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Quels sont pour vous les trois livres de philo à lire pour un honnête homme ?


 
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 273 votes
1.  "La république" de Platon
 
 
6.7 %
 119 votes
2.  "La métaphysique" d'Aristote
 
 
15.7 %
 279 votes
3.  "l'Ethique" de Spinoza
 
 
1.5 %
    27 votes
4.  "Essai de théodicée" de Leibniz
 
 
15.0 %
 266 votes
5.  "Critique de la raison pure" de Kant
 
 
17.8 %
 315 votes
6.  "Par delà le bien et le mal" de Nietzsche
 
 
5.9 %
 105 votes
7.  "L'évolution créatrice" de Bergson
 
 
6.4 %
 113 votes
8.  "Etre et temps" d'Heidegger
 
 
7.5 %
 133 votes
9.  "Qu'est-ce que la philosophie" de Gilles Deleuze
 
 
8.1 %
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10.  "Moi, ma vie, mon oeuvre" de obiwan-kenobi
 

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Auteur Sujet :

Philo @ HFR

n°10111770
rahsaan
Posté le 08-12-2006 à 08:16:33  profilanswer
 

Reprise du message précédent :
Il y a sans doute beaucoup de malentendus derrière cette attaque... Je m'en voudrais de défendre Julia Kristeva ou Baudrillard, mais je dirais que pour Deleuze, Sokal et Bricmont se trompent... Certes, je ne serais pas le dernier à dire que dans certains de ses textes (généralement les plus datées), Deleuze use d'une proportion affolante de vocabulaire abscons, mais je ne crois pas qu'il s'agisse dans mettre plein la vue au lecteur. J'y sens une vraie passion de creuser des problèmes nouveaux et tant pis si, sur cette voie d'exploration, se trouvent de nombreuses ornières.
 
Je lis un livre très intelligent de Jean Piaget, Sagesse et illusion de la philosophie (1965), qui, déjà, dénonce un manque flagrant de culture scientifique chez les professeurs de philosophie, et certains philosophes contemporains aussi, et relie cette question à celle de la coupure toute récente entre philo et science.  
D'un côté, certains philosophes se réfugient dans un idéalisme spéculatif (pour affirmer la supériorité de la discipline par rapport aux sciences), de l'autre des scientifiques dénient toute valeur à la philosophie et affirment leur matérialisme scientiste sans ambages.  
 
Bergson avait émis le voeu d'une collaboration des philosophes entre eux, à la manière des collectifs de scientifiques qui se mettent d'accord sur des protocoles de recherche et des méthodes de validation des expériences.  
Un tel travail collectif est-il possible en philosophie ?...


---------------
Mon roman d'anticipation, L'I.A. qui m'aimait : https://tinyurl.com/mtz2p872 | Mon blog ciné/JV : http://cinecourt.over-blog.com
mood
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Posté le 08-12-2006 à 08:16:33  profilanswer
 

n°10112684
neojousous
Posté le 08-12-2006 à 11:59:17  profilanswer
 

Pour Deleuze, je pense que les passages cités dans Impostures Intellectuelles sont vraiment délirants, ce qui est étonnant vu que Deleuze a écrit d'excellentes choses.
 
Sinon Rahsaan, c'est amusant, tu demandes si des collectifs sont possibles en philosophie : ils existent déjà, les philosophes analytiques sont calqués sur les communautés scientifiques, et travaillent en groupes.

Message cité 1 fois
Message édité par neojousous le 08-12-2006 à 12:00:20
n°10112940
The NBoc
Quo Modo Deum
Posté le 08-12-2006 à 12:49:57  profilanswer
 

rahsaan a écrit :

Il y a sans doute beaucoup de malentendus derrière cette attaque... Je m'en voudrais de défendre Julia Kristeva ou Baudrillard, mais je dirais que pour Deleuze, Sokal et Bricmont se trompent... Certes, je ne serais pas le dernier à dire que dans certains de ses textes (généralement les plus datées), Deleuze use d'une proportion affolante de vocabulaire abscons, mais je ne crois pas qu'il s'agisse dans mettre plein la vue au lecteur. J'y sens une vraie passion de creuser des problèmes nouveaux et tant pis si, sur cette voie d'exploration, se trouvent de nombreuses ornières.
 
Je lis un livre très intelligent de Jean Piaget, Sagesse et illusion de la philosophie (1965), qui, déjà, dénonce un manque flagrant de culture scientifique chez les professeurs de philosophie, et certains philosophes contemporains aussi, et relie cette question à celle de la coupure toute récente entre philo et science.  
D'un côté, certains philosophes se réfugient dans un idéalisme spéculatif (pour affirmer la supériorité de la discipline par rapport aux sciences), de l'autre des scientifiques dénient toute valeur à la philosophie et affirment leur matérialisme scientiste sans ambages.  
 
Bergson avait émis le voeu d'une collaboration des philosophes entre eux, à la manière des collectifs de scientifiques qui se mettent d'accord sur des protocoles de recherche et des méthodes de validation des expériences.  
Un tel travail collectif est-il possible en philosophie ?...


:jap:
 
http://www.criticalsecret.com/n10/ [...] J%20KACEM/  
L'extrait audio de Mehdi Belhaj Kacem, par exemple, le classez vous parmis ce type d'impostures? [:mlc]
Parce que personnellement ça m'est parfaitement inaudible, mais je n'ai pas la culture philosophique pour comprendre les termes surement. :)

n°10114148
rahsaan
Posté le 08-12-2006 à 15:40:57  profilanswer
 

neojousous a écrit :

Pour Deleuze, je pense que les passages cités dans Impostures Intellectuelles sont vraiment délirants, ce qui est étonnant vu que Deleuze a écrit d'excellentes choses.
 
Sinon Rahsaan, c'est amusant, tu demandes si des collectifs sont possibles en philosophie : ils existent déjà, les philosophes analytiques sont calqués sur les communautés scientifiques, et travaillent en groupes.


