alcyon36 | rahsaan a écrit :
Ah ok. Je lis un nouvel avis sur Heidegger et le nazisme, dans le dernier livre de Marcel Conche : Avec des si, journal étrange. L'auteur consacre un des chapitres à cette épineuse question. Citations à l'appui, il en conclut que H. a été moins nazi que hitlérophile. La nuance est subtile : il veut dire que H. voyait dans le Fuhrer une sorte d'incarnation de l'Etre, prêt à mener le Dasein du peuple allemand vers l'authenticité. Délire complet d'un professeur voyant l'Etre se dévoiler à lui, avec une petite moustache et la mèche en travers du front... Au passage, Conche écorche méchamment le livre de Faye : "un livre d'autant plus faux, si l'on peut dire, qu'il ne l'est pas toujours."
J'ai vu que Faye s'appuyait en partie sur un texte de H. d'après guerre dans lequel il est dit que dans les camps, les victimes ne pouvaient pas mourir en hommes, mais ne faisaient que décéder. H. veut dire que les camps privaient les hommes de leur humanité, qu'ils crevaient littéralement comme des bêtes : ils ne pouvaient mourir en homme, avec les rituels, le sens que l'on attache à la mort humaine. Ils décédaient. C'était une mort "biologique", un arrêt de vie, pas une mort humaine. Faye déforme le sens de ce texte pour faire comme si H. félicitait les nazis d'avoir réussi un tel exploit d'empêcher les victimes de mourir en hommes. Il s'agirait plutôt, de la part de H. , j'ai l'impression, d'un début de semblant d'esquisse d'amorce de repentir...
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bon c'est un peu long, et il manque l'intro et la conclusion, mais ca pourra ptet en aider certains... pour ce dont tu viens parler, lis surtout la 2eme parite, la premiere etant plutot une critique de la méthode de lecture de Faye.
Il semble que de tels témoignages de puissent pas être si facilement écartés par un geste de la main, et quant à notre lecture, ils nous ouvre la possibilité de lire Heidegger sans que la présupposition de nazisme ne simpose comme principe de lecture. Mais quune telle possibilité « soffre » à nous, ne signifie pas nécessairement que lon doivent la saisir.
En revanche, cest bien la question que pose Mr. Faye et la manière dont il cherche à y répondre qui nous impose de ne pas rejeter les doutes sur le degré dengagement dHeidegger dans le nazisme. Car, en lespèce, il sagit bien dun procès, avec son jugement et sa peine. Il sagit bien de savoir si la pensée de Heidegger est de fond en comble vouée au nazisme et à sa légitimation et donc sil nest pas nécessaire, de toute urgence, de sen prémunir : « Pour préserver lavenir de la pensée philosophique, il est également indispensable de sinterroger sur la vraie nature de la Gesamtausgabe de Heidegger, avec les principes racistes, eugénistes et radicalement destructeurs pour lexistence et la raison humaine que ces écrits portent en eux. Un e telle ÂÂuvre ne peut pas continuer de figurer dans les bibliothèques de philosophie : elle a bien plutôt sa place dans les fonds de lhistoire du nazisme et de lhitlérisme ».(p.513)
Cest dire limportance et le danger dune telle démarche, si le verdict tombe contre Heidegger, son ÂÂuvre ne devra plus être étudié comme celle dun philosophe_ et quel philosophe, mais à la seule lumière de son engagement. Ce procès, ou bien plutôt cette logique de chasse aux sorcières vise la mise à lindex de la pensée de Heidegger. Car ce nest pas une petite chose que daccuser quelquun de nazisme. Surtout que Faye ne dit pas seulement que Heidegger a été nazi de bout en bout, mais plus encore que sa pensée est le nazisme !
Aussi, François Fedier a éminemment raison de rappeler une règle indispensable à la bonne tenue de tous procès, à savoir que :
« le moindre soupçon légitime que lon peut concevoir à lencontre des « thèses » de laccusation doit faire pencher la balance en faveur de laccusé, et non de laccusation ».(p.32)
Ainsi, sil est plus que légitime de poser la question des rapports de Heidegger avec le mouvement national-socialiste, nous devons le faire sans présupposer ce nazisme dans notre lecture, en tenant bon sur le respect de la « clause du doute raisonnable ».Ainsi, et cest la démarche même de lauteur qui nous limpose, il nous faut rejeter de toutes nos forces ce mauvais procédé consistant à conditionner le lecteur avant la « révélation », à le placer ,avant toute lecture, dans une situation de choix entre un héroïque combat contre le mal incarné et la compromission avec « lignoble ». Aucune interprétation valable ne peut tenir et maintenir un lecteur sous la pression dun tel chantage.
A la lecture de ce livre, il est dailleurs étonnant (et effrayant) de voir jusquoù son auteur est capable de pousser la présupposition de nazisme dans sa lectureÂÂ
à savoir jusquau ridicule. Le cas le plus significatif est ce merveilleux passage de la page 180, où Faye dévoile à son lecteur létendue de ses « qualités » dinterprète. Ce dernier, reprenant un passage où Heidegger tente dexpliciter lhymne de Holderlin intitulé Le Rhin, nhésite pas à voir dans un schéma dynamique rassemblant les termes principaux du poème (Geburt, Lichtstrahl, Not et Zucht) une interprétation « ésotérique de la gestation et du sens occulte de la croix gammée ».(p.180) (cf, Fedier 26-27)
Une telle méthode de lecture ne peut pas ne pas faire penser à ce que nous disait Nietzsche de la mauvaise philologie, en lespèce celle du christianisme sappropriant « lAncien Testament » juif :
«Il y eut alors une rage dinterprétation et dinterpolation qui ne pouvait certainement pas sallier à la bonne conscience ; quelles que fussent les protestations des savants juifs, partout, dans lAncien Testament, il devait être question du Christ, et rien que du Christ, partout notamment de sa croix, et tous les passages où il était question de bois, de verge, déchelle, de rameau, darbre, de saule, de bâton ne pouvaient être que des prophéties relatives aux bois de la croix : même lérection de la licorne et du serpent dairain, Moise lui-même avec ses bras étendus pour la prière, et les lances où rôtissait lagneau pascal,_tout cela nétait que des allusions et, en quelque sorte, des préludes de la croix ! » (A,§84)
A chacun sa croix ! Avec de telles méthodes, nimporte qui peut « lire » à peu près nimporte quoiÂÂ
Dailleurs M. Faye assume parfaitement sa méthode de lecture indirecte. Il sagit toujours, de mettre en rapport les textes de Heidegger avec ceux de différents idéologues nazis afin de mettre en exergue la nocivité de sa pensée. Aussi, cest sans même, semble-t-il, réfléchir sur ce quune telle méthode est susceptible de mettre en lumière, quil énonce explicitement :
« Nous avons étudié les écrits de personnalités jusquà laissées dans lombre telles que Erich que, Rudolph Stadelmann, Erik Wolf et Oskar Becker. Par les relations parfois extrêmement proches que leurs auteurs ont entretenues avec Heidegger, ces textes apportent des éclaircissements décisifs sur la dimension raciale qui se trouve au fondement des conceptions de ce dernier. En effet,lorsquon observe tout ce qui rattache entre eux, dès les années 1920, et sur fond de doctrine raciale articulée autour du concept de « monde environnant » (Umwelt) des auteurs comme Heidegger, que, Becker et Clauss, on comprend que loeuvre de Heidegger ne correspond nullement à une « philosophie » qui se serait formée avant de rencontrer sur sa route le nazisme, mais bien à une doctrine qui, dès ces années 1920,se fonde sur une conception de l « existence historique » et du « monde environnant » qui sapparente à la doctrine raciale du national-socialisme, telle quelle essaime alors dans la vie intellectuelle, sous des formes en partie transposées et masquées. » (p.15,)
« Lessentiel nous semble acquis à savoir quil ne sera désormais plus guère possible détudier les notions dhistoricité et de tenue chez Heidegger sans évoquer les développements correspondants de que, ou danalyser les notions de « monde ambiant » et d « être en commun » dans Etre et temps sans tenir compte des ouvrages de Clauss »(.p.53).
