daniel_levrai a écrit :
Tiens, sur le terme déterritorialisation, il me semble qu'il s'agit d'une référence au fonctionement des sociétés nomades. Vous avez une idée expliquant le fait que Deleuze franchit le pas difficile de faire d'une simple analogie un concept ?
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Sur le cas des sociétés nomades, il n'est pas facile de proposer une explication des raisons de l'usage des analogies : en tout cas opposer, comme le fait Rashaan, « interprétation du sens » et travail sur le « a-signifiant » est une erreur (classique chez les admirateurs de Deleuze), car c'est confondre justement signification (déjà là) et sens (à construire). Il faudrait bien sûr reprendre et approfondir cette distinction... En revanche, ceci me paraît tout à fait juste : « Dans la déterritorialisation, il y a bien, entre autre, une ligne de fuite qui peut créer une déterritorialisation absolue, où c'est le mouvement de quitter le territoire qui devient lui-même un territoire... » C'est exactement ce que fait Deleuze dans son analyse des sociétés de contrôle.
Chez Foucault, les sociétés disciplinaires se caractérisaient par un quadrillage serré de lespace, qui permettait une répartition rationnelle des individus et supposait une conception dune temporalité spatialisable. Cependant, à mesure que se développent les nouveaux moyens de communication, que se tissent des réseaux capables dassurer des connexions pratiquement instantanées entre divers points de lespace, les structures économiques et sociales semblent inverser le rapport entre lespace et le temps. Ce nest plus désormais la localisation qui prime, mais au contraire la vitesse, et lespace semble se replier sur le temps.
Une nouvelle conception de leurs rapports complexes devait donc être mise en place, ce qui suppose une digression, une interprétration métaphorique d'un nouveau champ sémiotique, c'est-à-dire un détour par la conception des espaces lisses et striés. Deleuze définit des différences, qui ne sont pas des oppositions, entre les espaces relevant du « lisse », comme lespace nomade ou celui de la machine de guerre, et les espaces relevant du « strié », comme lespace sédentaire ou celui de la machine dEtat. Si ces distinctions ne sont pas des oppositions radicales, cest parce que ces espaces sont en mélange constant, débordant les une sur les autres, et les modalités de passage entre les deux sont diverses et complexes. Deleuze donne quelques modèles dintelligibilité de ces deux concepts, comme par exemple la comparaison entre la trame du tissu et celle du feutre. Le tissu est strié et limité dans sa largeur, sa structure se compose dune chaîne verticale fixe et dune trame mobile horizontale, et possède un envers et un endroit. Le feutre est au contraire limage dun espace lisse. Il est formé de micro-écailles de fibres qui senchevêtrent, dans une intrication non homogène, désordonnées, et il ne dispose ni de centre, ni denvers, ni dendroit. Mais cest le modèle maritime qui permet sans doute la meilleure compréhension des rapports entre les deux. Le strié est en fait comme le point de vue du marin sur lespace maritime : pour lui, lensemble des mers est cartographié, il sait où il se trouve, il est capable détablir sa « position ». Il évolue donc dans un espace dimensionnel, constitué par des points, des cartes et des trajets, cest-à-dire un ensemble dintervalles fermés quil a à parcourir. Dès lors, le trajet du marin va de point en point, de position en position, et les lignes de son voyage sont subordonnées aux différents points quil doit parcourir. Le strié ferme donc une surface, qui est alors « répartie » en fonction dintervalles, tous déterminés a priori. Dans le lisse, au contraire, les points de passage ne sont pas fixés a priori, mais découverts a posteriori, à mesure que seffectue le trajet. Lespace lisse est celui des découvreurs. On pourrait prendre pour exemple les voyages qui ont permis la découverte de lAmérique : le premier voyage de Colomb était un voyage dans le lisse, dans un espace encore à cartographier, inconnu, alors que ceux de ses successeurs étaient des parcours du strié, puisquils allaient dun point de départ européen à un point darrivée dans le « Nouveau Monde », leur trajet étant ainsi fixé à lavance. Le lisse est donc un espace directionnel, composé despaces ouverts qui sont des vecteurs ou des intensités. Il ny a pas là de fermeture de surface mais plutôt une « distribution » sur un espace ouvert, le long des différents trajets. Cest là le parcours qui pose les points de passage, et non linverse. Si lon se place dans le domaine du strié, on se rend compte que lhomogénéisation de lespace croît avec la précision de lentrecroisement entre les points fixes et mobiles. Dès lors, lhomogène apparaît comme la forme-limite du striage. Il y a pourtant dincessants passages entre le strié et le lisse, comme par exemple la déclinaison, le plus petit écart possible, qui est une variation directionnelle, et le tourbillon, qui est un rapprochement simultané de tous les points de lespace, débordant ainsi le striage. Le lisse est dès lors du côté de la meute errante, des catastrophes et des épidémies, cest ce que Deleuze appelle une « machine de guerre ».