 
Oui certains passages de Deleuze sont délirants... mais il ne s'est jamais dit scientifique. :D
 
Pour les philosophes analytiques, oui c'est vrai. ;)
 
>NBOC : pour MBK, je ne sais pas trop... Je ne le connais que très mal, donc je ne peux pas me prononcer.


Message édité par rahsaan le 08-12-2006 à 15:42:00

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Mon roman d'anticipation, L'I.A. qui m'aimait : https://tinyurl.com/mtz2p872 | Mon blog ciné/JV : http://cinecourt.over-blog.com
n°10114657
neojousous
Posté le 08-12-2006 à 16:51:08  profilanswer
 

Deleuze se dit pas scientifique, mais il se dit philosophe non ? Des propos délirants peuvent-ils prétendre être philosophiques ? En fait peut-être que oui... Si les délires ont une signification, un objet, une explication, on peut-être en tirer quelque chose d'intéressant. Ce n'est pas mon optique, mais peut-être que ses propos délirants ont effectivement une place dans la littérature philosophique...

n°10114805
pascal75
Posté le 08-12-2006 à 17:11:07  profilanswer
 

Il ne se dit pas délirant non plus, désirant, peut-être.
La démarche de Deleuze est à replacer dans le cadre de celle de Bergson, comme dit Rahsaan. Il ne s'agit pas de "délirer" mais de provoquer des rencontres entre les concepts de la philosophie et les opérateurs scientifiques. Deleuze ne s'est jamais prétendu scientifique, mais l'usage qu'il fait, par exemple, du calcul infinitésimal tel qu'il fut développé par Leibniz est bien de l'ordre de la rencontre entre la philo et les sciences. Lyotard par ailleurs, s'était longuement expliqué là-dessus, à la sortie du bouquin de Sokal et Bricmont, alors que Deleuze était décédé, c'était à la télé dans une émission d'Ardisson, je sais pas si ça peut se retrouver.


Message édité par pascal75 le 08-12-2006 à 17:12:20

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GAFA  We are stardust Billion year old carbon We are golden
n°10119038
l'Antichri​st
Posté le 09-12-2006 à 12:43:39  profilanswer
 

De passage vite fait sur ce forum, je vous livre ce petit travail sur la question du plaisir dans l'art (L'art doit-il plaire ?), histoire de dynamiser le topic et de faire varier un peu les plaisirs. La méthode sera, comme il se doit, la forme canonique de la dissertation.
 
Généralement, nous considérons que le plaisir est un critère pour distinguer l’art de ce qui n’en est pas. C’est ce que nous ressentons lorsque nous sommes en présence d’une œuvre d’art qui va nous servir à l’évaluer. Le plaisir est l’élément majeur de notre jugement, élément sans lequel on peut à bon droit supposer que l’œuvre ne serait pas vécue ou perçue de la même façon (le caractère utile d’un ouvrage est au contraire ce qui nous intéresse dans le domaine de l’artisanat). On aura alors tendance à dire face à un objet qui ne nous plaît pas qu’il « n’est pas de l’art ». Mais de quel plaisir s’agit-il au juste ? Au sens premier, le plaisir est une satisfaction physique, intellectuelle ou morale. Ainsi, quand on dit d’une chose qu’elle nous plaît cela signifie, soit qu’elle nous est agréable parce qu’elle flatte un organe particulier, soit qu’elle répond à notre désir de connaître la vérité, soit enfin qu’elle manifeste une valeur à laquelle notre conscience morale peut adhérer. Pourtant, selon Kant, l’art à uniquement rapport au beau et non à l’agréable, au vrai ou au bien.
 
Or, à partir de cette distinction, faut-il pour autant estimer que l’art n’est pas vraiment affaire de plaisir ? On parle bien pourtant de « plaisir esthétique » pour désigner ce plaisir particulier que procure une œuvre. C’est précisément à partir de cette notion de plaisir esthétique que Kant va analyser le jugement de goût et constituer une définition du beau : « Est beau ce qui plaît universellement sans concept » nous dit Kant. Si l’art procure un plaisir, il n’est pas en relation avec n’importe quel type de plaisir : il poursuit essentiellement la recherche d’une jouissance désintéressée à travers le Beau universel. Cela signifie que le plaisir esthétique, dont le beau est l’objet, nous met d’accord dans nos jugements : il n’est ni objectif, ni subjectif, mais intersubjectif. Ne pas le reconnaître, c’est justement ne pas être capable de faire la différence entre la formule « c’est beau » et « ça me plaît ».
 
Mais l’art ne produit-il que le plaisir ? Aborder la question de l’art à partir de la notion de plaisir, même esthétique, n’est-ce pas ignorer tout une dimension de l’art ? Certaines œuvres peuvent au contraire nous dérouter ou nous choquer. Cela n’indique t-il pas qu’au-delà du plaisir l’art peut également nous apprendre des choses, mais aussi avoir pour fonction d’honorer ou de commémorer. C’est, selon Hegel, la dimension sacrée de l’art en tant qu’il est une manifestation sensible de l’Idée. Mais au final, au-delà du plaisir et du beau, rien ne semble pouvoir réduire l’art à une finalité autre qu’elle-même. C’est ce que nous montre l’art moderne qui naît avant tout de l’exposition : « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible » (Klee).
 
1) Le jugement de goût : la dimension individuelle et sociale de l’art.
 
Pour distinguer l’art de ce qui n’en est pas, le plaisir est sans doute le critère le plus souvent utilisé. C’est à partir d’un jugement reposant sur le plaisir éprouvé qu’on va évaluer une œuvre. Or, comme nous avons l’habitude de définir l’art par la beauté des œuvres, c’est la nature du beau qui est mise en question ici : si le beau est la qualité d’un objet, cette qualité signifie, non quelque chose que nous reconnaîtrions en l’objet, et dont nous aurions quelque notion en nous, mais la présence en l’œuvre de la cause d’une émotion particulière en nous. Est reconnu comme art ce qui est beau, mais la pure saisie de la beauté, plutôt que de dépendre d’un jugement, d’un acte intellectuel qu’il faudrait purifier de toute intervention de la sensibilité, serait au contraire une expérience purement émotive, dégagée de toute implication intellectuelle, et causée par l’action d’une œuvre investie d’un pouvoir spécial sur la sensibilité humaine. Ainsi, face à une œuvre qui ne nous plaît pas, c’est-à-dire que nous ne trouvons pas belle parce qu’elle ne provoque aucune émotion en nous, nous aurons tendance à dire que « ce n’est pas de l’art ».
 