« une certaine connaissance des écrits de Ludwig Clauss, dOskar Becker, et même dAlfred Rosenberg , nest donc pas inutile pour mieux réaliser ce qui est véritablement en jeu chez Heidegger, à travers les notions dâme et dessence. Sans doute faudrait-il aller plus loin et procéder à des confrontations en profondeur entre les textes canoniques de ces différents doctrinaires du nazisme. Car ce nest pas dans Kant ou dans Hegel que lon trouvera la clef pour comprendre lenjeu des commentaires heideggériens de Hölderlin, mais bien dans la comparaison avec les autres mythologues du nazisme. » (page 185).
Quel est le problème que pose un tel procédé ? On voit bien que ce quil cherche avant tout cest la contextualisation de la pensée de Heidegger. Il semble utile de rappeler que la contextualisation dune ÂÂuvre philosophique, bien que pouvant être utile, nen reste pas moins plutôt limitée, car tout lenjeu est à chaque fois de pouvoir comprendre le sens de cette pensée en tenant compte de la structure spécifique de son questionnement. Chercher à contextualiser nest donc certainement pas une faute en soi, surtout en ce qui concerne le cas HeideggerÂÂ
mais toutes les méthodes de contextualisations de se valent pas, car ce qui importe cest de rapporter celles-ci à la démarche du commentateur. En lespèce, la démarche de M. Faye étant détablir la culpabilité de Heidegger, de montrer à quel point sa pensée est le nazisme, il faut bien comprendre quun tel procédé de lecture indirecte ne pourra jamais rien établir, le raisonnement étant circulaire. En fait, une telle contextualisation du texte est entachée par la présupposition du nazisme de Heidegger. Car si nous tenons bon sur cette « clause du doute raisonnable », la contextualisation se doit dêtre tout autre ; nous ne pouvons ni ne devons exclure lhypothèse dun Heidegger en opposition avec le nazisme, dun penseur usant de ses « idéologèmes » pour les critiquer, les subvertirÂÂ
leur faire dire tout autres choses.(cf,L.Strauss, p.282) Cest justement une telle hypothèse, qui pourtant découle de la plus simple probité, que M.Faye et ses méthodes de lectures ne peuvent envisager. Répétons nous, que doit établir M. Faye ? Non pas quHeidegger utilise des termes dautres nazis, ou que sa pensée serait contaminée par ses rapports à dautres individus, mais bien que sa pensée, en elle-même et par elle-même, est le véhicule du nazisme ; ce qui impose tout sauf une lecture « indirecte ». Au risque dêtre rébarbatif, sans toutefois viser lexhaustivité, voici quelques exemples de ces arguments, qui juxtaposant deux éléments concluent à leur identité :
*page18 : Heidegger « emploie » certains termes allemand, or ces termes sont utilisés par lidéologie national-socialiste, donc la pensée de Heidegger exprime « les principes les plus extrêmes de lhitlérisme et du nazisme ».
*page 32 : le mot « elementare » est utilisé plusieurs fois par Heidegger dans Sein und Zeit, or ce terme est également utilisé par Alfred Beumler, donc Sein und Zeit est un livre raciste.
*page 112 : Heidegger écrit dans une conférence de 1933 (en faveur du mouvement national-socialiste), que les allemands doivent se battrent « comme une race dure », or à la même année Ernst Forsthoff oppose la « race dure en lutte contre [ÂÂ
] la juiverie internationale », donc Heidegger en parlant de « race dure » pensait également à la « juiverie internationale ».
*page 128 : Heidegger a écrit que « la structure de lexistence volkisch qui se forme dans le travail et comme travail, est lEtat », or dans Mein Kampf, Hitler « affirmait que le travail créateur est et serait à jamais antisémite », donc Heidegger partageait cet antisémitisme.
Page 184 : Heidegger, en commentant un hymne de Holderlin, insiste sur le terme Geburt(qui est un des termes centraux de cet hymne), or Rosenberg revient constamment sur le thème de la Wiedergeburt, donc Heidegger dit la même chose que Rosenberg.
De tels arguments nétablissent rien, si ce nest le doute du lecteur quant aux méthodes utilisées. Ce quil importe de retenir, cest que, si la volonté de mettre à jour les rapports quentretient la pensée dHeidegger avec le nazisme est légitime, elle ne pourra jamais rien établir de probant tant quelle se confinera à une lecture indirecte par contagion et contamination.
Il sagit pour nous à présent dexaminer plus en détail la thèse de M.Faye, et particulièrement ce fameux neuvième chapitre, où il entend établir, non seulement que Heidegger a justifié la sélection raciale, mais en plus que ce dernier soutiendrait même après 1945, ce que M. Faye appelle, un « négationnisme ontologique ».
