rahsaan | rahsaan a écrit :
A la limite, et c'est cette limite là qu'il est intéressant d'approcher, la différence n'est pas pensable. La différence pure n'est plus rien pour la pensée. C'est un autre, un tout autre. Alors pourquoi penser la différence ? Mais parce qu'il n'y a que la différence qui nous fait penser !
La différence constitue la condition de possibilité de la pensée. Mais cette différence qui la conditionne, la pensée ne parvient jamais à la penser en tant que telle. La pensée tend à vouloir remonter en deça de ses conditions, à se penser elle-même [...]
La pensée vit de la différence mais ne peut la penser. Elle pense le plus souvent ce que la différence donne, le donné (quel qu'il soit) mais pas le fait qu'il y ait du donné. [...]
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Non, ce n'est pas ça, vous ne comprenez pas que pour Deleuze... Ah bah merde c'est un de mes messages !
Je repensais à ce que je disais, sur la notion de différence et son rapport à la pensée. Je suggérais, un peu malgré moi, que, pour Deleuze, le travail de la pensée consistait à remonter jusqu'à la pensée de ses propres conditions de possibilité... la plus radicale de ces condition étant, au bout du compte, la Différence. Je disais en somme : la pensée pense grâce à la Différence, qui est rupture, arrachement à l'opinion. Donc je suggérais que, par un parcours infini, la pensée pouvait remonter jusqu'à ce qui la constitue, la Différence elle-même. Si bien que penser la Différence pure constituerait le plus haut sommet de la pensée, la coïncidence parfaite entre la pensée et ses conditions. A quoi Ache me répondait, fort justement étant donné ce que suggérait mon message :
Ache a écrit :
Toutefois, je ne vois pas ce qui empêche la construction d'un accord sur les "conditions de possibilité de la pensée", c'est à dire, "cette coïncidence parfaite entre la pensée et ses conditions de possibilité" est parfaitement envisageable comme objectif d'une philosophie de la cognition. Dans ce cas, le programme serait de construire les structures corporelles (le rhizome) qui sont les conditions de la pensée et la pensée elle-même, et pour cela il faudrait donc faire preuve d'un acte de penser authentique, lequel consiste précisément en.. cette coïncidence parfaite entre la pensée et ses conditions de possibilité.
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DEUX ADVERSAIRES
Mais je pense que j'ai été largement imprécis dans ces lignes. J'ai dit les choses de manière bien trop scolastique : comme s'il existait LA Différence en soi qui soit LA Condition de Possibilité de la Pensée et qui s'oppose à l'Opinion.
En fait, en y repensant, je crois mieux comprendre le problème de Deleuze dans cette thèse . On pourrait montrer que Deleuze, d'après ce qu'il dit dans la préface, s'attaque en fait à deux adversaires à la fois : la culture du stéréotype (1) et l'histoire de la philosophie (2).
(1) La culture du stéréotype Notre société, notre culture, se caractérisent par la prolifération des clichés, des stéréotypes, des images toutes faites, de la reproduction interminable du même. Nous parlons sur le mode de la redondance, c'est à dire sur le mode de répétitions inutiles, lourdes, pesantes, de slogans, d'idées toutes faites, de mots d'ordre que nous tendons à reproduire sans fin. Ainsi, les fameuses séries de Warhol (série Elvis Presley, série Marilyn...) seraient de bonnes illustrations de l'invasion de ces images répétitives, connues de tous, visibles partout grâce aux moyens de la publicité. Répétitions qui tournent à vide et forment une litanie obsédante, une sorte de phrase monotone qui marque le triomphe d'une culture de la redondance en tant que telle. Alors la pensée se trouve exposée non pas aux insuffisances de l'opinion mais au trop-plein du toujours-déjà-pensé, du trop-connu, de ce qui est répété inlassablement : au chaos, à l'excès de signes qui saturent notre cerveau. La tâche, pour qui veut penser, est alors de se confronter non pas à une opinion qui en dirait trop peu, qui en resterait à un moindre-être, mais à une opinion qui en dit trop, en sait trop, en voit trop et en pense trop. Or, si la culture se caractérise par la redondance du même, le penseur ne peut pas seulement prétendre penser contre l'opinion et exalter la différence. Puisque l'opinion elle-même imite la différence, la revendique, alors même qu'elle est redondance. Mais la culture du stéréotype ne prétend jamais nous imposer la redondance. Au contraire, elle ne voudrait que trop produire sans cesse de la différence (ainsi les publicitaires, et les stratégies pour vendre sans cesse de nouveaux produits, leur prétention à trouver nouveaux moyens de persuasions,... qui reposent en fin de compte sur les mêmes vieilles techniques inusables de séduction... l'une des meilleures étant justement de donner l'illusion de la nouveauté, de la différence).
Comment se sortir des pièges de la redondance si même le désir de différent appartient à l'opinion et menace de nous faire retomber dans la redondance ?... (2) L'histoire de la philosophie
Le second adversaire auquel s'attaque Deleuze, simultanément, concerne directement la philosophie : c'est celui de ce savoir que cette discipline, dans un cadre universitaire, a acquis sur son évolution et sur son passé : ce que l'on nomme histoire de la philosophie. Dans un article, Deleuze dira qu'à son époque, il était bien difficile de se sortir de l'histoire de la philosophie, de ses lourdeurs, à cause de l'influence de l'école hégélienne, qui tendait à assimiler philosophie à interprêtation infinie de l'histoire. A quoi s'ajoutait le travail de l'institution universitaire, construisant une histoire rassurante des penseurs, envisagée comme galerie de grands ancêtres moralisateurs. Exercice relevant bien de cette redondance, consistant à répéter sans cesse les mêmes lieux communs à propos des auteurs, si possible pour présenter une marche certes inquiète mais plutôt sénatoriale de l'histoire, allant de la Belle Unité Grecque à la réconciliation de l'esprit en passant par l'Age Classique et les tourments de l'âme moderne... Ainsi, on réduit les auteurs à quelques thèses rassurantes (Kant, penseur de l'expérience et de la morale ; Hume, auteur de l'idée que toute connaissance vient de l'expérience ; Platon, penseur des idéalités ; Descartes, penseur du sujet etc. )
On sait que Deleuze lui-même, avant sa thèse, a pratiqué l'histoire de la philosophie, avec ses livres sur Hume, Nietzsche, Spinoza et Kant.