Mais comment reconnaître le beau ? Comment savoir que le plaisir, naît de la rencontre avec une œuvre d’art, est bien un plaisir lié au beau, un plaisir véritablement esthétique, et non un plaisir lié au joli, au sublime ou à l’agréable (le joli et plus aimable, plus séduisant, plus coquet, plus menu que le beau, plus noble, plus sévère, plus grandiose. Le beau se distingue aussi du sublime, qui évoque une certaine démesure, un déséquilibre de forces. Le beau s’oppose enfin à l’agréable, qui ne concerne que le plaisir des sens. On qualifiera ainsi plus proprement une robe de jolie, une mer déchaînée de sublime, une couleur ou un parfum d’agréable, même si une robe peut être dite sublime ou une couleur, jolie) ou encore un plaisir qui ne serait qu’une satisfaction d’ordre intellectuelle (connaissance du vrai) ou morale (respect d’une valeur) ?
 
Or, ce qui plaît d’abord dans l’art (en dehors d’une éducation respectueuse de sa spécificité), ce n’est pas le beau, mais ce qui flatte la sensibilité, que celle-ci soit naturelle ou acquise dans et par la culture.
 
a) L’art est d’abord un problème de sensibilité individuelle : le goût.
 
En effet, je ne suis pas toujours d’accord avec les autres quand il s’agit de juger de la beauté, qu’il s’agisse d’ailleurs d’un être humain, d’un paysage ou d’une œuvre d’art ; on peut même dire sans doute que je ne partage jamais complètement les goûts de quelqu’un : le goût est une marque de ma singularité. C’est que juger de ce qui est de l’art fait appel à ma subjectivité, au domaine intime de mes sentiments ; ne dit-on pas couramment « aimer » pour dire : « trouver beau » ? On pourra bien me donner l’ordre de trouver beau ce que je n’aime pas, jamais on ne m’en convaincra intimement ; seul, je puis savoir ce que je ressens.
 
Le jugement de goût est donc subjectif et strictement individuel. Sera juger comme appartenant au domaine de l’art, les objets susceptibles de nous procurer un plaisir des sens, lié à l’agréable. En ce qui concerne l’agréable, en effet, le principe « à chacun son goût » fait loi. C’est pourquoi, l’artiste, qui veut être reconnu dans son statut, cherche souvent à plaire : il doit (au sens où il subit une contrainte) adopter une conduite de séduction afin de créer la dépendance à l'objet chez quiconque y cèdera. Mais si l’artiste doit se vulgariser pour plaire, s’adapter à la sensibilité de ses contemporains pour susciter une appréciation positive de l’amateur, c’est parce que celui-ci juge moins de la beauté de l’œuvre que de ses agréments : l’artiste doit se plier à la loi du goût qui fait que le jugement de l’amateur n’est jamais pur, mais toujours dominé par l’intérêt sensuel, tout à fait personnel, qu’il porte à l’objet.
 
Le public en effet confond facilement le beau et l’intérêt, le beau et ce qui plaît. Or, au début de la Critique de la faculté de juger Kant découple le beau de l’intérêt : si ce que j’appelle « beau » est ce qui a un intérêt pour moi, alors je confonds le beau et l’agréable. Or, « il ne faut pas se soucier le moins du monde de l’existence de la chose, mais y être totalement indifférent pour jouer le rôle de juge en matière de goût » (cf. § 2). Le goût est donc indépendant de l’intérêt. Quand nous voulons savoir si une chose est belle, nous ne voulons pas savoir comment nous en servir ou quelle importance elle peut avoir pour nous (pour, comme on dit, notre petite personne), mais il s’agit de se contenter de la considérer. Quand je suis capable de dire qu’une chose est belle sans y mêler l’intérêt, alors je fais preuve que j’ai du goût (cf. § 2), pour reprendre l’expression kantienne, et même que moi-même je suis de bon goût. Le mauvais goût, justement, consiste à mêler, dans l’interrogation pour savoir si une chose est belle, un intérêt personnel. Tel est le sens de l’exemple du palais au § 2 de la Critique de la faculté de juger. Si on me demande si j’aime un palais et que je réponds qu’il est fait pour les touristes ou que je préfère ma cabane, j’énonce un jugement qui relève du mauvais goût, c’est-à-dire du goût vicié : je ne cherche pas à dire si telle chose est belle mais je dis en quoi elle ne me plaît pas. En d’autres termes, quand je mêle de l’agréable à mon jugement, je ne cherche pas à universaliser mon propos (trouver « le » beau) mais j’expose ce qui me plaît ou me déplaît, j’expose mon avis ou mon opinion. Ainsi, quand on dit d’un critique d’art qu’il a mauvais goût, on peut vouloir dire que l’on n’est pas d’accord avec lui : une opinion se confronte à une autre opinion. Plus profondément, je peux vouloir dire qu’il ne fait qu’exposer son avis, son opinion, ce qui lui plaît. Or, est-ce ce qu’on lui demande ? Nous lui demandons plutôt une démonstration étayée, c’est-à-dire un travail qui vise à l’objectivité sans toutefois jamais l’atteindre même si ce travail vaut mieux que le simple fait de dire ce que subjectivement nous aimons. C’est l’idée de Léautaud dans ses Carnets quand il écrit : « Le critique doit-il donner son avis ? Non, il doit dire la vérité ». L’ambition est certes grande mais le travail est passionnant : ne pas tomber dans le mauvais goût, c’est-à-dire dans l’exposition plate de mes goûts personnels, mais être dans la recherche de la vérité, ce que Kant appelle la satisfaction pure désintéressée (cf. seconde partie de la dissertation). Le mauvais goût est mauvais au sens de nuisible : il me coupe de l’œuvre parce que je fais passer mes intérêts avant l’œuvre que je dois juger pour elle-même.
 