Avant dentamer véritablement notre lecture de ce neuvième chapitre, il est nécessaire dapporter quelques précisions quant aux raisons qui nous poussèrent à choisir spécifiquement détudier ce passage. Nétant pas question pour nous de nier lengagement de Heidegger, ce que nous voulons réfuter, cest la thèse selon laquelle son ÂÂuvre serait vouée au nazisme et à sa légitimation dès avant 1933 et encore bien après 1945. Nous ne pensons pas nécessaire de nous attarder sur la « lecture » que M. Faye propose de Sein und Zeit ; parvenir à voir dans ce sommet de la pensée une inscription « dans les fondements même du national-socialisme » demeure pour nous une énigme. Comme laffirme dailleurs M. Faye lui-même, et ce avec quelques arrières pensées, « à lépoque de son enseignement à Marbourg, Heidegger naffiche pas ouvertement une position antisémite » (p.58)ÂÂ
aussi sil sagit de montrer le nazisme de Heidegger à cette époque ce ne peut être par la lecture de ses livres, mais seulement par celle des intellectuels qui lauront « entouré ». Ensuite, et surtout, ce chapitre 9 est, selon les dires même de M. Faye, « une investigation en profondeur jusquau fond le plus noir de la doctrine de Heidegger »(p.399).
Le chapitre commence par une citation tronquée de Heidegger posant « le principe de linstitution dune sélection raciale est métaphysiquement nécessaire ». M. Faye va même plus loin, car selon lui, « au début des années 1940, lun de ses thèmes les plus obsessionnels nest autre que la froide légitimation de la sélection raciale, quil présente dans son fondement comme métaphysiquement nécessaire »(p.396). Et il sagit de ne pas se leurrer sur les changements de Heidegger dans ses rapports au national-socialisme, « car, en réalité, la seule mutation importante du discours de Heidegger a eu lieu durant les années 1942-1949, et sa motivation est stratégique. Elle est esquissée alors que se profile la défaite du nazisme, puis elle se précise quil a dû faire face à léchec du IIIème Reich, qui signifiait en même temps léchec total de son ÂÂuvre qui en accompagnait le mouvement »(p.397). « En 1949, devant le public choisi du « club de Brême », il se risque, dans la conférence intitulée « Le Dis-positif »(Das Ge-stell), à propos des camps danéantissement et des chambres à gaz, à une affirmation dun révisionnisme radical, quil se gardera de publier dans son édition des conférences de 1962. Et comme nous le verrons, il ira encore bien plus loin dans une autre conférence, rédigée au même moment mais publiée seulement en 1994, dans la Gesamtausgabe ».(p.397)*cf négationnisme ontologique
Aussi, ce quil nous faudra principalement montrer, cest dune part le fait que Heidegger nentend pas du tout légitimer la sélection raciale ou soutenir un quelconque « négationnisme ontologique », et dautre part que la « mutation importante » de sa pensée face au nazisme a bien lieu avant 1942, et ne peut donc être considérée comme « stratégique ».
La première sous partie se veut une lecture du cours de 1935 (publié en 1953*) intitulé Introduction à la métaphysique. Il faut voire la « lecture » que M. Faye en propose pour être en mesure dapprécier les dégâts de son interprétation et sa manière de citer les textes. Dans ce texte, Heidegger tente de présenter, sur plus de 200 pages, la métaphysique à partir de la question de lEtre. Déjà, il nous faut rejeter cette proposition de M. Faye selon laquelle :
« dans la première partie du cours, Heidegger réduit la question directrice de la « métaphysique » à la « question de lêtre ». Celle-ci est entendue en un sens qui ne relève plus, de près ou de loin, de la vrai philosophie, laquelle concerne tout être humain et ne saurait donc être confisquée au profit dun peuple ou dune « race » »(p.403). Visiblement M. Faye se pose comme le dépositaire et le garant de la « vrai » philosophie. Pourtant Heidegger na jamais dit que cette « question de lêtre » ne concernait pas lhomme en général, au contraire, une lecture attentive de Sein und Zeit montre bien quil est question de lhomme en général.
« Le traité de lEtre et temps entreprend, sur le fondement de la question concernant non plus la vérité de létant mais la vérité de lEtre, de déterminer lessence de lhomme à partir de son rapport à lêtre et rien quà partir de ce rapport, laquelle essence de lhomme dans ce traité est définie en un sens rigoureusement délimité en tant quêtre-là »(N,II,p.155)
Ensuite, M. Faye nhésite pas affirmer, quil faut « considérer, comme il le laissera entendre dans une lettre à Die Zeit de septembre 1953, que le cours de 1935 sur lIntroduction à la métaphysique est tout entier conçu pour conduire lauditeur jusquà léloge final de ce quil nhésite pas à nommer « la vérité interne et la grandeur du mouvement » national-socialiste »(p.401). Après une telle affirmation on ne peut quêtre sceptique. M. Faye nous présente dabord un Heidegger cherchant stratégiquement, dès avant la sortie de la guerre, à se poser comme opposant au nazisme, pour affirmer par la suite que dès 1953, ce dernier se permet de laisser entendre quun de ses cours était « tout entier conçu pour conduire lauditeur à léloge final » du mouvement national-socialisteÂÂ
que cela soit dit une foi pour toute, à en croire M. Faye, Heidegger, en plus de ne pas être un philosophe, est un crétin. Soyons sérieux quelques instants, quand Heidegger dit dans sa lettre au Zeit quil « est convaincu que le cours supporte de fond en comble les phrases évoquées », il sagit pour lui de dire, non pas que le cours tout entier vise cet éloge, mais que de telles phrases nentachent en rien le contenu même de ce cours.*
Par la suite, M. Faye cite ce passage du cours sur lEtat, où il est dit « un Etat_il est. En quoi consiste son être ? En ce que la police dEtat arrête un suspect. »(p.403) Pour tout lecteur, une telle citation fait froid dans le dos, on y voit un Heidegger légitimant la Gestapo et lEtat hitlérienÂÂ
