rahsaan | pascal75 a écrit :
Est-ce qu'il arrive un moment où on n'a plus rien à dire ?
Evidemment on n'a rien à dire sur Fichte ou sur Laruelle quand on ne les a pas lus (c'est mon cas ) mais on peut toujours faire comme si, s'immiscer dans une discussion, avancer un argument marginal, c'est à dire ramener le sujet à ce qu'on connait déjà. Je remarque même que c'est pas la méconnaissance qui empêche de dire des choses la plupart du temps, c'est même assez motivant de parler à la limite de notre bêtise, on a le sentiment de la repousser. Est-ce plus sage de parler que de ce qu'on connait ? pas sûr, j'ai même le sentiment que ça doit être assez sclérosant, voire inhibant. Celui qui ne parle que de ce qu'il connait, tombe dans un doute infini sur la certitude de ses connaissances : maitrise-t-il bien ce qu'il croit connaître ? a-t-il tout bien compris la leçon de Fichte ? bref, il y a là une sorte de spirale négative qui est sans doute l'écueil à éviter pour tous les spécialistes.
Il y a aussi ceux qui ont toujours quelque chose à dire et pour lesquels la bêtise n'est pas une limite à repousser mais le terrain qui les inspire, propos verbeux, excentriques, qui rejoignent le chaos des pensées qui nous traversent l'esprit.
Je m'imagine qu'on est nombreux entre ces deux écueils, à faire comme on peut pour les éviter (et d'autres écueils, ça va sans dire) mais qu'il arrive quand même un jour où on se dit qu'on n'a plus rien à dire. Panne sèche. C'est pas qu'on aurait tout dit (qui peut avoir cette prétention ?), c'est pas qu'il n'y aurait plus rien à dire après... (ici vous pensez à celui qui est le plus grand pour vous), c'est plutôt, il me semble, une incapacité personnelle à faire face à un moment donné à l'horizon de ce qui nous anime. Soit on est désorienté, soit on est dans un creux et le paysage de notre pensée prend l'apparence terrible d'un mur infranchissable. C'est pas qu'on n'a plus rien à dire, c'est que le chemin, l'étroit défilé, devint parfois si pentu ou tortueux, si difficile d'avancer, qu'on ménage ses mots (je pense à Beckett à la fin de sa vie), ou qu'on fait une petite pause, histoire de reprendre des forces si c'est encore possible (ou encore qu'on se désespère, mais je n'envisage pas cette possibilité).
Mais cette pauvreté de mots n'est-elle pas la condition pour qu'à un moment on avance encore ? encore quelques pas, quelques mots avancés avec prudence.
C'est en tous les cas ce que je me dis dans les moments difficiles, les creux, encore trois pas et le paysage changera radicalement, on n'aura pas atteint l'ultime mot et l'ultime pensée, mais au moins on aura vu et rendu visible un nouveau paysage de la pensée. C'est quand on s'y attend le moins que tout change, c'est en avançant droit vers le mur, qu'on voit de quel côté on peut le contourner.