b) Qu’est-ce que l’art pour le jugement de goût ? Il se ramène à l’expérience subjective, au jugement de sensibilité, à l’agréable, mais aussi aux conventions d’époque et aux modes socio-culturelles. Il est arbitraire et / ou d’éducation. L’art est donc aussi un problème de culture :
 
Je juge en effet une œuvre d’art à la lumière de mon expérience personnelle, qui n’est jamais la même que celle des autres. Ce que j’ai vu et entendu modèle ce que j’apprécie. Mes souvenirs m’appartiennent et individualisent mon jugement de goût par le prisme de ma culture. Chacun a donc sa culture propre. Mais la culture d’un individu se trouve à l’intersection de différents groupes en lesquels il se reconnaît. Ainsi, j’appartiens à la fois à une époque, un pays, une génération, un milieu social, qui se caractérisent par l’uniformité de leurs canons. L’appartenance à chacun de ces groupes sociaux détermine dans un sens le goût d’un individu. Mais la multiplicité de ces groupes empêche chacun d’entre eux de le déterminer entièrement, et garantit à l’individu à la fois la singularité de sa personnalité et l’unicité de son jugement de goût. C’est donc par la socialisation que l’individu acquiert, avec d’autres individus, une communauté de goût. Sous son influence, le goût s’universalise, par l’effet d’une culture du goût : on parle alors de civilisation (Kultur).
 
Mais cette culture elle-même consiste en un compromis du plus petit dénominateur commun, bien plus qu’une connaissance universelle. L’artiste doit donc, pour survivre, plaire, c’est-à-dire habiller le beau des conventions et au sein des conventions : l’art doit s’imposer comme une évidence et susciter l’admiration ou éveiller le désir de la possession ou de l’imitation en respectant et flattant la sensibilité de l’amateur, elle-même formée par l’état de la culture à un moment donné de son développement. L’art est certes le plus souvent de rencontre, et peut donc surprendre. Il peut même intimider, voire inquiéter. Mais il est ordinairement vécu comme indiscutable : il s’impose parce qu’il est l’expression d’un état de la culture des peuples.
 
c) Mais l’art est aussi le problème de l’objet lui-même :
 
si l’art doit plaire, apporter un plaisir sensible, c’est que, à l’opposé de la théorie du plaisir subjectif qui déniait toute objectivité au beau, la théorie du beau objectif, dont nous avons avec Diderot (cf. Lettre sur les sourds et muets) un bon représentant, affirme que le goût en général consiste dans la perception des rapports, c’est-à-dire des relations d’harmonie, d’ordre et d’équilibre que l’esprit humain perçoit dans les productions de la nature ou, justement, dans les œuvres de l’art. Cournot (cf. Essai sur l’enchaînement des idées fondamentales) reprendra cette thèse. Si l’art peut plaire, c’est parce que le beau est une propriété de l’objet beau qui s’imposerait de lui-même à chacun et à tous en vertu d’une conformité universelle de la sensibilité humaine. Plus encore qu’un critère, le beau comme propriété de l’objet n’a plus besoin qu’on en juge pour produire ses effets : la beauté, comme le dit Burke, « est le plus souvent une qualité des corps qui agit mécaniquement sur l’esprit humain par l’intervention des sens ». Par l’effet véritablement automatique d’une détermination, le beau s’impose à l’individu, qui n’a pas le choix. Bref, ici, l’art de la séduction est de produire une parfaite imitation de la nature.
 
Il est facile de montrer que la séduction dans l’art relève aussi d’une satisfaction intellectuelle ou morale qui impose à l’artiste de se soucier de son public en lui délivrant un message (thèse scientifique, moralisatrice, philanthropique, édifiante, de type religieux ou politique).
 
d) Transition : L’artiste crée son œuvre sans se soucier du public à qui il n’a aucun compte à rendre. Il la lui propose. Il l’impose. En cas d’échec et d’incompréhension, la rencontre ne s’effectuant pas, il la retire ou se retire.
 
2) L’art n’est pas l’agréable mais le beau esthétique : Kant
 
Vouloir plaire est une conduite naïve, adolescente, mais il est ici encore plus sûrement un comportement de pure démagogie. Vouloir plaire, c’est se mettre au niveau de… Or, à qui plaît-on ? Quelle est la qualité de celui qui prétend juger d’une œuvre ? Que vaut l’appréciation de l’amateur ?
 
L’originalité est le propre de l’artiste authentique. Son talent est singulier ; sa vision est inédite. Ainsi, le génie créateur est à l’art ce que le conquérant est à la guerre : les œuvres sont autant de batailles ou de campagnes dont l’initiative ne se discute pas. Réussites ou échecs se situent « par delà le bien et le mal ». Quand l’accord de l’œuvre et de son public se réalise, c’est que ce public s’est soumis à l’œuvre (et non l’inverse). Un goût se forme, une école naît avec son cortège de disciples, d’imitateurs, d’élèves, de professeurs et de critiques. Les œuvres du génie deviennent des modèles. Sa vision fait autorité et s’impose, malgré elle, à la manière d’une loi, mais toujours au-dessus des lois, des règles et des canons communément admis. Ce n’est donc pas le souci d’autrui qui anime la création artistique. Et c’est pourquoi l’artiste n’a pas à chercher à plaire.
 
