Avant que je finisse par oublier complètement, voici une partie de la suite de ma réponse sur le problème de la quête du lieu original / originaire que lon nomme « nature »... ou « dieu ».
Tout philosophe adresse au monde un questionnement logique, puisque son entreprise na dautre but que de trouver du sens à ce qui, de prime abord, nen a pas. Cest là lattitude philosophique par excellence : aposté face à ce qui ne se donne pas à penser, le philosophe sétonne : pourquoi de lexistence partout, à linfini, de trop... ? Cest le propre de la conscience humaine que de susciter un processus de dépassement de la nature, que ce soit au nom même de celle-ci ou dune autre, plus « artificieuse »... Dans cette interrogation dune partie du réel sur le réel dans sa totalité, la conscience apparaît demblée comme un élément ambigu et paradoxal : elle soffre à la fois comme signe tangible de notre appartenance au monde et aptitude symbolique à nous en abstraire, à nous en libérer par la culture. Celle-ci est notre mode dêtre au monde. Elle constitue « un autre soleil », nous dit Héraclite. Elle est la reconnaissance de notre transcendance... Ainsi, le langage philosophique, comme tout langage, supprime le réel tout en le conservant : pour le philosophe de la phusis, la nature est une réalité seconde, idéelle et par là presque indicible. Elle est à la fois immédiate et insaisissable, parce que toujours déjà là. Force autonome, toujours silencieuse (car le sens est, par nature, silence et contestation de la parole), invisible et impensable (irreprésentable) dans son accomplissement, les caractères de la nature sont faits pour décevoir lanalyse philosophique. La nature est la figure assomptive de la vie : cette dimension symbolique sentend précisément dun rapport épiphanique (du grec : « epiphaneia », apparition) au sensible, au perçu, au pensé, au vécu. Au plein sens du mot, cela signifie la perpétuelle absence-présence du Vrai, de lIdée incarnée dans les choses (Platon). Ainsi, la « Sinnbild » de la nature (littéralement : son « image-sens »), cest la mise en apposition dans le discours du réel, son iconographie conceptuelle en quelque sorte. A sa façon, le symbole sanctifie le règne du « nimporte quoi », propre au réel informe, et le porte à dire lessentiel ; « Sumbôlon » est donc cette quête infinie du Sens par lindéfinie duplication des sens. Prenant ses distances avec les objets qui forment notre univers, la nature saffirme demblée comme une Idée-vague, donc invulnérable. Et ce, dans toute lacceptation du mot. Dun côté, parce quelle signifie un cadre référentiel où toute connaissance est appréhension dun monde plein et foisonnant, mais limité au champ de lexpérience in medias res ; dun autre côté, parce quelle indique aux hommes par-delà leurs diversités contingentes un absolu normatif, irradiant foyer où sinscrit la racine des choses, ce qui fait que les choses sont. Ainsi, « nous sommes conservateurs et architectes de ce monde, continuellement ». Idée-vague, autrement dit : à la fois indéfinie et inévitable parure de lEtre, la « nature » déferle sans cesse en nous, autour de nous et recouvre, par la magie de son concept, la mécanique vide de nos existences. Sans elle (car elle est : femme idéale ou déesse cachée, incarnation de la Vérité), la vie est sans style, rien qu'un mouvement qui court après sa forme sans la trouver. Avec elle, je n'existe plus nulle part, je suis enfin !
Bref, la nature soffre, évidente et claire, au ciel de nos idées, mais, vivant paradoxe du réel, tantôt cest un fabuleux trompe-lil esthétique, tantôt cest une matière incompréhensible et inexplicable, dont linsolite existence saffirme poétiquement, en pulvérisant lêtre-là de toute chose. On néchappe donc pas à la nature, bien que personne ne puisse sans doute jamais savoir en quoi elle consiste absolument. Présente partout mais visible nulle part, elle n« est » (et ne naît) quen qualité dobjet fantasmatique, comme une sorte de possible narratif émanant de notre personne métaphysique et / ou de notre intelligence métaphorique. Elle est une forme dadaptation du réel par le langage, au-delà de toute présence (trop) manifeste. Ce langage de la nature traduit la nécessité intrinsèque pour lhomme de toujours se référer à une « illusion fondamentale » pour rendre les choses réelles plus intelligibles. Ce qui revient à rendre compte (conte ?) du réel tout en légitimant la présence en soi du surnaturel. Par un univers de fictions verbales, je règle logiquement (démarche conduite selon lordre des raisons, au nom dun « logos » essentiel) mon appartenance au monde. Doù les preuves de lexistence de Dieu... Grâce à mon discours qui dit le double aspect des choses, je construis mon défi au réel, en une sorte de recul « néantisant ». Le concept émerge, comme une suspension (« Epochê ») métaphorique dun « tas de choses ». Furieux paradoxe que cette magie du verbe : là où je pense, je ne suis pas !
