l'Antichrist | rahsaan a écrit :
Dans l'Anti-Nature, Clément Rosset a excellemment montré que la nostalgie de la nature perdue, la recherche de l'authentique, le désir de retrouver une origine vierge de toute dégradation... n'ont rien de spécifiquement modernes, mais que l'on retrouve ces désirs à toutes les époques, dans l'Antiquité comme de nos jours. En sorte que la Nature constitue bien un des fantasmes les plus puissants de l'humanité et qu'il n'y a guère d'espoir de le voir disparaître un jour, puisqu'il constitue l'équivalent rassurant d'une mère, et permet d'asseoir toutes les idéologies du manque et les discours de dénigrement du réel (Platon, Rousseau, les freudo-marxistes...)
Inversement, Rosset montre qu'il y a eu des penseurs qui ont réussi à penser en-dehors du fantasme de la nature, acceptant pleinement la dimension artificielle de ce qui est, c'est à dire le caractère factice, hasardeux et fragile de toutes choses (Lucrèce, Montaigne, Machiavel, Nietzsche...) Et il ne peut y avoir d'approbation inconditionnelle à ce qui est sans cette reconnaissance du caractère tragique (=hasardeux et insignifiant) du réel.
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rahsaan a écrit :
>L'AC : oui, très bien, je vois que nous sommes d'accord... Je m'excuse de ne pas avoir pris le temps de refaire 2500 ans d'histoire de l'idée de Nature... Clément Rosset dit juste qu'il faut s'entendre sur le terme de Nature. En un sens, avec Nietzsche, il s'agit bien de "renaturaliser" l'homme. Mais pas pour retrouver une transcendance, seulement pour accepter que l'homme vive dans un monde qui n'a pas de sens, ou disons dont le sens lui échappe complètement. C'est bien la même chose chez Lucrèce... Une nature qu'aucune Providence n'a créée... Bref nous sommes d'accord sur tout, mais j'essayais juste de condenser cela en quelques lignes. 
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rahsaan a écrit :
Vous ne croyez pas que vous en faites un peu trop-là ?
Et je ne vois nulle nostalgie de la phusis chez bien des Modernes... Chez Heidegger oui, mais chez Descartes, Spinoza, Leibnitz, Kant ?... La redécouverte des Grecs commence véritablement avec la philologie allemande du 19e (Winckelmann, Jaeger etc
) ainsi que Hölderlin, Hegel. A l'idée que les Grecs sont des modèles à suivre (conception des Classiques, qui imitent leur éloquence, leur style, leurs figures, leur rhétorique) succède l'idée que les Grecs constituent un idéal perdu, un temps originaire, un âge d'or disparu. Heidegger renverse les choses en disant, dans Hegel et les Grecs, que les Grecs ne sont pas derrière nous, mais devant nous, à l'horizon de notre modernité. Cependant, qu'a t-on gagné à ce changement ? Demeure toujours l'idée du manque, de la perte à combler... La philosophie de Lucrèce était au contraire une tentative de vivre dans un monde éphémère, hasardeux, changeant, sans souci d'un manque à être ou d'une perte.
Je m'excuse de ne pas produire à chaque message un exposé circonstancié de tous les livres, auteurs et courants de pensée évoqués, mais un forum est un lieu de discussion, pas le lieu de tenir des cours magistraux.
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Bon, reprenons le problème depuis le début, vous semblez en avoir bien besoin ! Vos messages sont à la fois imprécis et erronés ! Imprécis lorsque vous affirmez sans précaution ni explication que « la nostalgie de la nature perdue, la recherche de l'authentique, le désir de retrouver une origine vierge de toute dégradation... n'ont rien de spécifiquement modernes, mais que l'on retrouve ces désirs à toutes les époques, dans l'Antiquité comme de nos jours ». Erronés lorsque vous placez des auteurs « miraculés », Lucrèce en tête, « en-dehors du fantasme de la nature ». Bien sûr, je comprends ce que vous dites : cette « mère » nature, matrice inconnaissable de toute vie, est une fabuleuse création de lhomme, un fantasme élaboré par le discours humain pour résister à lentropie du monde et, de fait, la suite de mon message, qui part de cette évidence, vous paraîtra certainement aller dans votre sens... Mais votre propos en reste tellement à la surface des choses que vous en arrivez à vous contredire vous-mêmes : si la redécouverte de lépicurisme par les romains est circonstancielle, si elle procède du détournement du monde des affaires, cest-à-dire dune spéculation financière et dun retour à la vraie et seule spéculation, celle qui est en quête de lessentiel, celle qui cherche lévidence à connaître par lusage dune raison toute puissante capable délaborer la Science au-delà des superstitions religieuses qui nous force à penser la nature autrement que comme elle est, alors Lucrèce élabore un discours qui, comme les autres, dit la Nature de la Nature : la nature est encore et toujours un principe exclusif dexplication du monde, une sorte dinvariant théorique, de concept utopique dunité de lhomme dans le cosmos. Nature créatrice, elle est la métaphore du divin, lembryon de réponse avant linvocation directe à Dieu au problème lancinant de notre origine. A la lettre, stoïcisme et épicurisme défendent des positions différentes : si pour les deux écoles il sagit de se conformer à la nature, chez un Cléanthe la Nature est lexpression dune providence immanente, tandis que pour Lucrèce la nature est soumise aux lois du destin, mais indépendante de toute divinité. Pourtant, quest-ce que cela change, puisquau final le Sacré nest pas séparé de la nature : si nous sommes privés du Souverain Bien, si nous faisons lexpérience dune nature déchue, celle-ci nest quun déchet comme la coquille qui retombe du fruit est déchet ou la sciure est déchet : la « substance » est ailleurs ; ce que nous rencontrons nest quune retombée qui indique vers une « substance » absente sans la dévoiler. Mais cette « substance » nest pas à proprement parler une origine transcendante. Nulle dualité de la nature et de Dieu comme on peut le voir dans la pensée médiévale.