En ce sens, ne faut-il pas dire que l’artiste authentique travaille le mauvais goût ? Et si le mauvais goût relevait d’une volonté proprement artistique ? Cette proposition n’est pas gratuite parce qu’elle pointe l’idée selon laquelle le jugement de bon goût n’est pas forcément un jugement libre. Se situer dans le bon goût, c’est se situer dans l’élégance et dans le bien-pensant, dans le conventionnel. Or, n’y a t-il pas un risque à courir ? Etre de mauvais goût, n’est-ce pas remettre en question l’ordre établi qui est bien souvent celui des préjugés ? La figure du philosophe que constitue Socrate apparaît en ce sens comme la figure du mauvais goût entendu, non plus au sens de celui qui énonce des jugements mauvais, mais au sens de celui qui dérange. Le philosophe arrive souvent comme celui qui vient troubler la fête : il est l’homme qui remet en question les savoirs et les pratiques de l’homme. Si Socrate avait été élégant, de bonne compagnie, de bon goût, l’homme des phrases et des accords convenus, l’aurait-on condamné à mort ? Le travail de la pensée n’est-il pas un travail de la forme du mauvais goût ? Il s’agit en effet de ne pas se contenter de l’acquis, du déjà-pensé, du « prêt-à-penser ». Dans cette optique, les philosophes entre eux ne sont-ils pas souvent de mauvais goût ? Si le philosophe doit travailler à être de mauvais goût, comme le dit Nietzsche, c’est parce qu’il doit travailler à remettre en question le goût établi et le bien-pensant qui souvent s’identifient. Un système de philosophie ne peut s’élever que sur les ruines d’un ancien système. Philosopher à coups de marteau consiste au moins autant à écouter le son rendu par les vases philosophiques que d’en apprécier le goût au sens de la saveur. Ne peut-on pas alors généraliser cette position et penser que tout progrès s’élève contre le mauvais goût de l’établi, de l’institution, du bien-pensant ?
 
Si le philosophe est une figure du mauvais goût, c’est parce qu’il considère comme du mauvais goût ce que tout le monde accepte sans remettre en question, c’est-à-dire les préjugés qui bloquent la pensée au lieu de la libérer. Pour opposée qu’ils soient, Nietzsche et Socrate, en tant que philosophes, sont dans la même barque philosophique : celle qui exhorte à se libérer par la pensée, à parvenir à penser par soi-même. Cela est plus éclatant encore dans le domaine de l’art, domaine qui comme nous l’avons vu, est celui du jugement de bon goût et de mauvais goût.
 
Il faut noter en effet que les révolutions artistiques ne sont jamais immédiatement vues comme telles. Quand Picasso montre à ses amis Les demoiselles d’Avignon, il se heurte à des jugements de goût mauvais : on le raille et on est choqué. Peut-on dire pour autant que cette toile soit le chantre du « mauvais goût » ? Nous ne pouvons pas le dire parce que tout le travail de l’histoire éloigne de cette idée. Il y aurait comme une dialectique cachée : comme si le bon goût devait en passer par une phase de dénégation pour accéder à un rang plus haut. Cela s’entend aux deux sens du terme. D’abord il faut un travail du négatif (le mauvais goût l’effectue) pour que l’œuvre accède au rang d’œuvre d’art. Les œuvres musicales révolutionnaires sont cacophoniques (pensons à Berlioz) avant d’être considérées comme des perfections. Ensuite, s’il a été de mauvais goût d’apprécier telle œuvre à sa parution ou à sa première exposition (on peut penser à Cézanne), il est de bon goût de l’apprécier quelques années ou décennies plus tard. Nous retrouvons ici une relativité du jugement de goût, non plus subjective ou intersubjective, mais historique ? L’histoire est le milieu qui fait passer le bon goût et le mauvais goût dans leurs contraires. Car l’inverse est vrai : une œuvre de bon goût peut devenir surannée, vulgaire, banal ou kitsch pour reprendre l’expression de Barthes dans son article consacré à Wilhem Von Gloeden (cf. L’obvie et l’obtus) : « Le kitsch implique en effet la reconnaissance d’une haute valeur esthétique, mais ajoute que ce goût peut être mauvais, et que de cette contradiction naît un monstre fascinant ». Cette notion de kitsch met mal à l’aise notre bon goût dans la mesure où elle rend floue les distinctions nettes et radicales. Elle est le soupçon qui plane sur toute œuvre, et précisément celles qui se prétendent de « bon goût » !
 
Dans le mauvais goût peut donc se révéler ma liberté et le sens de l’histoire. Si le mauvais goût réside dans une mauvaise volonté à suivre le bien-pensant et à se libérer par la pensée, alors le mauvais goût est salvateur. Il n’est plus ce que l’on doit fuir parce qu’il mettrait un écran entre le monde et moi sous la forme du primat de mes intérêts sur le reste des phénomènes mondains. Il peut apparaître bien plutôt comme une instance libératrice. Dans le relativisme historique que nous avons décrit, nous voyons le mouvement de la vie même. Le mauvais goût est ce moment du travail du négatif qui fait passer chef d’œuvre ce qui ne l’était pas, et inversement. Le mauvais goût dans son côté négatif, qui fait apparaître une positivité, réconcilie la pensée et l’art en brûlant les anciennes idoles en les remplaçant par de plus belles ; il remplace sans cesse le laid par le beau et la pensée par le préjugé. Etre de mauvais goût peut sembler une gageure : il s’agit de ne plus faire passer son intérêt particulier devant le reste. Cela constituerait un mauvais « mauvais goût » auquel il faut substituer une positivité sous la forme de l’advenue de la pensée et du beau par l’entremise du mauvais goût. Ainsi pouvons-nous distinguer le mauvais « mauvais goût » (négatif) et asservissant et le bon « mauvais goût » qui fait passer un intérêt supérieur devant mes intérêts particuliers, à savoir le chemin de la vie, du beau et du vrai. Réfléchir sur le mauvais goût permet de ne pas sombrer dans une sorte de manichéisme du goût : d’un côté le bon, d’un autre côté le mauvais. Une classification plus subtile s’impose à partir du kitsch, c’est-à-dire de la reconnaissance de la valeur esthétique d’une œuvre ou d’un courant mais en ajoutant que ces derniers peuvent être de mauvais goût. Il s’agit donc de poser une division à l’intérieur du bon goût : un bon goût véritablement bon qui relève du plaisir esthétique et un bon goût finalement mauvais. Le premier relève du plaisir esthétique et d’une attitude cultivée qui utilise la force de la raison sans se laisser aveugler par le goût du moment où le goût établi. Face à lui se développe le « bon goût » finalement mauvais dont les manifestations sont principalement l’académisme et l’art pompier. La première forme réside dans la tendance méticuleuse à observer les enseignements de l’art établi et des formes convenues. La seconde forme est l’académisme poussé à l’extrême, un académisme emphatique qui alourdit son sujet, qui manque la finesse et la légèreté. Mais la division vaut aussi dans le domaine du mauvais goût comme nous l’avons vu : le mauvais « mauvais goût » et le bon « mauvais goût », qui ne sont pas des jeux de mots mais des réalités que nous rencontrons dans le monde. Le mauvais « mauvais goût », c’est-à-dire l’obscène ou l’abject ne sera jamais de bon goût, à l’inverse du kitsch comme mauvais goût assumé.
 