Ainsi, ce nest pas le sentiment de « perte » ou de « nostalgie », comme le « fantasme » dun « âge dor », qui anime dabord la conscience humaine, mais tout au contraire le sentiment de labsurde, du non-sens de notre condition. Face à cet état de non-sens, au manque de cohérence du réel, au sentiment de violence absurde qui en émane, ma conscience se révolte et affirme sa liberté. Lhomme est un être « condamné au sens » et sa raison est, par elle-même, « une législation de la nature » (Kant) : en nous, le démon de la connaissance sefforce de dévoiler de lintention partout, au-delà, cest-à-dire au nom de Dieu (Platon, Descartes, Kant, Rousseau...), comme en-deçà, cest-à-dire au nom du hasard (Lucrèce, Nietzsche, Marx...), de la conscience. Face à la mise en perspective surréaliste du réel, la conscience philosophique se doit, en effet, de ne pas « perdre la raison » mais bien daimer tout ce que la raison nous fait perdre ! Alors lesprit humain devient quête dune authenticité primitive, recherche de la région originale-originaire de la réalité. Lensemble des activités humaines nous révèle le statut éminemment ontologique de la « nature », où « la même chose se donne à penser et à être » (Parménide). Ces activités dévoilent ce quil nous faut bien appeler le Corps propre de la nature, saisi dun coup dans son « inquiétante étrangeté ». Ce sont des expériences métaphysiques fondamentale, où se révèlent le Même (lartifice est le propre de lhomme : chez Aristote, lartifice participe de la technique, de par la possibilité / capacité que lhomme a à « dompter, dominer et façonner les forces de la nature » : il manifeste à la fois la liberté relative de lhomme, puisquil est fait pour rien, pour aucune production ou reproduction, et la réification de lesprit humain, seul capable dun véritable travail travail spirituel abstrait selon Hegel) et lAutre (lartifice est inscrit en lui comme une disposition naturelle : chez Platon, il relève « naturellement » des apparences du sensible et plus particulièrement de la notion de mimesis imitation qui se trouve tout au long des Dialogues de la deuxième période de Platon, et chez Aristote, il fait partie de la technê, cette technique qui « ou bien imite la phusis ou bien effectue ce que la nature est dans limpossibilité daccomplir ») du sujet. Grâce à cette nature-miroir qui, lespace dun instant, efface le clivage pathétique de lexistence humaine et de lEtre, lhomme devient ce quil est. Ainsi, la nature est demblée un au-delà du réel. En quelque sorte, cest un entre-deux magique : à égale distance des hasards de la matière et des artifices de lactivité humaine. Loi divine véritable « ombre de Dieu », selon Nietzsche la Nature est, bien plus quelle nexiste, puisque exister, cest être pris avec dautres choses dans le tissu de lexpérience. Or, la nature transcendant toute interprétation ou les surdéterminant toutes, ce qui revient à ne jamais sy résoudre, elle provoque et attise le perpétuel défi de la connaissance humaine au monde. Seule une sorte dautodépassement de lhomme vers une « raison ardente » (à linstar du philosophe-poète, ou de lhomme de science-artiste, tous spectateurs actifs du cours des choses) lui permet dentrer en symbiose avec elle, bref de la connaître. On voit bien par là combien la notion de nature est inséparable de la croyance en un homme qui, bien que situé dans le monde, nest pas du monde. Condition sine qua non qui fait - cest là tout lhéritage Biblique et de bien dautres textes sacrés - que la « nature » (celle de lhomme comme celle des « choses ») est ordonnée à la grâce. Grâce sanctifiante, qui anime la création entière, et témoigne de la présence de Dieu (ou de lEtre) dans lâme, au-delà du sensible et du rationnel. De là vient cette urgence de la Foi (Descartes, Kant, Rousseau) ou de la Contingence pure (Lucrèce, Nietzsche, Marx) : expressions, voire revendications, toutes aussi exigeantes, dun manque à être dune sainte législation de la vie (puisque nier Dieu néquivaut certes pas à en expulser lidée). Ainsi, personne ne peut « penser en-dehors du fantasme de la nature
» et poser une question du genre : « Cependant, qu'a t-on gagné à ce changement ? Demeure toujours l'idée du manque, de la perte à combler
» na aucun sens ou plutôt témoigne justement dun manque de sens... La nature est demblée un événement (et un avènement) éternitaire.