Mais déjà, ne s'agissait-il pas de subvertir les règles de cet exercice d'école en présentant des auteurs "qui semblaient appartenir à l'histoire de la philosophie mais qui s'en échappaient de toute part ?"
C'est bien sur ces deux fronts que D. combat en écrivant Différence et Répétition : sur le front de la culture et sur celui de l'histoire de la philosophie -les deux domaines se caractérisant par cette domination du trop-plein de platitude.
PLAN DU LIVRE
La question étant ainsi posée ("comment parvenir à penser quand le pouvoir de l'opinion exalte la différence pour mieux nous plonger dans la redondance ?" ), la construction du livre est bien plus compréhensible : 1) D'abord, affronter la "répétition pour elle-même" : ne pas chercher à sortir de la répétition, à prétendre parler au nom de la différence (procédé qui est justement celui de l'opinion : singer le nouveau pour mieux reproduire le banal) mais pousser la répétition à bout. Arriver à pousser la répétition à bout, répéter la redondance jusqu'à ce que se répéte pour elle-même et non pour autre chose. Ne plus imiter la différence, ne plus la représenter ni réfléchir sur elle : répéter la répétition. La redondance, le mot d'ordre, le cliché étant en somme des répétitions qui ne veulent pas passer pour telles : des répétitions ratées. Contre celles-ci, D. invoque Nietzsche, Kierkegaard et Peguy qui ont affronté le thème de la répétition pour les subvertir, en faire des scènes de théâtres peuplées de leurs doubles. 2) Puis le coeur du livre, où Deleuze atteint une expérience radicale de la pensée, comme absolument sans fondement, dénuée de toute préconception : une pensée sans image. La répétition étant prise pour elle-même, elle finit par tourner complétement à vide, comme un dialogue de Beckett. 3) Alors seulement Deleuze peut parler de cet effort radical, de cette violence qui seule peut faire apparaître la pensée, la pensée larvaire qui ne peut se constituer que dans des circonstances exceptionnelles, circonstances qui la plupart du temps nous écraseraient -écraseraient un sujet substantielle, rationnel, et auxquelles seuls des sujets larvaires peuvent résister pour produire une pensée de la différence pure et les processus de différenc/tiations, selon les lignes de l'actuel et du virtuel. C'est alors seulement que Deleuze peut formuler cette affirmation, restée célèbre : "A la limite, il n'y a que la différence qui se répète." 4) Ce n'est qu'après avoir répété la répétition en tant que telle et avoir arraché la pensée à toute image prédonnée, à toute opinion, que Deleuze peut déployer la différence pour elle-même. Enfin, la conclusion (Différence et Répétition) répète le début (Répétition et Différence) en le différenciant.
PENSÉE ET DIFFÉRENCE
La différence ne constitue pas un donné. Elle est ce par quoi le donné est donné : elle est la condition de possibilité de tout donné. Mais pas de toute expérience possible : de l'expérience réelle. Deleuze peut donc maintenir une partie du schématisme transcendantal kantien (l'expérience et ses conditions de possibilité) mais aussi de cet "empirisme supérieur" qu'il a découvert chez Hume (la pensée s'occupe de singularités, de situations précises, uniques : elle vit à l'état sauvage, face à un donné qui ne peut être rangé sous des lois toutes faites. Ainsi du problème de savoir, lorsque deux hommes courent chacun vers une cité -le premier arrivé prenant possession des lieux-, s'il faut considérer que le gagnant est celui qui a touché les murs de la cité ou bien celui qui a lancé un javelot qui s'y est planté avec le drapeau de sa nation). Deleuze peut donc forger le terme d'empirisme transcendantal. Il ne faut donc pas dire : "la pensée ne pense que grâce à la différence et tend à rejoindre ce constituant ultime qu'est la différence" mais plutôt : "la pensée pense en introduisant de la différence et ne peut répéter adéquatement qu'en créant de la différence". La différence est bien ce sombre précurseur qui surgit en arrière-plan, avant la mise en relation de deux domaines hétérogènes, comme le sombre précurseur, éclair noir, monte du sol au nuage juste avant que la foudre ne tombe des nuages au sol. La pensée est donc évènement. Elle ne surgit pas, dit Nietzsche, quand "je" veux mais quand "ça" veut. Or, ce qui nous fait penser, c'est ce qui nous choque, nous perturbe, nous agresse, fait violence à ce que nous croyons déjà penser. Mais il n'appartient pas à la pensée de chercher à remonter "jusqu'à" la Différence, comme pour se réconcilier avec elle. Au contraire, penser consiste à pouvoir répéter si bien que cette répétition en vienne à répéter la différence elle-même et qu'ainsi la différence puisse se répéter, au lieu de répéter la redondance, le cliché. Message édité par rahsaan le 10-02-2007 à 14:11:01 ---------------
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