Il n’y a donc pas de contradiction entre le plaisir et l’esthétique, c’est-à-dire entre le jugement de goût et le beau : c’est bien à partir du plaisir esthétique que, selon Kant, le beau se découvre. Non seulement se découvre, mais se partage : si le beau plaît, ce plaisir est universel, c’est-à-dire précisément au-delà du relativisme des jugements de goût qui réduisent l’art à l’intérêt. Le plaisir esthétique est purement désintéressé. Il y a donc une spécificité du jugement esthétique de goût, qui ne correspond, ni à un jugement d’agrément, ni à un jugement de connaissance, ni à un jugement moral. C’est par un jugement différent qu’on dit d’une rose qu’elle est belle, qu’elle est une plante qui vit d’air et d’eau, qu’elle sent bon, qu’elle est l’effet de la bonté du créateur de la nature.
 
Est beau, en effet, « ce qui plaît universellement sans concept » : cette formule de Kant extraite de la Critique de la faculté de juger constitue le deuxième moment de la définition du beau. Deux points sont essentiels ici : la notion d’universalité et celle d’absence de concept. Pour parvenir à une telle définition, Kant commence, comme nous l’avons déjà vu, par distinguer le beau de l’agréable : l’agréable renvoie au principe « chacun son goût ». Je peux être amené sans difficulté à reconnaître que ce qui m’est agréable ne l’est pas nécessairement pour l’autre. Nous disons d’ailleurs « cela m’est agréable » ; le beau, au contraire, ne renvoie pas uniquement à moi-même, je ne dis pas « c’est beau pour moi », mais « c’est beau ». Dire « c’est beau » consiste à attribuer aux autres la même satisfaction, à exiger l’adhésion des autres. Affirmer que le beau est ce qui plaît universellement ne consiste pas à dire que tout le monde trouve nécessairement les mêmes choses belles, mais que tout le monde « devrait » les trouver belles. Face à une belle œuvre, j’ai le sentiment que tout le monde devrait la trouver belle. Dire « c’est beau », c’est faire comme si la beauté était une qualité de l’objet, comme si l’objet était objectivement beau. Or, le seul élément qui s’impose objectivement à moi est mon état subjectif.
 
Ainsi, s’il y a universalité du beau, cette universalité est sans concept, contrairement au vrai et au bien. En effet, le concept scientifique d’une chose ou le concept moral d’un bien sont objectifs : la chose est la même pour tous en ce que le concept impose à tous une façon de percevoir l’objet. Le jugement de goût pour Kant est lui aussi universel, mais son universalité ne repose pas sur un concept. On ne déduit pas la beauté d’un objet du concept de beauté en général (comme Platon déduisait un bien particulier de la connaissance intelligible du Bien en-soi) : le beau s’éprouve, mais ne se prouve pas. Je ne peux définir objectivement le beau. Si nous possédions un concept du beau, nous aurions des critères objectifs de jugement, nous pourrions classer objectivement les œuvres en belles et laides comme nous pouvons le faire avec ce qui est vrai ou faux, bien ou mal. Ainsi, le beau plaît, et le plaisir ne repose pas sur un concept. Mais quel plaisir peut être universel ? Seul le plaisir lié à des dispositions du sujet humain, en ce qu’elles sont les mêmes pour tous, peut être universel. C’est donc parce que nous avons tous le même esprit, les mêmes façons de concevoir et d’imaginer, que nous éprouvons tous le même plaisir face à l’objet beau. La conscience d’un certain état d’harmonie, que Kant appelle un « libre (c’est-à-dire sans concept) jeu » de nos facultés (entendement et imagination), s’installe en nous à l’occasion d’un objet beau ; cette conscience nous fait supposer que les autres le partagent, s’ils ont les mêmes facultés que nous. L’universalité du jugement de goût suppose cependant que chacun, dans son appréciation de l’œuvre d’art, juge purement du beau, n’y mêle pas des éléments personnels relevant de l’agréable ; comme c’est rarement le cas, Kant préfère parler d’une universalité qui doit se faire (c’est le sens ultime du libellé : « l’art doit plaire » ; il ne s’agit plus d’une norme nécessaire à un classement objectif, mais d’une règle obligatoire qui signale l’action du génie), plutôt que d’une universalité qui se fait autour du beau.
 
En résumé, face à une œuvre, je considère que tout le monde doit la trouver belle, mais je ne possède aucun concept pour le déterminer objectivement. Kant n’affirme pas pour autant ici que l’universalité du jugement existe dans les faits, tout le monde ne dira pas nécessairement face à la même œuvre qu’elle est belle. Il nous dit simplement que tout le monde devrait trouver ça beau. Est-ce à dire que la beauté est relative ? Non, même si les jugements esthétiques ne sont pas unanimes, ils revendiquent l’universalité, au contraire du jugement de goût sur ce qui nous est agréable. Si la belle œuvre n’est qu’affaire de goûts relatifs, alors tout objet peut être une œuvre et plus rien ne nous permet de distinguer ce qui est une œuvre de ce qui n’en est pas. Refuser cette universalité, c’est ruiner la question du beau. Si le beau est ce qui plaît universellement sans concept, nous sommes renvoyés à l’impossibilité d’une définition conceptuelle du beau, nous sommes renvoyés à son secret.
 