Avec la nature, pour une fois, lacte de la pensée et son objet se confondent : enfin, je pense quelque chose. Je mexplique de par le monde. Lhomme, à limage de Dieu, étant un mystère, la nature représente dabord, pour lui, un essai de résolution de la question anthropologique. Elle lui permet de voir un peu plus clair dans son âme ; parce quelle est une sorte dintercesseur métaphorique entre Dieu et ses désirs, bref un lien providentiel où se joue lâme des êtres et la mesure de leur existence. Grâce à la nature, synthèse constituée par lhomme comme le mode clef délucidation du réel, « ce qui est visible ouvre nos regards sur linvisible ». Et le monde est « un livre immense, écrit de la main de Dieu, où chaque être est un mot plein de sens ». Dans cette perspective proprement ontologique, lhomme incarne le prêtre de la création, chargé de décrypter, déchiffrer lalgèbre du réel. Cest ce que fait Lucrèce avec sa théorie de limagination, à la fois perception et pensée : le fantastique et les mythes jouent un rôle dans la connaissance de lobjet. De quels corps réels peuvent bien être issus ces simulacres subtils qui ne frappent pas nos sens, mais atteignent directement lâme de lâme ? Il sagit de simulacres de limaginaire, analogues mais non identiques aux simulacres de limagination, dont le mode de production est analogue à la genèse des formes vivantes, et plus précisément des formes monstrueuses. La comparaison avec lalphabet (cf. De Natura rerum, I) permet détablir une analogie entre la perspective du naturalisme aléatoire (hasard de la formation des espèces, hasard de la formation du centaure) et la structure de la combinatoire lucrétienne : les atomes sont des lettres ; il faut des combinaisons acceptables. Ces combinaisons participent dun « code », dun concilium, adopté comme un pacte par les « foedera naturae ». Le fond de ces combinaisons, cest la contingence, cest la tuché (hasard, chance) de la spontanéité du mouvement déviant. A cela sajoute lavènement de laccident, des causes non liées (automaton), des rencontres fortuites. Doù sans cesse chez Lucrèce labsence de finalité et la critique du providentialisme. En somme, nous atteignons ici à la dignité de lesprit humain, qui sera plus tard revendiquée par Descartes, lorsquil nous rend « comme maîtres et possesseurs de la nature ».
A lattention de neojousous, ardent défenseur de la scientificité, nous pouvons une fois encore nous ouvrir à une généalogie de la raison moderne en montrant lhéritage de Lucrèce dans les modèles indéterministes qui aujourdhui sont plus que jamais confirmés. Le paradoxe dit dEinstein, Podolsky et Rosen en est une preuve (voir larticle de B. dEspagnat, Statut logique du paradoxe et celui dO. Costa de Beauregard, Le Paradoxe dEinstein..., dans Einstein 1879-1955, éd. du C.N.R.S., 1980) : véritable « télégraphie instantanée de linformation ». Partant des inégalités de Bell qui permettent de localiser les objets à léchelle microscopique on constate que ces inégalités sont violées quelle que soit la distance entre les objets qui, aussi éloignés soient-ils, ne sont cependant pas « séparés » donc il y a non-séparabilité. A ce propos, rappelons dans la foulée les dernières positions de la recherche de Bernard dEspagnat (A la recherche du réel) : « Lexpérience vient de confirmer le principe de non-séparabilité ; par non-séparable, il faut entendre que si lon veut concevoir à cette réalité des parties localisables dans lespace, alors si telles de ces parties ont interagi selon certains modes définis en un temps où elles étaient proches, elles continuent dinteragir quel que soit leur mutuel éloignement, et cela par le moyen dinfluences séparées. » Limagerie spatiale est toujours trompeuse, seule la mathématique qui sous-tend les descriptions des particules leur confère une valeur. Les règles mises en jeu faisant correspondre les entités mathématiques au monde physique observé ne sont cependant que des principes, et tiennent compte de lintervention de lobservateur et du principe dindiscernabilité. La mesure ne reflète pas létat dune chose en soi, elle nest que la connaissance dune réalité qui subit aussi linfluence dautres réalités. Avec les découvertes de Prigogine seffondre aussi la vision mécaniste de la physique classique : la « matière » est douée de spontanéité. On a abusivement généralisé le second principe de Carnot, inapplicable quand il sagit de « systèmes ouverts ». Il existe des seuils où les fluctuations inévitables dun état autour