NEANT ET NEGATION
Vous me direz qu'on peut trouver sujet plus joyeux pour commencer l'année...
Les mots de néant et de négation évoquent en effet des choses... négatives, c'est à dire tristes, imparfaites, des manques, des trous, des vides... Rien de positif donc.
Même si les paradoxes évoqués par ces termes ont fait la fortune de certains humoristes, comme Raymond Devos. Par exemple, la célèbre réplique : "Rien ce n'est pas grand chose, alors trois fois rien !..."
Le rien, que nous appellerons néant dans ce texte, équivaut-il à rien du tout ? Devos a t-il tort de penser que le rien n'est que "pas grand chose" et que trois fois rien est différent de rien ?
Si rien = 0, alors 3 x rien = 0. Mais ce n'est pas ce que semble dire l'humoriste, qui suggèe que 3 x rien est plus (ou moins) que rien.
On pourrait chipoter sur les termes et dire que "rien" n'équivaut pas à "néant". J'affirme pourtant que si, et que s'il existe une différence, il n'est pas utile ici de la relever -"rien" appartenant si l'on veut au vocabulaire courant et néant au vocabulaire proprement métaphysique. Mais ils sont synonymes.
Le néant est ce qui n'est pas. La négation est l'acte de nier. Ainsi, dans une phrase, le "ne... pas".
La négation est un effet de langage, le néant une entité proprement métaphysique. On connaît le problème que pose le seul mot de néant : s'il y a bien du néant, "ce" n'est rien. Et s'il n'y a pas de néant, alors on peut tout dire, car tout existe, et quoi qu'on dise cela existe.
C'est le paradoxe célèbre qui est au coeur du Sophiste de Platon : si le néant n'est pas, comme l'affirmait Parménide, alors le sophiste a toujours raison car tout ce qu'il dit est.
Devant ce scandale, il est tentant de dire que c'est impossible, que ce que dit le sophiste n'est rien. Mais alors il faut bien admettre que le néant est bien quelque chose, ce qui semble scandaleux, puisque par définition le néant est non-être.
Ainsi, le néant ne peut pas être seulement un mot, une pure sonorité sans correspondant "réel", car dans ce cas, il n'y aurait pas de néant. Mais le néant ne peut pas non plus pleinement être, sans quoi le non-être serait, ce qui est contradictoire.
Le néant ne peut être seulement un mot... mais comment peut-il être plus que cela ?...
Au minimum, le néant n'est qu'un effet de langage : et dans ce cas il se réduit à la négation. Au maximum, le néant a une pleine réalité, fût-elle métaphysique, au même titre que l'être et dans ce cas, le néant est ontologique.
Pour le dire autrement : le néant n'est-il que dans le langage, comme quand je dis : "Cette chose n'existe pas" où bien est-il aussi dans les choses ? Mais quel serait le statut de ce qui n'est pas.
Soit le néant est, et dans ce cas, il rend valide l'usage de la négation.
Soit le néant n'est qu'un faux problème, et alors il est une illusion provoquée par l'usage de la négation.
Deux auteurs ont développé sur cette questions deux positions opposées : Bergson et Heidegger.
C'est le livre d'Yvon Bélaval, Les philosophes et leur langage, qui fait le rapprochement entre ces deux auteurs, sur cette question du néant et de la négation.
1) a) Au début de la 4e partie de L'évolution créatrice, Bergson interroge le vieux problème du néant et montre qu'il s'agit en réalité d'un faux problème. Nous croyons généralement que le néant précède l'être, et que l'être a par conséquent besoin d'un effort pour exister "par-dessus" le néant. Comme si l'être était un tapis posé par-dessus le néant. L'être est, le non-être n'est pas, donc ce dont il faut rendre compte, c'est de l'être, car ce qui n'est pas n'a pas à exister. Au contraire, l'être, se distinguant du néant, a à être. Il faut en rendre raison, c'est à dire lui trouver un principe de raison suffisante. D'où la célèbre question métaphysique : "Pourquoi y a t-il quelque chose plutôt que rien ?"
Cette question, Bergson, au lieu d'y répondre, en dénonce les présupposés. Loin qu'il y ait "plus" dans l'être que dans le non-être, c'est le contraire qui est vrai : il y a plus dans le non-être que dans l'être. Car dans le néant il y a l'être + l'idée de négation, c'est à dire l'acte d'être + l'acte de nier que cette chose soit.
b) Donc, si on veut, Néant = Etre + Négation.
C'est dire que l'Etre est premier et qu'il a pas à rendre raison de son être. C'est bien plutôt du Néant dont il faut rendre compte.