Cependant, l’art ne produit-il que le plaisir, même esthétique ? Est-ce là sa fin ultime ? Et d’ailleurs, peut-on réduire l’art à une finalité autre qu’elle-même ? Selon Hegel, l’art, dans sa dimension sacrée, est une manifestation sensible de l’idée, ce qui le conduit à évacuer la dimension du plaisir qui réduirait l’art à n’être que le résultat d’un jugement. Or, quand il ne reste que cette dimension, cela signifie que l’art, dans sa destination suprême, est mort. Mais que reste-t-il à la mort de l’art : les œuvres !
 
3) Au-delà du plaisir : l’art comme manifestation sensible de l’Idée
 
a) La fin de l’art : Hegel
 
Le point de départ de l’analyse hégélienne est que l’art n’a pas de fin pré-établie ou pré-définie. Sa différence avec l’artisanat est radicale : l’art n’a pas de fin du tout (pas même le plaisir qu’apporte le beau) au lieu de poser, comme le fait Kant, qu’il a une fin qu’on ne peut pas connaître (certaines œuvres fonctionnent apparemment de façon finalisée mais on ne peut identifier la fin : malgré une absence de fin subjective – la beauté ne dépend d’aucun intérêt de ma part – et objective – une chose belle ne dépend pas non plus d’une idée générale de ce à quoi elle sert –, nous avons l’impression que si la chose est belle, ce n’est pas pour rien ; tout se passe comme si elle était faite pour quelque chose mais on ne peut pas dire quoi).
 
Assigner une fin à l’art (même si celle-ci est inconnue et inconnaissable), c’est réduire l’art à une visée ou un objectif. Or, il s’agit d’abord de délier l’art d’une quelconque finalité. Hegel suit cette pensée selon différents points de vue ou angles de réflexion. Nous en retiendrons un seul : l’art n’a pas pour fin d’imiter la nature. Cela est prouvé par deux raisonnements. Le premier est le suivant : si l’art doit imiter la nature, cette entreprise est superflue. A quoi bon faire un fac-similé de ce que nous voyons simplement ? S’ajoute une seconde difficulté : l’art ne peut pas imiter totalement un végétal ou un être vivant en général parce qu’il ne peut produire quelque chose d’effectivement vivant. Il ne produit qu’ « un faux-semblant singeant la vie » (cf. Esthétique, Introduction, 3, Finalité de l’art). Si l’art visait à imiter la nature (si tel était la fin de l’art) alors sa finalité sera inutile et vaine. La critique de l’art comme imitation de la nature vaut plus largement comme une critique des visions qui assigneraient à l’art une fin fixée par autre chose que l’Esprit. L’art est lieu de représentation, non en tant qu’imitation de la nature, mais en ce qu’il est une façon pour l’Esprit de représenter le monde et donc de se représenter dans le monde ?
 
Plutôt que d’assigner à l’art la fin de nous donner du plaisir, il s’agit de replacer l’art dans le cours de l’histoire. Parler d’une fin, c’est supposer un parcours. Celui-ci prend place dans le cadre du processus historique. Comment Hegel décrit-il ce parcours ? L’art s’inscrit dans une histoire universelle de l’esprit ou de la conscience. Le symbolisme égyptien veut exprimer l’infini (ce qui n’a pas de fin) mais cette tentative ne fait que placer de façon contiguë l’esprit et la représentation. L’art grec, lui, réalise l’adéquation « de la forme et du concept » (cf. Esthétique, I). Il s’agit de la belle représentation de la figure humaine. L’art romantique exalte la subjectivité comme fin du processus et donc comme fin de l’art. L’esprit cherche à se connaître dramatiquement à travers les étapes de son propre développement. L’art romantique est la prise de conscience par l’esprit de sa propre puissance. La fin de l’art dans le processus historique, c’est la mise en scène de la toute-puissance de la subjectivité. Cela se déroule en trois moments : 1) L’objet est dévalorisé : on représente de l’accidentel et du banal comme Vermeer le fait dans La laitière ou comme Rembrandt l’effectue dans Le Bœuf égorgé. 2) L’artiste transfigure le banal : l’objet n’est plus que le faire-valoir du style de l’artiste. 3) La finalité de l’art apparaît alors dans la subjectivité géniale de l’artiste. Les œuvres sont les expressions de la singularité de l’artiste créateur. La fin de l’art n’est pas extérieure à celui qui le produit : l’art n’a pas pour fin d’imiter la nature ou d’édifier le peuple. Dans le cadre de l’histoire, l’art se développe au cœur d’un conflit entre le sensible et l’intelligible, entre la matérialité de l’œuvre et la subjectivité de l’artiste. Le processus culmine dans l’art romantique, c’est-à-dire dans l’exaltation de la subjectivité. Tel est le sens du passage macabre dans la Cinquième Symphonie de Beethoven où celui-ci ressent l’appel de la mort et l’oscillation entre la vie et la mort. Il y pose l’expérience de la pensée de son suicide. Mais que peut-il se passer quand la subjectivité sacrifie sur son autel l’objectivité ? Seul l’art peut être dit beau parce que la beauté est d’essence spirituelle : celle-ci dépasse l’objectivité inerte de la nature.
 
En replaçant l’art dans le cours de l’histoire, Hegel constate la fin de l’art. La finalité  de l’art, c’est son arrêt. L’histoire est le processus dans et par lequel l’esprit se comprend à travers des images (c’est-à-dire des représentations de ce qu’il est). Au fur et à mesure de l’avancée de l’histoire, l’esprit se dirige d’image en image. Ce chemin décrit dans le roman de la conscience qu’est la Phénoménologie de l’esprit culmine dans le Savoir Absolu, monde du sans-image où l’esprit se ressaisit lui-même. Autrement dit, l’art a sa fin dans la philosophie. Le beau est en effet l’adéquation du contenu spirituel et de la matière travaillée, mise en forme par l’artiste. L’histoire de l’art est la chronique de ce rapport. Est-ce la chronique d’une mort annoncée ? L’art touche à sa fin quand advient la philosophie. Dans la deuxième partie de l’Esthétique, nous lisons : « L’esprit constitue l’infinie subjectivité de l’idée qui, en tant qu’intériorité absolue, ne saurait s’exprimer librement, s’épanouir complètement dans la prison corporelle où elle se trouve enfermée. » Que cela signifie-t-il pour nous ? La fin de l’art est la destruction de l’objet au profit de la subjectivité de l’artiste, subjectivité qui culmine dans l’esprit romantique. Ce conflit entre l’esprit et le corps ne peut plus continuer puisque la finalité de l’art a produit la destruction de l’objet. Cela indique la fin de la mission spirituelle de l’art. C’est la fin de l’art au sens de sa mort. En quoi consiste cette mort ? L’art appartient au passé parce qu’il ne peut pas exprimer adéquatement la subjectivité supérieure, celle qui n’a aucun rapport avec l’objet. C’est le monde du sans-image où la philosophie doit accomplir ce que l’art a annoncé : le Savoir Absolu.
 