enfin cest ce que M. Faye voudrait nous faire croire, car si lon se rapporte au texte même du cours on y lit tout autre chose. En fait, cette citation se situe dans un ensemble dexemples (sur la craie, la motocyclette, le coq de bruyère, lorage, la montagne, le portail dune église romane, lEtat et le tableau de Van Gogh) où Heidegger cherche à montrer à son auditeur que même si nous disons de toutes ces choses quelles sont, nous ne sommes pas en mesure de savoir où est leur être. « Tout ce que nous avons nommé est pourtant, et néanmoins, lorsque nous voulons saisir lêtre, cest toujours comme si nous refermions la main sur le vide »(Intro,p.47) Dailleurs, il nous semble judicieux de citer en entier cet exemple sur lêtre de lEtat pour bien mettre en évidence quil ne sagit en aucun cas pour Heidegger de le légitimer. « Un Etat_ il est. En quoi consiste son être ? En ceci que la police dEtat arrête un suspect, ou en ce que, à la chancellerie il y a tant et tant de machines à écrire en action, qui prennent ce que leur dictent des secrétaires dEtat ? Ou bien est-il dans lentretien du Führer avec le ministre anglais des Affaires étrangères ? Létat est. Mais où se cache lêtre ? Se cache-t-il dailleurs où que ce soit ? »(intro,p.46)
Enfin, malgré ce que laisser entendre M. Faye, quand Heidegger décide de renoncer au terme dontologie, ce nest pas pour faire de lhistoire, ce nest pas pour soccuper de « lexistence historique de lhomme », tout au contraire le propos dHeidegger est de montrer que cest lhistoire qui doit être pensé dans lhorizon de lêtre, loin de confondre « lexistence historique de lhomme et le « nous » du seul peuple germanique réuni sous la Fuhrung hitlérienne »(p.404). Comme le laisse entendre Heidegger dans ce même cours : « si cette situation tenait à ce qui, depuis lorigine, est en marche à travers toute la provenance de lOccident, à un évènement que tous les yeux de tous les historiens narriveront pas à percevoir, et qui pourtant pro-vient autrefois, aujourdhui et dans lavenir ? Que diriez vous si les choses étaient telles que lhomme, que les peuples, dans leurs plus grandes affaires et machinations, aient bien une relation à létant, et cependant, soient tombés depuis longtemps hors de lêtre sans le savoir, et que cela même soit la raison la plus intérieure et la plus puissante de leur décadence ? »(intro,p.48) *nous soulignons
On est loin de trouver dans ce cours une « introduction du nazisme dans la métaphysique », mais bien toujours le même cheminement de la pensée de Heidegger sur ce quest la métaphysique. Attardons nous quelques instants sur ce point. Quand M. Faye nous dit que
« cette perversion heideggérienne dans lusage du mot « métaphysique » atteint un degré tel quil va jusquà présenter, en juin 1940, la « motorisation de la Wehrmacht » comme « un acte métaphysique » ! Cest pourquoi il est aujourdhui essentiel de prendre conscience que ce dont nous parle Heidegger sous le nom de « métaphysique » est sans rapport avec la vraie métaphysique ou philosophie première, science des principes et des causes, telle quon la voit à lÂÂuvre chez les philosophes aussi différents quAristote ou Descartes ».(p.407)
Ce point est extrêmement important, car cest là que se joue tout le contresens qui guide la lecture de M. Faye et lempêche de comprendre ce quil cherche à commenter. En effet, Heidegger a conféré un sens particulier au terme de « métaphysique », il entend par là la pensée qui depuis le geste platonicien se fonde, à son insu, sur loubli du sens de lêtre, pour ne se pré-occuper que de létantité de létant, bref une pensée qui se fonde sur loccultation de ce quil appelle la différence ontologique, différence entre lEtre et létant. Or, nul ne peut ignorer que depuis Sein und Zeit(*et même avant), sans oublier Quest ce que la métaphysique, ou encore Comment dépasser la métaphysique, Heidegger tente avec plus ou moins de réussite à se départir de cette pensée oublieuse du sens de l'être. Afin de faciliter par la suite la mise en exergue du contresens que la lecture de M. Faye véhicule, citons ce passage récapitulatif, où Heidegger conclut le chapitre de son Nietzsche II, intitulé Le nihilisme européen :
« Depuis le jour où Platon interpréta la propriété dêtre de létant en tant quidea jusquà lépoque où Nietzsche détermine lEtre en tant que valeur, donc tout au long de lhistoire de la métaphysique, lEtre se voit sauvegardé sans discussion en tant que la priori par rapport auquel lhomme se comporte en tant que nature raisonnable. Parce que la relation à lEtre pour ainsi dire a disparu dans lindifférence, la distinction de lEtre et de létant ne saurait non plus devenir problématique [soit »digne de question »] pour la métaphysique. [ÂÂ
] La référence à des « idées » et à des « valeurs » et létablissement de celles-ci constitue linstrument le plus courant et le plus compréhensible de linterprétation du monde et de la conduite de la vie. Cette indifférence à légard de lEtre, au sein de la suprême passion pour létant témoigne du caractère absolument métaphysique de lépoque. La conséquence essentielle de cet état de choses se montre en ce que les décisions historiales se sont désormais sciemment, volontairement et intégralement transférées hors des districts séparés des anciennes activités de la culture_politique, science, art, société_ dans le domaine de la « conception du monde ». La « conception du monde » est cette structure de la métaphysique moderne qui devient inévitable dès lors que lachèvement de la métaphysique débute dans linconditionnel. [ÂÂ
] Cet accouplement de lidée avec la valeur a fait disparaître dans lessence de lidée le caractère de lEtre et de sa distinction par rapport à létant. [ÂÂ
] La puissance de la « conception du monde » sest désormais emparée de lessence de la métaphysique. Ce qui veut dire : Ce qui est particulier à toute métaphysique, à savoir que la distinction de lEtre et de létant qui la porte, lui demeure par essence et nécessairement indifférente et « sans question », désormais devient ce qui caractérise la métaphysique en tant que « conception du monde ». Ici se trouve la raison de ce que, à partir du moment où lachèvement de la métaphysique commence, la souveraineté intégrale et inconditionnelle sur létant peut enfin se développer sans plus rien qui vienne la déranger ou la confondre. »(N II,p.201-203)
On reproche souvent à Heidegger son obscurité. Même sil est vrai quil use, et à dessein, dune terminologie déroutante à certains égards, ce texte dit clairement ce quil en est, pour Heidegger, de la « métaphysique ». On peut ne pas être daccord avec sa lecture de lhistoire de la philosophie, mais on ne peut lui faire dire le contraire de ce quil dit. Cette « métaphysique » que Heidegger met en rapport avec le nihilisme européen, oublieuse du sens de lEtre, ne peut être présentée comme ce que veut ou préconise Heidegger, tout au contraire. Ce texte nous permet également de mettre en lumière la critique dHeidegger à propos des « conceptions du monde », nen déplaise à M. Faye.