dun point déquilibre cessent dêtre minimes, car les mouvements des éléments ne se compensent plus selon la loi des grands nombres. Bifurcation est le point à partir duquel un nouvel état de la « matière » devient possible. Un concept nouveau intervient, à savoir le concept de virtualité : dans un milieu donné, existent des possibilités non démontrables, du moins ignorée. Comme Aristote, Prigogine pense quil y a prédominance du tout sur la partie. Dans les interprétations contemporaines de lorganisation biologique, le dualisme mutation-sélection, en fait, cache notre ignorance du rapport entre le texte génétique et lorganisation vivante. Attribuer à des molécules le pouvoir de contrôler, dinformer, de « réguler », cest faire passer la position du problème pour sa solution, et cela au moyen dune métaphore anthropocentrique ou technocentrique. Cette influence du tout sur les parties est éclairée par lexistence des structures dissipatives mises en évidence par Prigogine. Des interactions non linéaires (causales) doivent être pensées aussi bien dans le domaine physique quen biologie et en sociologie. Des modes dévolution particuliers sont encore possibles : effets, encore insoupçonnés, du type « boule de neige » ou « propagation épidémique », « différenciation par amplification de petites différences ». Le paramètre de bifurcation peut être reconnu soit, par exemple, dans la taille ou la densité du système. Alors la question se pose : « comment une croissance purement quantitative peut-elle ouvrir la possibilité de choix qualitativement nouveaux »? La notion aristotélicienne de virtuel, que lon reconnaît dans la notion de « champ ouvert » telle que Scheurer lexpose dans Révolutions de la science et permanence du réel, ne peut être comprise quà partir de lexpérience du langage : et Scheurer en donne le premier exemple emprunté à la linguistique : « La performance caractérise lactualisation de la compétence par la production dun certain discours par un locuteur donné ». Performance et compétence étant deux notions explicitées par Chomsky : « la compétence (est) un des multiples facteurs qui agissent de concert pour déterminer la performance » (cf. N. Chomsky, La linguistique cartésienne). On peut ramener, globalement, la différence compétence / performance (chomskyenne) à la différence langue/parole (saussurienne). Ainsi, la notion de champ, invoquée par Scheurer, permet-elle de réintroduire le possible au sein de la physique : ce champ ouvert est de moins en moins déterminé au fur et à mesure que lon séloigne de lactuel qui le porte. Outre de nouveaux concepts, la microphysique met en évidence lincapacité des concepts utilisés pour penser le monde sensible à rendre intelligible la « matière ». Léclatement de la physique en une multiplicité de disciplines a multiplié les méthodes et les objets. Méthodes et objets auxquels les méthodes sappliquent nont jamais dit leur dernier mot : lanarchisme régnant au sein de lépistémologie selon la remarque de Feyerabend.
Ainsi, ayant la claire vision que, de par lui-même, il noccupe aucun lieu, et ce malgré les liens subtils qui lunissent au monde, au corps, à la matière, cet esprit en vient naturellement à considérer ses états de conscience (et les représentations afférentes) comme une vaste mosaïque déléments disparates qui tous contribuent à la transcription - évidemment lacunaire - dun texte originaire. Bref, « Nature » est bien ce paradigme toujours déjà perdu, lhorizon sans rivage de notre quête, spirituelle ou intellectuelle. Mais sommes nous contraint de ny voir quun mirage qui leurre ceux qui nont pas encore pris conscience de la déchéance et qui prenne lombre pour la proie ? Afin de rebondir sur cette aporie, faisons un petit détour par limaginaire de la littérature :
Considérons cet extrait de La princesse de Clèves de Mme de Lafayette où le sens révèle son absence et donc dit la déchéance de lêtre : « Lon ne peut exprimer la douleur quelle sentit de connaître, par ce que venait de lui dire sa mère, lintérêt quelle prenait à M. de Nemours : elle navait encore osé se lavouer à elle-même. Elle vit alors que les sentiments quelle avait pour lui étaient de ceux que M. de Clèves lui avait tant demandés ; elle trouva combien il était honteux de les avoir pour un autre que pour un mari qui les méritait. » Des textes comme celui-ci, les tragédies de Racine en sont pleines. Mme de Clèves assiste, comme de lextérieur, à ce qui se passe en elle. Tout se passe comme si le sujet