance nouvelle, il y eut un mouvement dynamique et une énergie portée par les formes humaines – elles s’enroulent en volutes autour d’un tourbillon central, ou atteignent vers l’extérieur les espaces alentours. Pour la première fois, la sculpture baroque eut plusieurs angles de vue idéaux. Une caractéristique de la sculpture baroque fut d’ajouter des éléments sculptés supplémentaires, par exemple, des éclairages dissimulés ou des fontaines."
- Au théâtre, un chef-d'oeuvre du baroque est L'illusion comique de Corneille, où est utilisé un procédé de théâtre dans le théâtre : la pièce raconte une histoire, dont on s'aperçoit, au dernier acte, qu'elle est en fait joué par des comédiens de théâtre. Corneille défend le théâtre comme plaisir pris à l'illusion, à la surprise, au renversement. Déjà, dans sa jeunesse, Corneille a écrit des tragédies baroques, où le héros est confronté à un monde sans cesse changeant, instable, menacé de cataclysmes, d'engloutissements, de catastrophes, de démesures...
- En peinture, on dit que le baroque succède à la Renaissance, et vient après sa dernière période, le Maniérisme, représenté par exemple par la célèbre Madone au long cou de Parmigiano. Le Maniérisme transforme la peinture, après une période d'humanisme. Le maniérisme n'est-il pas déjà baroque ? Quelques caractéristiques du Maniérisme :
"* un espace désuni, et souvent indéfini
* une image trouble et obscure,
* une déformation et une torsion des corps,figure serpentina, le torsion du corps dessine un S
* des tons acides et crus, hérités de Michel-Ange et la chapelle Sixtine à Rome
* une recherche du mouvement
* un art de codes, de symboles, de citations d'artistes classiques
* un art de cour, qui s'adresse à des gens cultivés et lettrés" (Wiki)
Dans sa rupture avec l'équilibre de la Renaissance, le maniérisme semble donc partager quelques points communs avec le baroque : torsions, mouvement, envol... (voir les tableaux du Greco). Cependant, le baroque est bien plus épris de splendeur, d'artifices, de magnificence. Ainsi L'adoration des mages, de Rubens : http://www.wga.hu/art/r/rubens/13religi/55religi.jpg
"Une structure dynamique de formes qui s’enroulent en spirale autour d’un espace vide : d’éclatantes draperies, un souffle de mouvements éclairés par une flèche de lumière, peints avec une brillante maîtrise émancipée" (croyez-moi, si vous ne cliquez pas sur le lien du tableau, vous ratez quelque chose )
Succédant au Maniérisme, le Baroque laisse ensuite place au baroque tardif, qui donnera ensuite le Roccoco, art de la frivolité, des courbes bien rondes. Pensons aux tableaux de Boucher, à ses femmes lascives, ces chairs bien roses et grasses, ces fesses luisantes, ces décors de nature niaise qui font contrepoint aux poses aguicheuses, cette abandon aux plaisirs sensuels... --> En réaction au baroque et au roccoco, le néo-classicisme est, au 19e siècle, un retour aux canons de l'art antique, des temples et sculptures bien proportionnées, harmonieuses. L'historien Winckelmann, participe à ce mouvement de "redécouverte" de la beauté grecque : il parle de "Noble simplicité et calme grandeur".
Disons donc que pour définir simplement le baroque, il faut presque prendre le contre-pied de la définition Winckelmann et parler de "complexité fastueuse et de grandeur dans la démesure". II°/ Du baroque comme "éon"
1) Nous avons vu, en essayant de cerner temporellement le baroque, que des problèmes de dates se posaient : le baroque commence t-il directement après le Maniérisme ? Ou bien commence t-il vraiment après le Concile de Trente ?
Quand termine t-il vraiment ? A la fin du 17e siècle ? Ou du 18e ? C'est ici que la lecture du livre d'Eugenio D'Ors, Du baroque, est intéressante. Selon l'auteur, le baroque n'est ni réductible à un art en particulier (certains voudraient réserver le baroque à l'architecture), ni à une période. D'Ors utilise la notion d'éon : de même, dit-il, qu'il y a certains systèmes qui se retrouvent au cours de l'histoire (comme le système impérial, qui est celui d'Alexandre, de Charlemagne ou de Napoléon), il est possible d'isoler dans l'histoire de l'art des systèmes, qui surgissent de loin en loin à différentes époques. Ce sont des constances : "Ces constances entrent dans la vie universelle de l'humanité et dans sa pluralité multiformen, en instaurant une invariabilité relative et une stabilité là où tout le reste est changement, contingence, fluidité."