Si la « motorisation de la Wehrmacht » est présentée comme un « acte métaphysique », cela ne revient pas lapprouver, mais à constater et décrire notre époque contemporaine, celle de lachèvement de la métaphysique, où la métaphysique de la subjectivité devient « subjectivité inconditionnée de la volonté de puissance », époque du déferlement de la Technique visant la domination de la totalité de létant. Nous pouvons à présent poursuivre notre lecture.
Linterprétation de Descartes et de la métaphysique lors de linvasion de la France
Dans ce passage il est question de linterprétation de Descartes et de sa métaphysique quHeidegger propose dans son Nietzsche. Pendant les premières pages, M. Faye critique cette interprétation de Descartes et entend démontrer quelle ne se fonde sur rien. Nétant pas, comme M. Faye, un spécialiste de Descartes, il nest pas question pour nous de contester son interprétation.(*citation de jf-Marquet) De toute façon, en lespèce, il nest pas question pour nous de défendre en quoi que ce soit la « véracité » des thèses de Heidegger sur Descartes, Aristote ou nimporte quel autre philosophe.
En revanche, M. Faye en « résumant » le propos de Heidegger va fournir de leau à notre moulin :
« Cette conception de l »histoire de la métaphysique » moderne comme histoire de la subjectivité, où ségrènent dans une continuité « destinale » implacable les noms de Descartes, Hegel et Nietzsche, a été répétée à lenvi par maints commentateurs depuis la publication du Nietzsche de 1961. Cependant, il ne semble pas que lon se soit sérieusement demandé comment Heidegger pouvait passer ainsi de la mens cartésienne à la Macht nietzschéenne. Rien ne permet en effet de traduire en termes de puissance lesprit humain tel quil prend conscience de soi dans les Méditations ».(p.435)
Admettons, comme le veut M. Faye, que ce passage de Descartes à Nietzsche ne se fonde sur rien. On peut toutefois remarquer que notre interprète lui-même saccorde sur le fait quHeidegger identifie histoire de la métaphysique moderne avec lhistoire de la subjectivité. Or comme nous lavons montrer précédemment la « métaphysique » et en particulier cette « métaphysique moderne » reposant sur la subjectivité est bien ce que Heidegger cherche à dépasser. Dailleurs, M. Faye lui-même, au début de son ouvrage, dans les passages où il caricature Sein und Zeit perçoit bien que Heidegger refuse de penser lhomme comme sujet(*ce qui ne veut pas dire identifier le soi à la communauté), et même bien plutôt dépasser la question du subjectif/objectif. M. Faye poursuit ainsi :
« En outre, si lon prend en considération les textes supprimés dans le Nietzsche de 1961, on découvre que Heidegger conçoit la subjectivité moderne en un sens radicalement opposé à la philosophie cartésienne. En effet, ce nest plus à lesprit et au moi humain quil relie la subjectivité : lattachement au moi nest écrit-il, quune « dégénérescence »(Entartung) de lêtre soi-même. Heidegger nhésite pas à employer à plusieurs reprises, dans ce passage, le terme Entartung qui appartient au vocabulaire racial le plus connoté du nazisme. Ce nest donc nullement lêtre humain dans sa valeur individuelle, mais au contraire le peuple et la nation entendus comme communauté, et donc la Volksgemeinschaft, que Heidegger conçoit sous le nom de « subjectivité ». »(p.435)
Ce passage est particulièrement intéressant. M. Faye voit bien que quelque chose cloche ; Heidegger parle de « subjectivité » en renvoyant à des notions (communauté, nationÂÂ
) qui semblent en contradiction avec elle. Trop accroché à sa vision de Heidegger comme horrible nazi, M. Faye ne peut voir dans un tel rapprochement quune tentative de légitimer ces conceptions « nazies » de la Volksgemeinschaft. Dans le monde de M. Faye, les notions de « subjectivité », de « sujets »ÂÂ
ne peuvent que revêtir un sens positif. Comme on va le voir, il sagit de tout le contraire. Pour Heidegger, qui, répétons le, ne cesse depuis Sein und Zeit de chercher à dépasser cette métaphysique du sujet, qualifier de « subjectivité » les conceptions tournant autour de la Volksgemeinschaft constitue clairement une critique(*et ce cours a été écrit avant 1942) de ces dernières. M. Faye continue et cite, pensant appuyer son propos :
« Lorsquun homme se sacrifie, il ne le peut que pour autant quil est entièrement soi-même_ à partir de lêtre soi-même et de labandon de son individualité. [ÂÂ
]
La subjectivité ne peut en aucun cas être déterminée à partir de légoïste ni se fonder sur elle. Cependant il nous est difficile de nous ôter de loreille la tonalité fausse de « lindividualiste », lorsque nous entendons les mots « sujets » et « subjectifs ».
Néanmoins, il faut inculquer ceci : plus, et plus universellement lhomme en tant quhumanité historique (peuple, nation), repose sur soi-même, plus lhomme devient « subjectif » au sens métaphysique. Laccent mis sur la communauté (Gemeinschaft) par opposition à légoïsme de lindividu nest pas, métaphysiquement pensé, le dépassement du subjectivisme, mais bien son accomplissement, car lhomme_ non pas lindividu séparé, mais lhomme dans son essence_ entre à présent en piste : tout ce qui est, tout ce qui est mis en ÂÂuvre et crée, subi et conquis doit reposer sur lui-même et sétablir sous sa domination »(p.435-436)
M. Faye commente :
« Ce passage nous montre comment, à partir du thème national-socialiste de lOpfer, du sacrifice qui scelle lappartenance de lindividu à la communauté, et sous couvert de lattaque habituelle chez les nationaux-socialistes de l « égoïsme » supposé de lindividu, Heidegger identifie en 1940, laccomplissement de la subjectivité moderne à la domination de la Volksgemeinschaft nazie, et celle-ci à lentrée en scène de lhomme entendu « dans son essence » ! »(p.436)
Le contresens est plus que flagrant. Si en effet Heidegger « identifie » l »accomplissement de la subjectivité moderne à la domination de la Volksgemeinschaft, ce nest pas pour valoriser, ou reprendre à son compte cette domination, mais pour critiquer ceux (les nationaux-socialistes) qui voulant lutter contre l »égoïsme » au travers de la domination de la Volksgemeinschaft, son loin dêtre en mesure de dépasser ce subjectivisme, mais bien plutôt effectuent son accomplissement. Un peu plus loin M. Faye continue sa « lecture », il cite :
« En ces jours nous sommes nous-mêmes les témoins dune loi mystérieuse de lhistoire, selon laquelle il vient un jour où un peuple nest plus à la hauteur de la métaphysique surgie de sa propre histoire, et cela à linstant même où cette métaphysique sest convertie en linconditionnel ».