Dans la pensée médiévale, il est certes impossible de séparer ce qui est continuation de la tradition antique, des valeurs religieuses que véhicule le christianisme, puisque dans le naturalisme chartrain (chez Bernard Sylvestre par exemple, auteur du XIIe siècle), Silva (forêt, chaos informe) et Natura (ordre, progrès, réforme) sopposent et se complètent : la forêt est le lieu païen, laïc par excellence, le lieu que lhomme ne cultive pas, le lieu touffu, matériau brut de la création, substance amorphe, désordonnée, la matrice infatigable de la génération, le premier projet des formes, et elle appelle laction de lhomme (son travail consistant à contraindre le monde à plus de régularité et à plus de beauté aussi, arrachant ainsi le monde au mal), pour que la nature puisse triompher comme ordre (que Dieu avait imprimé et caché dès la création du monde) et devenir ainsi le support dune explication progressive. Mais, dans le même temps, le même christianisme conduit lhomme à se détourner du monde dont Dieu, par sa transcendance, est radicalement séparé. Sans doute pour plus de clarté il faudrait indiquer ici que ce que cherche le théologien nest pas, comme pour le philosophe antique, ce que la nature est mais ce quelle signifie : la recherche du plan divin ne console pas une perception déçue, elle la rend au contraire possible (Levinas). Elle crée le cadre dans lequel lexpérience se déroule non comme succession déléments isolés mais comme une globalité dont elle dit la cohérence, rassemblement de lêtre tout entier autour dune parole qui le dit. Les objets deviennent signifiants à partir du discours et non le discours à partir des objets. Bref, la découverte effective et concrète de la nature est conditionnée et nourrie par le discours biblique. Cela conduit à une désacralisation de la nature et, au-delà, du symbolisme né de sa contemplation.
Il est symptomatique de vous voir commettre cette grossière erreur à propos de Lucrèce alors que dans le même temps vous répondez à Ache à travers un post très intéressant sur la « religion » de Heidegger ! Nous avons toujours affaire au mythe (et ce terme nest absolument pas péjoratif dans mon propos) de la nature déchue, laquelle peut très bien saccommoder dune description phénoménologique, comme le fait Sartre qui constate que la conscience est ce quelle nest pas et quelle nest pas ce quelle est sans sen étonner, ou reposer sur lidée quune chose, pour être ce quelle est, doit dabord coïncider avec elle-même : la distance, le doute et la déception ne peuvent être que des faits dérivés dont on doit sétonner et quil faut expliquer. Mais puisque lhomme est en état de déchéance et quil ne peut retrouver la coïncidence originelle de soi à soi, cest le mythe ou limaginaire qui seul peut dire lindicible, cest-à-dire le sens.
Ainsi, vous ne tenez pas compte des ruptures épistémologiques dans lhistoire humaine de la nature par lesquelles nous sommes globalement passé de lexpression du sacré, cest-à-dire de lexpérience concrète de labstrait et dun langage immédiat qui dit le non-dicible (la lecture heideggérienne de la peinture de Cézanne...), à la représentation de Dieux très abstraits - le Dieu des grandes religions ou à linverse... très concrets, ceux de nos intérêts, de nos vices et de nos passions...