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Je prends ton message comme un mur au pied duquel nous nous retrouvons, quand tu poses cette possibilité de la parole d'en venir à s'épuiser. Il m'est arrivé, sur plusieurs sujets, de me dire que je n'avais plus rien à en dire. Peut-être parce que ce sujet me paraissait soudain dénué d'intérêt ; parce que je comprenais qu'en parler était au-delà de mes compétences ; parce que c'était un sujet rebattu, banal, ennuyeux, sur lequel il n'y avait rien à ajouter que des platitudes. Toujours parce que j'éprouvais une fatigue profonde face à ce sujet. En parler me fatiguait. Donc j'éprouvais l'effort d'en dire quelque chose comme un travail pénible, inutile. Dans ces moments, on se sent un peu comme un arbre qui perd ses feuilles mortes : elles tombent toutes seules parce qu'elles ont vieilli et il est inutile de les empêcher d'aller se transformer en humus. Et au fond, c'est un soulagement profond de ne plus avoir à dire sur bien des sujets. En fait, nous étions comme entêtés à parler de ce sujet, mais nous n'attendions qu'une chose : pouvoir l'oublier pour de bon. Comme si cet effort de rétention par la mémoire n'avait pour fin que de libérer un oubli. Oubli salvateur, oubli qui apporte un soulagement, parce qu'il évacue des questions sans intérêt, des questions bêtes, des questions toutes faites. Il fait passer de l'air frais dans l'esprit. Il fait comme un grand ménage de printemps, quand on secoue la poussière accumulée et qu'on voit à nouveau le jour passer dans la pièce. Depuis que le latin n'est plus la langue des lettrés, la langue des penseurs, tout se dit en langue vulgaire : aussi bien la liste des courses, les slogans politiques, les bavardages quotidiens que les énoncés scientifiques ou les pensées philosophiques. Je me trouve souvent fatigué par les obligations quotidiennes qui sollicitent notre parole. J'aimerais voir cette parole se raréfier, mais pourtant, il faut parler, même pour communiquer des petites choses assez peu signifiantes, juste pour parler à nos proches, donner quelques nouvelles. Mais nous sommes obligés de parler, pour travailler, pour subvenir à nos besoins, pour demander quelque chose. Pas de vie humaine possible sans langage, et sans utilisation de ce langage, par la parole en particulier. Il me semble, de plus, que nous sommes sans cesse sollicités pour avoir un avis sur tout. Je lisais l'autre fois je ne sais plus où une phrase qui résumait bien cet état de fait : "avant, la politique consistait à empêcher les gens de s'occuper de ce qui les regarde ; maintenant, cela consiste à demander leur avis sur des sujets auxquels ils ne connaissent rien."
Or, une bonne fois pour toutes, il y a des choses qui ne nous disent rien, auxquelles nous ne voulons rien savoir. Pourtant, des experts sont aussitôt sollicités par les media pour le moindre évènement : sociologues, politologues, crimonologues, sexologues, futurologues, connaisseurs du Moyen-Orient, spécialistes des nouvelles technologies ou de l'histoire de l'électroménager... C'est cela, le règne des spécialistes, censément détenteurs de compétences toutes prêtes, disponibles à la demande pour rassurer les journalistes et susciter/calmer leurs inquiétudes. Il devient de plus en plus difficile de faire simple, quand nous avons accès, immédiatement, à l'immense confusion du monde, à sa complexité croissante. Il devient de plus en plus difficile de dire quelque chose, de tracer un chemin clair, parce que les étroits défilés deviennent de plus en plus tortueux. Parce que non seulement il est plus facile de se croire capable de parler de beaucoup de choses, mais encore il est de plus en plus nécessaire d'avoir l'air expert en un domaine pour être crédible.
C'est pour ces raisons que je trouve la question "alors qu'est-ce que tu en penses ?" particulièrement fatigante, même quand elle est posée avec bienveillance ; même quand notre interlocuteur ne demande qu'à nous valoriser, à profiter de notre savoir, qu'il nous fait l'honneur et l'avantage de nous dire qu'il a besoin de nous. Mais dans ces cas-là, j'ai envie de pousser un gros soupir un peu surpris, un peu consterné : "...mais je n'en pense rien !"