Puis commente :
« Cela signifie en clair que pour Heidegger, linvasion de la France par larmée allemande est un évènement non pas seulement militaire mais « métaphysique », qui révèle aux Allemands_désignés dans ces pages par lexpression wir selbst_ que la France en tant que peuple nest plus à la hauteur de la métaphysique instituée par Descartes. »(p.347)
Rappelons que ce passage provient encore du chapitre intitulé le nihilisme européen. Puisquil faut un minimum de précision, notons déjà que Heidegger naffirme pas que le peuple français nest plus à la hauteur de la métaphysique de Descartes, mais quil nest plus à la hauteur de cette métaphysique « à linstant même où cette métaphysique sest convertie en inconditionnel », c'est-à-dire quand la métaphysique de la subjectivité devient « subjectivité inconditionnée de la volonté de puissance », à savoir justement le nihilisme européen dans son accomplissementÂÂ
cette époque de la Technique qui « nécessite » un homme nouveau, capable dassurer la domination totale de la planète. Il suffit dailleurs de citer la suite de ce passage pour voir, et ce sans ambiguïté, où Heidegger veut en venir :
« Maintenant apparaît ce que Nietzsche avait dores et déjà reconnu métaphysiquement : que la moderne « économie machinaliste », la calculation machinalisante de toute action et de toute planification sous sa forme absolue exige une humanité neuve qui aille au-delà de ce que lhomme a été jusqualors.[ÂÂ
] Il y faut une humanité qui soit foncièrement conforme à lessence fondamentale singulière de la technique moderne et à sa vérité métaphysique, c'est-à-dire qui se laisse totalement dominer par lessence de la technique afin de pouvoir de la sorte précisément diriger et utiliser elle-même les différents processus et possibilités techniques. »(NII, p.133-134)
Loin dêtre une « légitimation » ou une « apologie », Heidegger se contente, avec lintercession de Nietzsche, de décrire cette lame de fond quest le nihilisme européen se présentant sous la forme de la domination technique. Comment donc ne pas voir, que dès 1940 (et donc bien avant de 1942) Heidegger critique radicalement cette « conception du monde » nationale-socialiste visant la domination et lexploitation de la totalité de létant.
Il sagit enfin pour nous de nous interroger sur la véracité de e que M. Faye appelle « la légitimation de la sélection raciale ».
La légitimation de la sélection raciale comme « métaphysiquement nécessaire »
Il faut dire que le lecteur de M. Faye attend ce passage depuis longtemps, son introduction a été soigneusement préparée.(*p.46, p.180, p.181, p.395, p.440, p.483) Commençant par quelques propos où il continue à développer le contresens dont il est victime à propos du statut de la « métaphysique » dans le cheminement de pensée heideggérien, M. Faye affirme :
« En 1941-1942, dans son cours rédigé mais finalement non prononcé sur la métaphysique de Nietzsche, il nhésite pas à présenter le « dressage (Zûchtung) des hommes » et le « principe de linstitution dune sélection de race »(Rassenzuchtung), comme « métaphysiquement nécessaire »(metaphysich notwendig) !
En outre, Heidegger parle à ce propos de « pensée de la race »(Rassengedanke), en soulignant le mot « pensée ». Il élève ainsi la doctrine raciale à la dignité dune « pensée », en vue de lui conférer une légitimité non plus seulement historique, mais « philosophique ». Dans cette perspective de froide légitimation des fondements mêmes du nazisme, où la « sélection raciale de lhomme » est présentée comme une nécessité « métaphysique »_ ce qui constitue dans quelque sens que lon prenne la phrase, une perversion inacceptable dans lusage du mot_, Heidegger nous conduit jusquà la destitution de lêtre humain, à lopposé absolu de la philosophie cartésienne de la perfection de lhomme »(p.440).
Il ne nous semble pas nécessaire dinsister sur ce contresens flagrantÂÂ
que peut bien vouloir dire « métaphysiquement nécessaire » ? Comme précédemment, à propos de la subjectivité, on voit que dans le monde de M. Faye, qualifier quelque chose de « métaphysique » revient, inévitablement, à la « légitimer » ou à en faire l « apologie ». Il faut remarquer que pas une seule fois dans tout son ouvrage, M. Faye ne prend la peine de citer dans son intégralité ce passage tant dénoncé. Sil le faisait, le lecteur serait forcé de constater quHeidegger continue sa description du nihilisme européen, de cette époque Technique et machinale qui vise la maîtrise de la totalité de létant :
« En tant que lexploration de tout étant, susceptible dêtre exploitée et dirigée, elles (les sciences) fixent létant et par leurs fixations elles conditionnent la consistance ainsi assurée à la Volonté é de puissance. Or, la sélection de lhomme ne revient pas à une discipline nivelante et paralysante de la sensualité : la sélection consiste à emmagasiner et à purifier les énergies en lunivocité de l »automatisme » rigoureusement maîtrisable de tout agir. Là uniquement où linconditionnée subjectivité de la Volonté de puissance devient vérité de létant en sa totalité, là même le principe (de linstitution) dune sélection de race, c'est-à-dire non pas une simple formation de race se développant à partir delle-même, mais la notion de race, consciente delle-même en tant que notion, est possible, soit métaphysiquement nécessaire. »
On peut donc constater, que cest seulement quand « linconditionnée subjectivité de la volonté de puissance devient vérité de létant en sa totalité », que linstitution de la sélection raciale devient « métaphysiquement nécessaire ». Cela ne veut en aucun moment dire quune telle institution est susceptible dêtre souhaitable ou désirable ; bien au contraire, pour Heidegger, cela ne fait que traduire cette situation dans laquelle lhomme nest plus en mesure de répondre à lappel de lEtre, tout engagé quil est dans sa recherche de maîtrise et dorganisation de la totalité de létant.