Surtout, vous semblez ne pas comprendre lenjeu de cette promotion du Suprasensible qui constitue en quelque sorte lémanation mythologique de toute philosophie, quelle soit dessence naturaliste ou artificialiste, païenne ou religieuse : ne pouvant en aucun cas être opposé à la réalité, le mythe de la nature est le mythe selon lequel il existe une réalité qui coïncide si bien avec elle-même quaucun doute ne peut lébranler ! Ce mythe de la nature révèle la nature profondément oraculaire de tout projet philosophique, autrement dit : son inconscient affectif... cette « face cachée » dont jai déjà parlé dans un précédent message, relevant du « monde de la vie » (Husserl) ou du « sol natal » (Heidegger) ou encore du « plan dimmanence » (Deleuze)..., et qui impose un nouveau langage : celui de linterprétation, véritable champ ouvert à la virtualité (vieux concept aristotélicien), c'est-à-dire à des possibilités non démontrables dans un milieu donné... Car le mythe (et tout travail de l'imagination) est la recherche par la conscience, non de la vérité, mais du sens, cest-à-dire dune vérité qui se justifie, qui se pense elle-même comme suffisante. Dans le mythe la conscience découvre sa place (la figure de Sisyphe) et le pourquoi du monde. Mais en même temps, nous voyons plus haut et plus loin que le mythe : nous ne croyons pas stricto sensu en lui, mais nous croyons en nous qui lisons ce mythe et qui linterprétons. Le mythe ne dit pas la vérité, il ny prétend même pas, mais veut simplement signifier à la conscience toujours avide de savoir quelle doit chercher, quelle doit interpréter pour véritablement savoir ! La vérité du mythe est dans ses interprétations, ce qui signifie que le mythe nest pas une totalité close sur elle-même mais louverture sur un monde des possibles... Bref, tous ces « oublis » conduisent inévitablement à des inexactitudes dommageables pour la philosophie elle-même !
En fait, tout dans votre réponse suggère que vous confondez ce que jappellerais la scène philosophique ou le défi philosophique à limpensable réalité avec ce qui relève bien pour la modernité dune perte de sens (difficulté que prendra au sérieux la phénoménologie, quelle soit transcendantale - Husserl -, historique - Heidegger - ou matérielle - Michel Henry : et ce nest pas la critique deleuzienne de la « transcendance » qui changera quoi que se soit à limportance primordiale de ces recherches...). Jai pourtant tenté, en vain, de vous faire saisir lenjeu épistémologique de la recherche dune origine au niveau anthropologique dune philosophie fondamentale sans thèse chez les « modernes » : dabord avec la tentative, certes suspecte, de Hume de fonder la rationalité « irrationnellement », de faire dépendre « existentiellement » la prédication de quelque chose dantéprédicatif : la croyance, puis avec la notion de symbolisme chez Kant, présence dune origine imaginaire dans tout processus rationnel et que lépistémologie contemporaine à récemment redécouverte
Nest-ce pas aussi la leçon que nous adresse amicalement Descartes dans sa VIe Méditation : le « clair de lune » est un symbole sensible, où la nature parle à lesprit... par lintermédiaire du corps. Autrement dit : la conscience est solidaire du corps, lune étant un principe spirituel dorganisation de lêtre, lautre un principe matériel. La matière et le corps viennent donc se regrouper organiquement, autour du sujet pensant. Car, « par ma nature en particulier, je nentends autre chose que la complexion ou lassemblage de toutes choses que Dieu ma données. Or il ny a rien que cette nature menseigne plus expressément, ni plus sensiblement, sinon que jai un corps
» (cf. Méditation VIe). Si, par sa texture et sa complexion générale, lhomme puise toutes ses informations initiales dans le jeu du sensible - il ny a rien dans lintelligence qui ny soit venu dabord par le canal des sens, dit ladage grec -, ses sensations sont aussitôt prises en compte par la raison, à travers un monde complexe dinterprétations, pour être filtrées, affinées, conceptualisées. Certes, dans lêtre humain, il ny a que de la matière, pourtant, lhomme nest pas que de la matière : quelque chose, un-je-ne-sais-quoi seffectue dans les lieux de son corps, qui échappe au jeu des causes purement physiques et biologiques. Cette expérience proprement humaine - fondée à la fois sur la présence du corps, pleine, irrévocable, et sur lintelligence, abstractive, déréalisante - se rencontre aussi bien à lorigine des intuitions, pourtant contradictoires, de linfinitisme (Lucrèce) et du finitisme (Aristote). Synthèse primordiale, par-delà les dichotomies des systèmes : parce que le « monde » et la « nature » ne sont, de par eux-mêmes, ni « finis », ni « infinis ». Simplement, ils présentent lun ou lautre aspect, suivant que la conscience éprouve dans sa sphère lune ou lautre des manières dêtre dont son corps fait lexpérience...
Voilà donc pour mon introduction : il nous suffit maintenant de reprendre point par point... Message édité par l'Antichrist le 07-01-2007 à 15:51:11
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