Il s'agit de points d'appui, de références. Non pas des lois, mais plutôt des types. "Mais il faut bien dire que ces élèments permanents de l'histoire ne sont spécifiquement ni des systèmes, ni des types : il convient de leur donner un nom propre. [...] C'est le terme grec "éon". Un "éon", pour les Alexandrins, signifiait une catégorie qui, malgré son caractère métaphysique [...] avait cependant un développement inscrit dans le temps, avait en quelque sorte une histoire."
Grâce à ce terme, il devient pensable que l'éternité connaisse des vicissitudes : le Christ est Eon, en ce qu'il est inscrit dans l'Eternité mais qu'il s'incarne dans le temps. Sont aussi Eons, pour D'Ors, l'Eternel Féminin, les races anthropologiques, la Féodalité, Rome en tant qu'unité, Babel en tant que dispersion, le Classicisme... ou bien le Baroquisme : "esprit et style de la dispersion, archétype de ces manifestations polymorphes, en lesquelles nous croyons distinguer chaque jour plus clairement la présence d'un dénominateur commun, la révélation du secret d'une certaine constante humaine."
2) Alors le terme de Baroque peut prendre une extension inattendue, très riche, et embrasser aussi bien la peinture d'un Magnasco (voir au Louvre un magnifique tableau représentant un banquet de voleurs, ou des paysages de ruines où s'arrêtent des bandes de pillards), des styles d'architectures portugais, mexicains, ou même le Greco, que nous rangions plutôt dans le Maniérisme. On rapprochera alors le baroque du gothique flamboyant de certaines églises jésuites (pensons à celle de Prague) ; pensons à la poésie de Gongora (à partir de lui a été forgé le terme gongorisme, pour définir un style des plus... mystérieux et ampoulé ; ainsi pour évoquer un oiseau, Gongora parle t-il d'une "lanterne à plumes" ) ou à celle de Gracian ; pensons à ce baroquisme exacerbé qu'est le churriguresque espagnol. La formule générale du baroque sera, selon d'Ors, d'être un "art qui s'envole", contre le classicisme, "art qui pèse".
Bien sûr, Pierre-Paul Rubens, nous l'avons vu, est éminemment baroque. Et d'Ors ajoute à la liste le peintre Rembrandt et même la philosophie de Vico ou encore le système médical de Linné, et même la découverte par Harvey de la circulation sanguine, puisqu'il crée d'un coup un système dynamique de connaissance du corps humain !
Cette liste est donc elle-même éminemment baroque. III°/ Du baroque comme esthétique de la décadence
1) Le baroque devient donc, avec d'Ors, plus qu'une simple période de l'art, et déborde même le cadre des beaux-arts, pour inclure des systèmes de pensée et de science. C'est à proprement parler une Weltanschaaung , au sens hégélien, une "vision du monde". Déjà, j'ai évoqué les tragédies de jeunesse de Corneille, avec ces visions d'une nature déchaînée, d'un monde en branle perpétuel et par conséquent d'une destinée humaine incertaine, mouvante, changeante... Comment définir alors le style, l'esprit du baroque ? Les caractères, toujours selon d'Ors, du baroque, sont le sentiment de la profondeur, du dynamisme, du mouvement l'emploi d'élèments animaux et végétaux ; le baroque constitue même un panthéisme, par opposition à l'humanisme du Classique. Et encore : vénération de la Nature, aspect de fête, de carnaval, par opposition au rigorisme protestant, célébrant les fastes de ce monde, suprématie (au sens de Schopenhauer) du monde comme volonté sur le monde comme représentation, caractère cosmique de l'architecture et de la peinture, style de convulsions, de dissonance. Théâtralité orgueillieuse, "grand vent d'apothéose", sont autant d'expressions pour définir la morphologie du baroque, et l'opposer à celle du classicisme. N'y a t-il pas ainsi dans tout art baroque, toute oeuvre baroque, une prodigalité, un tonus, une générosité, un élan sans cesse repris et dont les limites sont sans cesse repoussées ? Ainsi la musique