ne coïncidait pas avec sa propre nature et quil la reconnaissait après coup. La dissociation de la conscience et de lêtre est très poussée dans lextrait : la princesse reconnaît en elle-même des sentiments dont elle ne savait pas quils pouvaient exister. Loin quelle pût surmonter cette nature quelle découvre avec étonnement et douleur, cest cette nature qui travaille à détourner sa conscience et sa volonté. Mais cette nature que Mme de Clèves reconnaît en elle, nest pas au fond sa propre nature. Elle est en état de possession. Elle ne se possède pas parce quelle est possédée par limage dun autre. Quand elle se cherche, elle ne se trouve pas, elle trouve lautre qui lhabite. Cest pour cela quelle ne croyait pas pouvoir donner à son mari ce quil lui demandait et quelle saperçoit que cela peut exister quand elle découvre limage de Mr de Nemours qui lhabite en la vidant de toute autre substance. Lextériorité est donc radicale : il ne sagit pas seulement dun antagonisme entre la nature de Mme de Clèves et sa volonté : sa propre nature est celle dun autre qui lobsède, elle nest que par lui. On pourrait lui appliquer la fameuse formule de Sartre : elle est ce quelle nest pas, elle nest pas ce quelle est. Le plus grave est que Mme de Clèves ne peut pas se recueillir en elle-même pour échapper à son obsession. Elle ne le peut pas, non pas parce que la volonté est faible, mais parce quil nexiste rien en elle qui soit vraiment elle et auprès de quoi elle puisse se recueillir. Cest ce que Lucien Goldmann appelle le refus intramondain du monde : on ne peut refuser unilatéralement le monde, car si on fuit les divertissements dans quelque cellule de couvent, on ne sy retrouve pas, on ne retrouve que le vide : notre nature profonde nous échappe de toute façon. Il faut se projeter en quelque chose, une entreprise par exemple, y adhérer totalement pour combler le vide, tout en sachant quelle nest rien, que lessentiel est ailleurs (Pascal). Le signe de la Grâce, cest la réussite que procure le détachement le plus complet dans ladhésion la plus totale. Comme le souligne Pascal : « la vraie nature de lhomme étant perdue, tout devient sa nature ». Descartes, quon oppose si souvent à Pascal, aboutit à des conclusions analogues : Le traité des passions montre quon narrive pas à surmonter une passion en essayant de se recueillir en soi-même mais en donnant son adhésion à un autre objet qui peut nous occuper sans culpabilité et sans danger. Ces analyses de textes et dauteurs du XVIIe siècle, nous pourrions les faire à quelques nuances près à partir de textes de Baudelaire, par exemple...
Ainsi, la nature est bien un mythe. Cette proposition paraît extravagante. Elle peut être balayée dun simple geste, semble-t-il, en désignant un ruisseau, une forêt, un arbre ou simplement une fleur. Toutes ces choses sont naturelles, elles existaient avant même que lhomme ne fit son apparition sur terre, on ne peut donc douter que la nature existe. Pourtant, quand on désigne de la main la nature à lextérieur de nous, cela ne suffit pas pour sortir de nos représentations et vérifier que les choses qui nous ont précédés sur la terre sont en elles-mêmes comme elles sont dans nos représentations. Dès que nous échappons à nos propres sensations et à nos projections, nous tombons dans des constructions abstraites qui nous éloignent encore plus de la nature. Si nous oublions tous les mythes sur leau, lair, le feu et la terre, si nous essayons de nous les représenter sans projeter sur eux nos illusions et nos phantasmes, nous finissons par nous trouver devant le tableau des éléments de Mendeleïev où lor nest différent du plomb que par le nombre des électrons qui gravitent autour dun même noyau. La nature sest envolée, il ne reste plus que des nombres et des structures géométriques désincarnées. Au contraire, la nature paraît une donnée immédiate quand nous désignons un arbre ou une fleur, mais il nen va pas autrement quand une personne se considère elle-même : la Princesse de Clèves naurait pas ressenti tant de douleur et détonnement par ce que sa passion pour le duc de Nemours lui révèle, si elle navait été convaincue auparavant que sa propre nature est une donnée immédiate, évidente et consubstantielle à sa volonté. Pour une conscience irréfléchie (nous devons quitter l'image du miroir) la nature paraît toujours immédiate, c'est la réflexion sur cet immédiat qui fait reculer la nature et qui révèle le vide de l'immadiat... Michel Henry est au bout du chemin...