Et c'est d'ailleurs de plus en plus vrai. Je n'ai pas envie d'être une machine à distribuer des informations. Plutôt être ignorant que possesseur de savoirs disponibles à la demande, comme les produits dans les distributeurs. En revanche, si j'entends cette demande ( "qu'en penses-tu ?" ) d'une autre façon, cela peut devenir intéressant : "si nous faision l'effort de penser ce sujet", alors là oui, et je retrouve quelque chose à dire ; parce qu'alors ce dire n'est pas donné d'avance, parce qu'il faut se mettre à sa recherche, parce qu'il faut le construire. Ainsi quand Alcyon36 m'a sympathiquement demandé de lui venir en aide sur la notion d'Eternel Retour chez Nietzsche, j'étais bien embarrassé, parce que je sentais soudain que je n'avais aucun avis sur la question. Mais il est nécessaire, pour commencer à penser, de se vider la tête, de repartir à proprement parler de rien. Sans cesse reprendre cet effort de bâtir sur du sable, de ne pas poser de fondement bien-connu ou d'opinion de référence. Alors là oui, on peut arriver à dire quelque chose. Je me souviens de cette comparaison qu'on trouve chez Platon (mais j'ai évidemment oublié la référence...) : Socrate est comme un poisson-torpille. D'abord parce que son choc nous engourdit, nous rend lourds, maladroits, là où nous croyions plein d'assurance et de prestance, tel le juge sûr de savoir ce qu'est la Justice ou le rhéteur sûr de savoir ce qu'est la Vérité ; mais la torpille ne fait pas que nous engourdir et nous abêtir : elle nous électrifie, nous réveille. Dans l'état habituel de notre vie, celui de l'opinion et des perceptions/sensations communes, nous possédons à la fois ce sentiment d'assurance innée et cette ignorance de notre ignorance. Socrate provoque l'exact renversement de cet état : il nous fait découvrir notre maladresse là où nous étions sûrs de nous, il nous réveille là où nous étions endormis. Pour dire encore quelque chose quand nous avons tout oublié, nous ne devons pas fuir cet oubli, ou faire semblant de le dissimuler sous d'épaisses couches de savoir. Nous devons au contraire nous plonger dans cet oubli qui est aussi ignorance. Nous avons besoin de nous socratiser : de nous éveiller à la vive inquiétude de la recherche, d'oublier nos certitudes. De faire le saut dans ce domaine dans lequel, comme dit Heidegger, notre entendement commun est si maladroit. La création, la pensée, l'intuition, la connaissance, sont des attitudes, des gestes essentiellement simples. Mais simples ne veut pas dire faciles, ni que cette simplicité exclut la compléxité. Je dirais que nous atteignons cette simplicité sans toujours nous en rendre compte. Cela se fait, tu me l'as dit toi-même , dans notre dos, sans que nous nous y attendions. Il est inutile de "vouloir". Cela "veut" à notre place, en son temps. Mais ce temps, ce temps pur, qui s'offre à nous est aussi un moment où quelque chose en nous se rompt. Quelque chose craque. Comme une maille qui cède et qui menace de défaire tout le tricot, par contagion de proche en proche. C'est là qu'une ouverture se crée, ce que Deleuze appelle une ligne de fuite, qui éveille en nous des devenirs, des intensités inconnues, troublantes, incroyables. L'évènement venu de nulle part qui rompt le cours ordinaire de notre vie. Je crois que ce moment de rupture, c'est le moment littéraire par excellence. Je pense à l'extraordinaire roman de Simenon, La fuite de monsieur Monde. Le héros, homme d'affaires d'une cinquantaine d'années, a fini par s'enfermer dans une vie régulière, avec son travail, sa femme pour laquelle, semble t-il, il éprouve de plus en plus de répugnance, voire de haine. Sa femme qui, alors qu'il la croit endormie quand il se lève, le regarde dans la chambre de ses yeux noirs grand ouverts.
M. Monde se sent peu à peu écrasé par cette existence et un jour, sans prendre de décision, sans avoir réfléchi, il retire tout l'argent de son compte, le met dans un sac et prend le train pour Marseille, et va habiter dans le premier hôtel meublé venu. Il plaque littéralement toute sa vie, sans prévenir quiconque. Le soir, il s'effondre en larmes, enfin délivré, entendant le grand murmure de l'océan, prêt enfin à partir dans son "long voyage d'homme". Alors, voilà. Il me semble que c'est cela qui se passe quand nous trouvons à nouveau quelque chose à dire. Nous poursuivons notre long voyage d'homme. ---------------
Mon roman d'anticipation, L'I.A. qui m'aimait : https://tinyurl.com/mtz2p872 | Mon blog ciné/JV : http://cinecourt.over-blog.com
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