Or, dit Bergson, si nous sommes attentif au sens courant de la négation, nous verrons qu'il s'y trouve toujours un reproche caché. Nous disons qu'une chose n'est pas comme il faut quand nous l'aurions voulue autrement, ou quand elle n'est pas là où elle aurait dû être. Nous disons : "tu n'est pas bien habillé". Il est évident que la négation est ici un reproche. La chose ne se trouve pas être conforme à l'idée que nous nous en faisions.
Ce qui prouve au passage ce que j'affirmais plus haut, à savoir que le néant équivaut bien au rien. Au niveau de langage près, il est équivalent de dire : "il n'y a rien dans cette pièce" ou "il n'y a que néant dans cette pièce". Dans les deux cas, on pouvait s'attendre à y trouver quelque chose, comme c'est le cas dans la plupart des pièces. Mais celle-ci étant vide, on juge qu'il n'y a rien. Mais "rien" n'est pas quelque chose, comme une table ou une chaise. Rien exprime un dépit ou un reproche de celui qui aurait voulu trouver quelque chose et qui se trouve surpris.
c) Aristote interrogeait le statut ontologique de mots comme "chauve", "édenté", qui désignent des réalités négatives. Mais on ne parle de calvitie que parce que la plupart des hommes ont des cheveux, et on ne dit d'un homme qu'il est édenté que parce que la plupart ont des deux.
Bergson réduit le néant à son expression dans nos paroles et à l'acte de ce qui est exprimé par ces paroles : un reproche, un dépit, une surprise...
Le néant est un faux problème dès lors qu'on veut croire qu'il est ontologiquement moins que l'être.
2) a)Dans sa conférence de 1929, Qu'est-ce que la métaphysique ?, Heidegger défend la thèse opposée à celle de Bergson. A t-il lu L'évolution créatrice et pense t-il explicitement à réfuter la position bergsonienne ? C'est ce que suggère Bélaval dans son livre.
La conférence de Heidegger interroge la question "Qu'est-ce que le néant ?", non pas tant pour y répondre que pour montrer comment cette question se pose et ce qu'engage une réponse à cette question. C'est en somme la question corollaire de celle qui était interprêtée dans Sein und Zeit, "Qu'est-ce que l'être ?"
Heidegger parle à des scientifiques, des gens qui étudient un certain domaine de l'étant pour le connaître. Un scientifique s'intéresse à l'étant. Non pas à n'importe quel étant, mais à certains en particuliers : les vivants, les particules, les étoiles, les bactéries...
En somme, la question que pose Heidegger, la question du néant, ne le concerne pas. Parce que c'est une question métaphysique et parce que le concept de néant est... négatif.
Donc le scientifique, quelle que soit sa branche, n'est pas concerné par le néant.
Le scientifique ne dit rien du néant. Mais ce fait n'est pas accidentel : le scientifique, plus profondément, ne veut rien dire du néant et ne veut rien en savoir. Car du néant, on ne saurait rien dire.
Donc le scientifique ne veut rien savoir du néant.
La plupart des discours taisent le néant, ou s'ils tentent de le dire, c'est pour le ramener à un étant, pour en faire un moindre être ou, comme Bergson, un simple effet de langage.
Le Dasein recule habituellement devant le néant, car le néant n'est rien d'étant.
b) Comment montrer que parler du néant est, non seulement concevable mais métaphysiquement crucial ? C'est le concept d'angoisse qui va permettre à Heidegger de mettre en évidence le néant.
Déjà dans SuZ, Heidegger avait distingué la peur de l'angoisse, la première étant toujours peur d'un étant en particulier (peur des araignées, d'un voleur, du noir...) tandis que l'angoisse n'était, à proprement parler, angoisse devant rien. C'est à dire que l'angoisse existe belle et bien mais elle n'advient que lorsque le Dasein ne sait plus rendre compte de ce qui se présente à lui. Autrement dit, l'angoisse n'advient face à rien d'étant. Ce qui était devant nous, quand l'angoisse nous a saisi, dit Heidegger dans sa conférence de 1929, ce n'était à proprement parler rien.
Et c'est bien ce rien qui est le Néant !
Ce que l'angoisse fait apparaître, c'est le phénomène du néant en tant que tel.
c) Heidegger, dans Suz, a décrit ce besoin de se rassurer qui conduit le Dasein à fuir son angoisse en se réfugiant auprès d'un étant, quel qu'il soit, pourvu qu'il lui voile le néant. Dans l'angoisse, le Dasein découvre que le monde des étants n'est, quant à l'être propre du Dasein, que néant. Le mode d'être du Dasein ne peut donc pas du tout se comprendre à partir de celui de l'étant. Bien que le Dasein vive auprès des étants et se comporte, la plupart du temps, selon leur mode de possibilité, le Dasein en vient aussi nécessairement à vivre cette différence entre lui et les étants. Et ce moment, c'est celui de l'angoisse. Angoisse que seules les images de la nuit noire, du gouffre obscure peuvent rendre plus ou moins adéquatement. Ainsi, dans la nouvelle La nuit de Maupassant, le narrateur, perdu dans Paris en pleine nuit, s'aperçoit que sa montre s'est arrêtée, que le temps ne passe plus, qu'il est nulle part, qu'il est hors du monde. C'est cela l'angoisse : la solitude profonde dans le silence infini du monde.