M. Faye poursuit un peu plus loin :
« Heidegger laisse alors entendre_ce qui sera amplement développé par maints épigones_ que la métaphysique elle-même et la « subjectivité » cartésienne en particulier seraient les véritables responsables du déchaînement planétaire de la technique, les chambres à gaz et les camps danéantissement nazis nétant présentés, dans les conférences de Brême de 1949, que comme une particularité parmi dautres du « dis-positif » de la technique moderne. Cest là une forme particulièrement grave de négationnisme, qui nie ouvertement la spécificité de la Shoah_ de la « Solution finale »_ et tend à disculper le national-socialisme de sa responsabilité radicale dans lanéantissement du peuple juif et la destruction de lêtre humain à laquelle sétait vouée lindustrie du nazisme »(p.441)
Sans partager, loin de là, ce point de vu (peut on être qualifié de négationniste si lon ne reconnaît pas lunicité de la Shoah ?), Heidegger ne cherchant pas à « disculper » les coupables, on peut néanmoins constater que cette critique de la Technique dans les conférences de Brême nest pas liée à une stratégie de retournement après la défaite de lAllemagne, car comme nous venons de le voir ce thème était déjà au cÂÂur de toutes ses recherches concernant Nietzsche et son rapport à la métaphysique. Avant de nous attarder sur le soi-disant « négationnisme ontologique »de Heidegger, prenons le temps de prendre connaissance de la lecture que M. Faye nous propose de Koinon. Dans ces pages présentées par M. Faye nous verrons se dessiner, à linsu de notre « interprète », une véritable critique de toute pensée de la race ; conception qui, selon Heidegger, se fonde toujours sur la métaphysique de la subjectivité.
La « pensée de la race » rapportée à lexpérience de lEtre dans Koinon
Cette partie pousse le ridicule à son comble. Persistant à ne pas comprendre que la métaphysique de la subjectivité est ce que cherche à critiquer Heidegger, M. Faye va, tour à tour, citer des bouts de textes qualifiés de monstrueux, dhorribles. Pourtant, et cest là, sans doute, que le bas blesse, lensemble de ces textes constitue une critique radicale des plus cinglante envers toute pensée de lhomme se fondant sur une conception raciale.
« La pensée de la race, cela veut dire que le fait de compter avec la race jaillit de lexpérience de lêtre en tant que subjectivité et nest pas quelque chose de « politique ». Le dressage-de-la-race est une voie de laffirmation de soi en vue de la domination. Cette pensée vient à la rencontre de lexplication de lêtre comme « vie », c'est-à-dire comme « dynamique » »(p.460)(pour une critique de la conception de lêtre comme vie cf Sein und Zeit,§10)
« Le soin de la race est une mesure conforme à la puissance. Cest pourquoi on peut tantôt le mettre en ÂÂuvre et tantôt le négliger. Son maniement et sa promulgation dépendent à chaque fois de la situation de domination et de puissance. Il ne sagit en aucune façon dun « idéal » en soi, car il devrait alors conduire à renoncer aux prétentions de puissance, et pratiquer le laisser-valoir de toute disposition « biologique ».
Cest pourquoi, toute doctrine de la race comporte à strictement parler, demblée, la pensée dune prééminence raciale. La prééminence se fonde diversement, mais toujours sur des choses que la « race » a réalisées, réalisations qui sont subordonnées aux critères de la « culture » et autres choses semblables. Mais quen est-il lorsque celle-ci, considérée du point de vue restreint de la pensée de la race, nest plus que le produit de la race ? (Le cercle de la subjectivité.)
Ici apparaît au premier plan le cercle oublieux de lui-même de toute subjectivité, qui ne contient pas une détermination métaphysique du moi, mais de lessence humaine toute entière dans sa relation à létant et à soi-même.
Le fondement métaphysique de la pensée de la raciale nest pas le biologisme, mais la subjectivité (à penser métaphysiquement) de tout être de quelque chose détant (la portée du dépassement de lessence de la métaphysique des Temps modernes plus particulièrement).
(Pensée trop grossière de toutes les réfutations du biologisme ; donc en vain)(p.461)
Ce que dit Heidegger est primordial, on peut, comme nous lavons déjà dit, ne pas partager son interprétation, mais on ne peut pas en faire un apologiste de la « pensée de la race ». Au contraire, Heidegger tente de montrer, quune telle « pensée » se fondant sur la subjectivité, ne peut se voir réfuter, par une seule critique du biologisme. Dailleurs, il est assez troublant que dans un moment de lucidité et deffroi, M. Faye semble entrevoir quelque peu ce que veut dire Heidegger.
« Ce qui est monstrueux dans la thèse de Heidegger, cest quil fait du racisme lexpression ultime de la « métaphysique » ».(p.462)
M. Faye ne sarrête pas là, et après quelques remarques filant son contresens sur le sens de la « métaphysique », il finit par citer ces « textes insensés et pervers » ; textes qui constituent, à bien des égards, une critique du national-socialisme :
« Ce nest quainsi que lentrée dans le combat pour la possession de la puissance mondiale reçoit sa portée et son acuité, car cette visée également est un moyen qui est mis sur la voie par la poussée en avant de la puissance. Ces types dobjectifs, tout comme les modalités de leur promulgation et de leur inculcation, sont indispensables dans les combats pour la puissance mondiale ; car la défense des biens « spirituels » de lhumanité, et la sauvegarde de la « substance corporelle » des nationalités doivent partout être retenues comme des tâches à nouveau là où létant est dominé de part en part par la structuration fondamentale de la « métaphysique », conformément à laquelle cette réalisation a besoin de la force vitale spirituelle et corporelle tout entière. Mais cette structuration de la métaphysique est le fondement historique du fait que, par-dessus lexplication de lêtre comme réalité et efficacité, cest finalement lessence de lêtre comme puissance qui simpose au premier plan. Ces visées sont métaphysiquement nécessaires, elles ne sont pas imaginées et mises en avant comme des choses et des « intérêts » fortuitement souhaitables » (p.464-465)
Inutile de revenir sur cette critique de la métaphysique de la « subjectivité inconditionnée de la Volonté de puissance », où « cest finalement lessence de lêtre comme puissance qui simpose au premier plan ». Les remarques dHeidegger ne sauraient être plus claires, et nous permettent de constater la continuité de son questionnement. Il est enfin temps de nous attaquer au fameux « négationnisme ontologique » de Heidegger.