baroque aspire t-elle peut-être à la "mélodie infinie". C'est un art de l'ellipse, de la fugue, de la rhapsodie. Ainsi, si le baroque est bien une soumission à la violence de la puissance de la Nature, le baroque est en quelque sorte préhistorique : il rappelle à une civilisation trop raffinée, trop équilibrée, certains principes élementaires inspirés par l'instinct, contre un rationalisme et un rafinnement excessifs. Disons qu'il n'y a peut-être d'immortalité que dans le classicisme. Si ce dernier, selon Hegel, se définit par l'équilibre parfait du fond et de la forme, alors le classicisme est le modèle de toute beauté. Le Parthénon, l'Aurige de Delphes, sont à jamais beaux, parce qu'en eux une perfection est atteinte, que rien ne peut surpasser. Le baroque peut-il prétendre à l'immortalité ? 2) Le baroque n'est-il que décadence, pente glissante qui nous emmène vers la laideur ? Il est tentant de le penser. Le baroque est du côté du grotesque, de l'excès, de la démesure, du grotesque. S'il est immortel, il l'est négativement, en tant que toute belle chose, dans le monde sensible, finit par se dégrader, comme le plus beau fruit qui pourrit. Le baroque n'est-il pas justement le début du pourrissement de tout grand art ? Le moment, en somme, où l'art devient trop mûr, trop riche, trop tardif, et persiste à exister alors que son temps est bientôt révolu. En cela, le baroque serait l'excès du classicisme.
Les ors magnifiques de la Contre-Réforme, dans les églises, sont des surcharges, des ornements écrasants, resplendissants, dégoulinants. Cet excès est au bout du compte pénible à supporter. Ce qui ravit la vue peut aussi la fatiguer, l'irriter, l'agacer par la sollicitation perpétuelle de ce trop-plein de beauté, décidément suspect. A trop orner, trop décorer, trop donner de beauté, s'ensuit une profusion indigeste, qui vire au mauvais goût. Le baroque est "orange", couleur rouille, ou bien criard, saturé de tons, qui semblent gicler de partout. Déjà, devant la peinture tardive de la Renaissance, devant la peinture de Venise du 17e siècle, ou de Bologne, nous ressentons la chaleur, l'atmosphère automnale de cette peinture, comme le dernier soubresaut de l'été avant l'hiver, ce qu'on appelle l'été l'indien : le dernier tour de chant de la Nature, qui après nous avoir ravi par la beauté de l'été, doit user d'artifices, d'exagérations, de maquillages, pour masquer sa laideur naissante, pour nous séduire une dernière fois. Le baroque serait-il l'autre mot pour un art décadent ? L'art de Bologne est splendide, bien sûr, plein de chaleur, d'ors, d'ocre ; de même la peinture du Corrège, et ces ribambelles de satires, ces déesses aux cheveux blond vénitiens. Mais déjà, nous sentons que quelque chose est perdu, une flamme proprement divine qui animait Raphaël, Le Tintoret ou Veronèse, qui n'avaient par conséquent besoin d'aucun artifice pour réjouir l'oeil et l'âme. A peine peut-on même parler de joie, car, comme le dirait Spinoza, Dieu n'éprouve aucune joie. Or, l'apogée de la Renaissance est une sorte de célébration de la gloire des cieux et de la cité terrestre, la vision de Dieu lui-même. Peut-être faudrait-il dire que ces chefs d'oeuvres de Veronèse, comme le Dieu de Spinoza, "s'aiment eux-mêmes d'un amour infini". 3) Au contraire, chez les meilleurs peintres des fastes vénitiens, comme Canaletto, nous ne trouvons plus l'ivresse printanière, merveilleuse des maîtres de la Renaissance, comme si, déjà, la beauté parfaite commençait à se retirer doucement. Chez les peintres des fêtes vénitiennes, comme Guardi ou Tiepolo, nous voyons dépeints des magnificences excessives, des chatoiements d'étoffes, de masques, l'ivresse des danses, des sarabandes débridées, un entrain, une gaieté, un tourbillon de vie proprement réjouissants. C'est donc que ce sont des peintures de la joie, la gaieté, mais plus de l'Amour même.