Ainsi, le Dasein ne peut, de prime abord et le plus souvent, se consacrer à l'étant que parce qu'il refoule le néant ! Le Dasein ne peut aborder l'étant qu'en niant le néant.
On sait que les petits enfants font des crises d'angoisse, qui se manifestent par d'abominables cauchemars qui les rendent pour de longues heures incapables de se rendormir. On ne peut manquer de voir là un phénomène de cette angoisse, et même du fait d'être-jeté au monde, c'est à dire d'être né sans l'avoir choisi.
Ainsi, Heidegger, en montrant que l'étant nous cache le néant, pose t-il que toute négation dans le langage n'est possible que sur fond d'un néant. Il inverse donc ce que disait l'auteur de l'Evolution créatrice : ce n'est pas parce qu'il y a négation que nous concevons le faux problème du néant, c'est seulement parce que le Néant 'est' (mais comment, toute la question est là) qu'il peut y avoir négation.
d) Seule la métaphysique peut donc supporter l'idée de néant, c'est à dire se tenir dans ce suspens, cette oscillation (ce vertige ?) qui nous saisit quand nous contemplons aucun étant mais le néant-même. Seule la métaphysique peut tenter de dire le néant, ou tout du moins de ne pas le taire. Car Heidegger ne répond à cette question, "qu'est-ce que le néant ?". Il ne répond pas, car il ne pourrait répondre sans reconduire le néant à un étant particulier. Il s'arrête donc, au seuil de la question traditionnelle de la métaphysique, "pourquoi y a t-il quelque chose plutôt que rien ?", après avoir montré la validité de la question du néant (sans laquelle cette question traditionnelle n'aurait pas de sens cf. la position de Bergson)
Ainsi Heidegger a t-il montré la pertinence du problème du néant et par là-même l'interrogation traditionnelle sur l'être, dont on doit dire pourquoi il est plutôt que le néant.
e) Peut-on répondre maintenant, en disant que, somme toute, Néant = Etre ?
Pour défendre cette solution, on peut apporter l'argument suivant : Etre et Néant ont en commun de n'être rien d'étant. Ni le Néant ni l'Etre n'ont le caractère de l'étant. Nous en avons par là même une caractérisation négative. Le Néant serait-il l'envers négatif de l'Etre, la face par laquelle il se présente à nous dans la situation de l'angoisse ?... Là encore, pas de réponse de Heidegger.
3) Devant ce manque de réponse définitive du philosophe, on peut imaginer que les scientifiques qui écoutaient la conférence se sont objectés que, si même le métaphysicien ne peut répondre à la question du néant, alors même qu'il prétend être le seul à pouvoir la poser, ce concept devient franchement douteux. Pourquoi se payer de grands mots ?... sinon pour se donner de grands airs angoissés, tout en refusant le sérieux de l'activité scientifique qui, elle, peut, avec ses limites, rendre compte de l'étant dont elle se préocuppe.
A cette objection, la question de Heidegger sera que la philosophie n'a pas à donner des réponses, c'est à dire à trouver la solution des problèmes, mais à donner aux problèmes tout leur poids, à les alourdir encore.
Non par refus systématique de la réponse mais parce que la métaphysique n'est pas une interrogation sur d'autres étants que ceux étudiés par la science, mais une autre interrogation que les sciences : une interrogation sur l'étant lui-même.
Le mode d'interrogation de la métaphysique ne peut en aucun cas être dérivé de celui des sciences. Déjà Kant montrait l'autonomie des problèmes de la Raison par rapport à l'enquête de l'entendement dans l'expérience. La métaphysique s'occupe de la position des problèmes eux-mêmes. Sur ce sujet, il me semble que les chapitres 4 et 5 de Différence et Répétition de Deleuze donnent des indications tout à fait précieuses. C'est la confusion sur ce qu'est un problème qui pousse l'opinion à y demander une solution. Ici, Heidegger parlerait de besoin de se rassurer face au néant (mais il faut bien comprendre que ce "besoin" n'est nullement psychologique : il concerne l'être-au-monde en tant que tel).
Poser la question de l'étant, du refus du néant, donc du rapport entre le Dasein et le monde des étants, c'est dors et déjà interroger l'être, se situer au coeur de cette question, car elle est la question fondamentale qui rend possible toutes les autres.
Message édité par rahsaan le 03-01-2007 à 18:37:37
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