Du révisionnisme de la réponse à Marcuse au négationnisme ontologique des Conférences de Brême
M. Faye commence par reprocher à Heidegger sa « réponse », ou plutôt son silence à propos de son engagement dans le nazisme, et de lextermination des juifs. Il est certain que qualifier son engagement d »erreur » nest pas le genre de réponse que nous, à linstar de M.Marcuse ou de M. Faye, souhaiterions entendre. Mais, nous ne pensons pas non plus dêtre en mesure de juger ce quun homme, en son âme et conscience, considère être la réponse la plus judicieuse.
Attardons nous plutôt sur ceci :
« En effet, après 1945, Heidegger, comme nous allons voir, abandonne tout ce qui fonde humainement la philosophie »(p.490)
Ce qui choque tant M. Faye est un passage de la conférence de 1949 intitulé Das Gestell (le Dispositif), qui a été supprimé par Heidegger dans sa première édition en 1962. Citons, dun seul coup, ce passage, et le commentaire qui en est donné :
« Dans la même énumération, Heidegger se livre à des comparaisons insoutenables :
Lagriculture est aujourdhui une industrie dalimentation motorisée, dans son essence la même chose ( das Selbe) que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps danéantissement, la même chose (das Selbe) que le blocus et la réduction de pays à la famine, la même chose (das Selbe) que la fabrication de bombes à hydrogène.
En prononçant une telle phrase, Heidegger sexclut lui-même de la philosophie et montre quil a perdu tout sens humain. Après avoir exalté, dans ses cours, la motorisation de la Wehrmacht comme « acte métaphysique »_et lon sait que les premiers gazages eurent lieu dans des camions_, il se sert maintenant du caractère planétaire de la technique moderne pour nier la spécificité irréductible du génocide nazi et lassocier à lune des manifestations les plus banalisée de la technicisation de lexistence, à savoir la transformation de lagriculture en industrie dalimentation motorisée. »(p.490-491)
Nous tenons là un gros morceau. Que dire ? Déjà, il faut remarquer (*pour linstant nous navons, et ce à dessein, cesser duser des traductions que nous proposait M. Faye), quHeidegger ne dit en aucun cas que lindustrialisation de la production alimentaire et les camps dexterminations sont « la même chose ». En allemand, « la même chose » se dit dasselbe, or ce que nous devons préciser cest quHeidegger prend soin duser dune formule spécifique das Selbe. Que cherche donc à nous dire Heidegger ? Il se contente de décrire se qui constitue une ignominie, à savoir, quen effet il sagissait dans ces camps dextermination dune production de cadavres, et cest bien là quil y a ignominie, comme lon entend produire des bombes ou quoique ce soit dautre. Ne nous trompons pas, ce qui est horrible ce nest pas le propos de Heidegger sur les camps dexterminations, mais bien ce qui sest passé dans ces camps. Le propos de Heidegger ne cherche en aucun cas à « banaliser », au contraire, il met en lumière la singularité dans tel évènement. Cest à peu près la même erreur que commet M. Faye, à propos de ce passage tiré de la conférence intitulé Die Gefahr (Le Danger) :
« Des centaines de milliers meurent en masse. Meurent-ils ? Ils périssent. Ils sont tués. Meurent-ils ? Ils deviennent les pièce de réserve dun stock de fabrication de cadavre (Bestandstûcke eines Bestandes der Fabrikation von Leichen).Meurent-ils ? Ils sont liquidés discrètement dans dès camps danéantissement. Et sans cela_ des millions périssent aujourdhui de faim en Chine.
Mourir cependant signifie porter à bout la mort dans son essence. Pouvoir mourir signifie avoir la possibilité de cette démarche. Nous le pouvons seulement si notre essence aime lessence de la mort. Mais au milieu des morts innombrables lessence de la mort demeure méconnaissable. La mort nest ni le néant vide, ni seulement le passage dun étant à un autre. La mort appartient au Dasein de lhomme qui survient à partir de lessence de lêtre. Ainsi abrite-t-elle lessence de lêtre. La mort est labri le plus haut de la vérité de lêtre, labri qui abrite en lui le caractère caché de lessence de lêtre et rassemble le sauvetage de son essence.
Cest pourquoi lhomme peut mourir si et seulement si lêtre lui-même approprie lessence de lhomme dans lessence de lêtre à partir de la vérité de son essence. La mort est labri de lêtre dans le poème du monde. Pouvoir la mort dans son essence signifie : pouvoir mourir. Seuls ceux qui peuvent mourir sont les mortels au sens porteurs de ce mot » (p.492)
Loin dy voir une quelconque disculpation des exactions nazies, Heidegger qualifiant lui-même Hitler de Hauptverbrecher dans les années 40, ce texte constitue une profonde méditation sur ce quest lextermination. Il nest pas question pour Heidegger de dire que « personne nest mort dans les camps danéantissement, parce que personne de ceux qui y furent exterminés ne portait dans son essence la possibilité de la mort ». (p ; 493)
Comme le rappelle M.Faye, cette conférence se situe dans la continuité de celle portant sur La question de la technique. A ce propos, Heidegger nous apprenait que ce « Danger suprême » nest autre que lépoque de la technique, entendu comme mode dapparaître qui se rapporte à la totalité de ce qui est.
« La centrale hydro-électrique est installée (gestellt) sur le Rhin. Elle le somme(stellt) de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner, rotation qui entraîne la machine dont le mécanisme produit(herstellt) le courant électrique pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis(bestellt) à la distribution. Dans le domaine de ces conséquences qui senchaînent à la commande (Bestellung) dénergie électrique, le Rhin lui-même apparaît comme quelque chose de commis. » (Technique,p.21-22
Or justement, « dès que le non-célé ne concerne même plus lhomme en tant quobjet mais exclusivement en tant que fonds, et que lhomme, à lintérieur du sans-objet, nest plus que le commissionnaire du fonds (Bestand) _lhomme marche à lextrême bord du précipice, à savoir où lui-même ne doit plus être pris que comme fonds (Bestand). »(Technique,p.36) Dans sa conférence sur die Gefahr, où Heidegger cherche à décrire ce qui se passe dans un camp dextermination, ce que peut vouloir dire mourir dans un tel « contexte », il met expressement en évidence quune telle « organisation » nest possible que lorsque lhomme lui-même est compris comme « pièce de réserve dun stock de fabrication de cadavre ».
Message édité par alcyon36 le 19-05-2007 à 12:37:23 ---------------
"la pensée de l'être est le souci porté à l'usage de la langue" Heidegger
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