Dès lors, la Renaissance tardive penche dangereusement vers le baroque. Il n'est pas étonnant que, selon Stendhal, le Bernin, un des représentants de la sculpture baroque, soit responsable de la mise à mort de la sculpture classique. Voyez ces expressions outrées, cette impudeur des sentiments, ces effrois terrifiants, ces pleurs et ces grimaces, cette dramaturgie, ces chevaux qui se cabrent, ce ridicule sans honte, impensables à l'époque de Michel-Ange ou de Léonard. A tout le moins, le baroque est donc dégradation de l'art classicique, excès de sensibilité dans la beauté, rupture d'équilibre, donc décadence, donc potentiellement intrusion du difforme, du monstreux, en un mot de la laideur. Faut-il dire en conclure que le baroque est la limite de l'art, sa frontière ou disons son moment de perte, d'enlaidissement, de pourriture ? Le baroque serait donc le mouvement vers le non-beau, le pourtour de l'art qui touche à l'intérieur les beaux-arts et à l'extérieur le domaine de ce qui est exclu du beau : les limbes ténébreuses, les choses informes, les sous-sols des oeuvres ratées...
IV°/ Du monde comme baroque
Contre cette vision du baroque comme limite externe des beaux-arts, je voudrais au contraire proposer l'idée que le baroque est une limite interne à l'art, que c'en est la dynamique qui fait pousser et croître de l'intérieur les oeuvres. Je m'explique, même si ce que je vais dire sera quelque peu elliptique (je qualifie donc par avance mes propos de "baroque", pour m'en sortir à bon compte).
1) Il se présente à nous une une objection : l'art romantique n'a t-il pas aboli la distinction figée entre beau et laid ? Pensons à Shakespeare : "fair is foul and foul is fair", qui a été traduit, entre autres, par "le beau est le laid, le laid est le beau". Depuis le romantisme, les artistes n'hésitent pas à utiliser des sujets qui relèvent, au sens du classicisme de la laideur : ainsi de Baudelaire et son poème la Charogne. Si même le laid a obtenu droit de cité en art, pourquoi hésiter à inclure le baroque à l'intérieur de la sphère artistique ? N'y a t-il pas une esthétique du baroque ? Peut-être s'oppose t-elle à l'esthétique classique, mais depuis le romantisme, qui se soucie encore de cette opposition ? Le baroque rompt moins avec le classicisme que le romantisme ne rompt avec le couple classique / baroque. Contre cette objection, défendons le baroque : nous allons montrer, entre autres, que le baroque survit au romantisme et qu'il est davantage qu'une certaine esthétique qui s'oppose au classicisme. 2) L'imagination transcendantale
Je vais opérer ici un détour pour montrer l'importance fondamentale, "métaphysique" du baroque. J'ai découvert récemment, à la lecture de Zizek, Le sujet qui fâche, qu'Aristote propose dans son traité De l'âme cette idée capitale selon laquelle "l'âme ne peut pas penser sans fantasme". Autrement dit : toute pensée s'accompagne nécessairement d'une image. Pensez à la notion de cercle : en même temps se forme dans votre imagination l'image d'un cercle. Descartes, pour sa part, montre la supériorité de l'entendement sur l'imagination en disant que votre imagination ne peut pas vous represénter clairement un chiliogone (polygone à 1000 côtés) tandis que votre entendement peut en découvrir les propriétés. Cependant, la phrase d'Aristote nous dit bien qu'aucune pensée ne va sans image. C'est dire, si on tire les conclusions, qu'il faut que, même lorsque vous concevez les notions les plus abstraites, votre imagination se met quand même en branle. Et qu'une proposition telle que "il y a Identité de l'Identité et de la Différence" (Hegel) s'accompagne de la présence d'un "fantasme" (disons d'une image) dans votre tête. Or, si seule l'entendement conçoit clairement et distinctement, le fantasme, s'il est bien à ce point originaire, "colle" en permanence à la pensée comme une tâche que rien ne peut faire partir. Or, si l'art classique est art de l'équilibre, c'est un art où entendement et imagination se complétent harmonieusement, où entre autant l'un que l'autre, autant sens des proportions et structures que goût pour la finitions et le modelé, l'esthétique d'ensemble. ... Au contraire, le classicisme se dégrade et meurt de l'excès d'ornement, d'imagination, de sensible... Cet excès d'imagination, cette tâche originaire, ce fantasme qui accompagne toute pensée, cet excès logé au coeur même du je-pense qui assure la synthèse de toutes mes représentations, cette légère courbure, cet obscurcissement léger qui met en danger la clarté de la synthèse, c'est le baroque !