En appliquant maintenant ces analyses conceptuelles aux disciplines, il apparaît que le domaine des purs rapports de forces se trouve dans lespace lisse, alors que le diagramme panoptique, qui établit un ordonnancement précis, se trouve dans lespace strié. Le problème fondamental posé aux disciplines et les débordements du striage par les rapports de forces, comme on peut le constater dans lévolution du capitalisme actuel. Les premières phases du capitalisme ont conduit à un striage de lespace, qui sest rapidement trouvé en opposition avec les flux du capital en circulation. En effet, le capitalisme sous sa forme actuelle se reconstitue toujours à partir dun espace lisse, conduisant les structures des « appareils dEtat » à se voir toujours débordées par le Marché : « Un nouvel espace lisse est produit où le capital atteint à sa vitesse « absolue » fondée sur des composantes machiniques, et non plus sur la composante humaine du travail. Les multinationales fabriquent une sorte despace lisse déterritorialisé où les points doccupation comme les pôles déchange deviennent très indépendants des voies classiques de striage. Le nouveau, cest toujours les nouvelles formes de rotation. » (cf. Plateau, 12) Les composantes machiniques du capital, passant par la mutation technologique produite grâce à lapparition des machines informatiques, permettent une transmission des données à grande vitesse et en constante accélération. Le capitalisme a cessé de se fonder sur lusine, et passe maintenant par lentreprise. La lenteur des disciplines vient de ce quelles cherchent à « former » des individus en corrigeant leurs virtualités déviantes, afin de les normaliser. Mais toutes ces opérations supposent un échelonnage dans le temps et donc une limitation de la vitesse. Or, dans le Marché, lentreprise doit être strictement adaptable : elle na plus de territoire fixe, comme on le voit avec les multinationales, et doit être capable de gérer de reterritorialisations successives rapides. Lentreprise « glisse » en quelque sorte sur les fluctuations du Marché. Les disciplines segmentent, et mettent lindividu en face dun recommencement perpétuel, de lécole à la caserne et de la caserne à lusine. Mais, dans une société de contrôle, on « nen finit jamais avec rien », comme on le voit dans le cadre de la formation continue, qui va se généralisant à tous les domaines. La transition des sociétés disciplinaires vers les sociétés de contrôle est donc le passage de lieux relativement clos à des milieux ouverts, du géométrique (statique) au vectoriel (dynamique), et cette évolution se traduit par une importance accrue des systèmes bancaires : la banque devient peu à peu le modèle dintelligibilité du système économique international. En effet, le domaine bancaire nest pas assigné à un territoire, tout dabord parce que la banque ne soccupe pas de la production, mais est simplement une entreprise au travers de laquelle transitent les capitaux. La banque est du côté du flux, et son rôle nest pas de fixer le capital, de la laisser reposer, mais au contraire den assurer la circulation la plus rapide, le profit augmentant avec la multiplication des échanges. Or, le capitalisme actuel est essentiellement une économie de la banque, et cest elle qui, par la fixation de taux dintérêts ou le soutien de certaines monnaies, définit les cadres économiques au sein desquels les entreprises auront à se déployer. La banque na pas à se préoccuper dun espace associé dont elle dépendrait, ce qui explique la possibilité de voir se développer des zones bancaires dans des Etats géographiquement insignifiants, comme par exemple Singapour, des États ne regroupant que des services et dont le secteur industriel est inexistant. Ce nest plus le territoire associé de lentreprise qui la définit, mais au contraire ce que lon pourrait appeler, avec Deleuze, son âme : « Dans une société de contrôle, lentreprise a remplacé lusine, et lentreprise est une âme, un gaz. [
] On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde. » (cf. Pourparlers) Pour comprendre ce que peut bien signifier cette « âme », il faut se pencher sur les méthodes de recrutement, qui traduisent le changement qui sest opéré dans les sociétés. La société disciplinaire se caractérisait par sa pratique de lexamen qui assurait à la fois la perpétuation des hiérarchies et la normalisation des individus. Cependant, dans le moment de transition qui est le nôtre, nous voyons se développer, à côtés des pratiques dexamen qui sont des résidus disciplinaires, ce que lon a appelé lentretien. Ce changement dans les termes exprime une mutation sociale caractéristique : lentretient ne vise pas à normaliser, mais au contraire à débusquer ce que lon appelle « lesprit dentreprise ». Au cours de lexamen, on cherchait à voir si lindividu était capable de se conformer aux exigences de hiérarchisation et de normalisation, alors que cest exactement linverse que tente de déceler lentretient : il est destiné à déterminer si tel individu, face à limprévisible, est capable ou non de réagir de manière optimale sans consulter sa hiérarchie, mais selon lesprit de lentreprise à laquelle il appartient. En effet, le parcours des ordonnancements hiérarchiques demande un laps de temps qui nest pas compatible avec laccélération perpétuelle des nouveaux échanges économiques, du Marché. Souvent, le cadre de lentreprise doit être capable de réagir dans linstant à des modifications des flux financiers qui se produisent selon une vitesse absolue, et son acte ne doit pas être contraire avec la « politique » de lentreprise. Alors que lhomme des disciplines était discontinu, réglé et ordonné pour former une chaîne defficacité avec lensemble des autres individus, « montés » en série, lhomme du contrôle est un pur électron inséré dans le flux, tout à la fois individualisé au maximum et respectueux dune hiérarchie qui ne lui est plus extérieure, mais quil a totalement assimilé grâce à lesprit dentreprise, cette âme capitaliste. Les ouvriers devaient sintégrer dans lusine, les employés ont lentreprise intégrée en eux. Dans lespace strié qui correspondait aux disciplines, les points étaient assignés et lindividu devait veiller à les parcourir selon un certain ordre. Au niveau des sociétés de contrôle, nous nous trouvons dans une conception que lon pourrait dire « semi-lisse » de lespace : lindividu nest pas localisé actuellement, à chaque instant, mais localisable si le besoin sen fait sentir. Cest, par exemple, la possibilité offerte par les cartes de crédits (issues elles aussi du système bancaire) qui enregistrent à la fois les lieux et les heures des opérations réalisées et les archivent. De lindividu effectivement discipliné, nous sommes passé à lindividu potentiellement contrôlable.