Plus qu'une période de l'art, plus qu'un éon, un style, le baroque serait ainsi inscrit au coeur de l'imagination transcendantale, à titre de "reste", d'excès qu'aucune synthèse, aucun équilibre, ne peut complétement résorber ! Découverte proprement fascinante. Du reste, l'exigence même de classicisme n'est-elle pas d'équilibre, de mesure ? Certes oui, mais dans ce cas, il est aussi valable de dire que, loin que le baroque soit en excès sur le classicisme, c'est le classicisme qui est, par avance, une victoire sur le baroque. Le moment classique se poursuit tant qu'une harmonie entre les contraires, entre les facultés et les forces, peut se maintenir. Mais quand cette alliance entre les opposés, mortelle comme toutes choses, finit par se relâcher, par craquer, alors survient le moment baroque. C'est à dire quand l'excès l'emporte sur la mesure. Pensons au système physico-mathématique des sciences de la nature, à cet âge classique de la représentation dont a parlé Foucault, où s'établit cet équilibre entre le sujet et l'objet. Et pensons maintenant au 19e siècle, toujours vu par Foucault, au moment où ces systèmes de mesure laissent place à l'expérimentation, au dynamisme de la recherche, à une science inscrite dans le devenir, dans l'évolution, dans l'étude des pathologies mentales... N'est-ce pas là du baroquisme ?... 3) Du vivant comme baroque
Comme le montre Zizek, l'imagination transcendantale constitue une sorte d'abîme logé au coeur de la subjectivité kantienne, une puissance de l’image, du fantasme : le "baroque" (si l'on peut employer ce terme pour excès, rupture, schize) est toujours déjà là, comme excès par rapport au pouvoir "originairement synthétique de l'aperception". Dès lors, cet art de l'illusion, du déséquilibre, du monde comme inconstant, il n'est peut-être que la meilleure expression de notre condition, de ce que Heidegger nommerait "l'être-au-monde" ou encore "Dasein". Il faut noter au passage qu'à l'architecture classique de la Critique de la Raison Pure s'oppose la composition baroque de la Critique de la faculté de juger, dont l'unité fait problème, le livre se partageant entre critique du jugement de goût et critique du jugement téléologique. Reprenant les termes kantiens, il faudrait étudier le baroque en rapport avec le couple beau/sublime, d'une part, et le couple mécanique/vivant d'autre part, et montrer comment le sublime constitue une limite pour notre imagination, en ce que le sublime ultimement tente de représenter les idées de la raison ; quant au vivant, l'entendement ne peut tout simplement pas le saisir à l'aide de ses catégories, sinon comme finalité interne organisé, et ne peut donc le comprendre qu'en le réduisant au mécanique. Il faut donc bien avouer que le vivant constitue une déviation baroque par rapport au mécanique, un excès, une impureté, un choc, une "image-mouvement" singulière.
5°/Du baroque comme vie de l'art
1°/ Nous avons pu qualifier le baroque essentiellement comme excès. Ni seulement un mouvement artistique sur une période définie ; ni même seulement un éon, mais une condition ultime de notre « être au monde ».
Disons même que notre monde est lui-même une perle baroque. C’est le monde sublunaire d’Aristote, celui des accidents, donc celui où existent, comme exceptions aux régularités de la nature, des monstres, des ratés. Le baroque ne peut pas être beau sans le classicisme, qui est le Beau par excellence, le Beau authentique, éternel, universel, parfait (la sculpture grecque). Mais le baroque est cette légère déviation par rapport au Beau absolu. Mais notre monde est ainsi fait, le monde de notre imagination transcendantale, qu’il est toujours déjà affecté d’un excès d’image. Le fantasme est une excroissance originaire, une impureté. Donc le classicisme constitue, par rapport au baroque, en quelque sorte, un excès : l’excès qui contient les excès (comme la vertu, chez Aristote, est l’extrême opposé de deux vices contraire : le courage, contre la lâcheté et la témérité). Car l'idée même d'imposer ordre, régularité, simplicité, unité, bref classicisme, à un monde de démesure, de désordre, revient à lui faire violence pour l'organiser. Le classicisme est ainsi une victoire sur le baroque, qui parvient à le contenir. L’art beau, « sublimation » d’un chaos baroque –cas particulier de ce chaos. Au contraire, le baroque peut librement faire déborder les motifs floraux, animaux, jouir de ce chaos qui se libère soudain et menace de ruine l'ensemble, en le faisant s'écrouler sous l'excès d'un poids, d'une tendance. 2°/ Donc notre condition est ainsi faite que nous ne pouvons pas aimer la beauté classique, dans sa pureté complète : celle-ci, absolue, brute, est en réalité ennuyeuse, mortellement ennuyeuse... Pensons à certains poèmes de Paul Valéry, qui à vouloir trop de stoïcisme, de repos, de silence et d'immobilité sont froids et soporifiques. Pensons au Parnasse, au néo-classicisme, qui, à trop vouloir l’équilibre, l’antique, produisent des œuvres qu'on a peu plaisir à regarder, des oeuvres ternes, et même parfois kitsch dans le cas de l'Académisme : ces oeuvres payent, avec usure, leur refus du baroque par leur facture rococo : ainsi la Vénus de Cabanel, les oeuvres de Bouguereau… La pure beauté vire ainsi à la pure niaiserie (comme la morale, selon Nietzsche). Il faut à cette beauté trop pure un rien de chaleur, d’excès, de vie, de dynamique. Songeons que dynamique vient de dunamein, ce qui, chez Aristote, désigne le caractère e ce qui est en puissance, donc inachevé. Or, le baroque est l'inachevé, le mouvement qui se poursuit, s'envole, indique qu'il n'est pas retombé ; ces torsions, ces vrilles, cette hypotypose (description si animée qu'elle rend l'oeuvre vivante). Il faut à la beauté du mouvement, de l’ampleur, de l’envol, un grain de folie, d’imprévu, comme ces top-models qui se ménagent volontairement un défaut qui rehausse, par contraste, leur beauté : si elles étaient des beautés modèles, elles ne seraient plus top-model. Un visage parfaitement symétrique ne séduirait plus. On a trop dit que la nature aimait la symétrie (la feuille etc.) : non, elle aime la quasi-symétrie, avec un rien de déviation, d’excès ou de manque. Elle est donc baroque elle aussi. Seul notre entendement est classique, qui aime la perfection formelle. Mais, par rapport à la vie, à la nature, cet entendement classique se condamne à être lui-même baroque, la symétrie étant une imperfection, une déviation, si la dissymétrie est la règle. Ce déséquilibre, c’est le baroque.
La pure beauté ennuie, elle n’a pas de charme. Le baroque est donc fondamental dans notre appréciation du beau. C’est l’écart qui nous sépare de la pure beauté et par là, la rend visible. C’est donc la beauté absolue en tant qu’elle manque à se réaliser parfaitement, mais c’est donc le milieu adéquat en lequel la beauté se réalise. En ce sens, le beau est pour nous l’écart même par rapport à la Beauté.
« Je suis belle, ô mortel, comme un rêve de pierre » dit la Beauté chez Baudelaire. Oui, faudrait-il répondre, mais tu n’es que rêve et que pierre : alors que le baroque est décalage, interstice du jeu de la vie. C’est l'impureté qui rend la perle belle, le "crapaud" qui réhausse la beauté du diamant, c’est la légère déformation de la Beauté qui nous donne les formes belles dans le sensible. Le baroque est donc la distorsion esthétique fondamentale, sans laquelle la Beauté elle-même ne pourrait tout simplement pas nous apparaître, l'illusion comme jeu même de l'apparence du Beau.  Message édité par rahsaan le 30-06-2007 à 23:43:35 ---------------
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