Le problème n’est donc plus tant de savoir si l’art a une fin (le plaisir), c’est-à-dire un objectif, mais de savoir si l’art, c’est-à-dire l’histoire de l’art, se termine. L’art a-t-il couru à sa fin dans le cours du processus historique ? La fin signifie ici l’arrêt. Dans le cours de l’histoire, l’art a une fin. L’esprit se libère peu à peu de l’image, si esthétique que soit celle-ci. La fin de l’art arrive quand l’art ne représente plus l’esprit. C’est pourquoi Hegel peut affirmer que « L’art ou du moins sa destination suprême est pour nous une chose du passé » : cette formule célèbre extraite de l’Esthétique est souvent résumée de la manière suivante : « L’art est mort ». Cela signifie-t-il alors qu’il n’y a plus à notre époque d’œuvres d’art ? S’agit-il de penser que l’art contemporain n’est pas de l’art ? Le risque de contresens est grand lorsqu’on se limite à la formule résumée. Pour bien comprendre le sens ici, il faut s’attacher à lire la phrase de Hegel dans le détail. En effet, il ne nous dit pas simplement que l’art est mort, il nous dit que l’art est pour nous quelque chose du passé, « du moins dans sa destination suprême ». Ceci ne signifie pas la fin empirique de l’inventivité artistique, mais l’achèvement d’une époque particulière, celle d’une authentique sacralité des œuvres. Nous ne vivons plus au temps où les œuvres d’art sollicitaient la vénération, parce qu’elles incarnaient d’une manière ou d’une autre la présence du divin. Nous ne nous agenouillons plus nécessairement avant de pénétrer dans un temple, et nous sommes éloignés des intentions et des sentiments des hommes de Lascaux. Ce qui était Dieu dans un temple devient une statue dans un musée, ce qui était portrait ou icône dans une église devient tableau dans une galerie... Les grandes œuvres appartenaient à des églises, elles avaient leur place dans des palais ou parfois jouaient un rôle politique. Un portrait dans la maison était un tableau de famille, il était lié à la vie qui entendait se servir d’elle. Hegel ne nous dit donc pas qu’il n’y a plus d’art, c’est dans sa destination première et suprême que l’art est mort. « Il a perdu pour nous sa vérité et sa vie ». Notre rapport à l’art a changé. Un Grec du Ve siècle avant JC qui entre dans un temple, entre dans un lieu qui est à l’honneur d’un Dieu ou d’une déesse. Chaque temple a bien souvent en son centre la statue de celui à qui il est dédié. La statue témoigne alors d’une présence, mais elle n’est pas faite pour être regardée, elle n’est bien souvent visible que des prêtres. Or, nous ne voyons plus cette statue de Zeus ou d’Athéna, comme un Grec pouvait la voir. De la même manière lorsque Giotto représente dans la Chapelle des Scrovegni la crucifixion, c’est dans un lieu saint qu’il le fait, dans une représentation du chemin de croix. Cette valeur de culte a disparu : nous ne voyons plus aucun Dieu, sinon dans la figure de l’artiste.
 
Mais qui oserait dire que les œuvres d’art et les artistes n’existent plus ? Que voudrait dire que l’art en lui-même est mort ? Si tel est le cas, il est possible de se demander ce que font les artistes après la fin de l’art. Il est également possible de s’interroger sur le sens à donner aux œuvres d’art si l’art n’existe plus.
 
b) « L’art ne reproduit pas la visible, il rend visible » : Klee
 
Peut-on penser une déconnexion des œuvres et de l’art ? Cela est-il possible ? C’est ce point que découvre Danto dans son ouvrage Après la fin de l’art. Il découvre, en effet, la rupture instaurée par Warhol et son œuvre de 1964 Boîte Brillo. Un événement historiquement daté et localisé à un endroit précis sonne le glas de l’histoire de l’art. Avec cet événement, l’art touche à sa fin. Nous entrons dans une sphère post-artistique. Pourquoi ? Avec cette œuvre de Warhol, tout est permis : « Elle signifiait réellement que n’importe quoi pouvait être de l’art, au sens où rien ne pouvait plus être exclu. » (cf. Introduction à Après la fin de l’art). L’artiste n’est donc plus enfermé dans une ligne historique correcte : il est libre car il est libéré du carcan historique. L’histoire prescrit des cadres. Ceux-ci volent en éclat à la fin de l’art. Restent les œuvres d’art. La fin de l’art est la fin d’un récit où créer de l’art signifie faire avancer une histoire faite de découvertes nouvelles. Le cadre historique donnait une ligne de conduite et des nouveautés apparaissaient dans ce cadre. Avec Boîte Brillo, tout peut être art, donc l’art ne s’inscrit plus dans une histoire. La rupture est consommée. Donnons un exemple : les statues mobiles de Calder. La statue peut être immobile ou mobile. Cela a deux effets : cela efface la forme obligée d’une statue en inventant une nouvelle forme. Mais cet effacement n’est pas annulation : on peut continuer à faire des statues à l’ancienne, de façon traditionnelle, mais cela est l’expression d’un choix puisque les statues mobiles sont possibles. La fin de l’art libère un espace de liberté : puisque tout peut être de l’art, on ne peut pas savoir si une chose est une œuvre d’art en se bornant à la regarder puisque l’art n’est pas contraint de revêtir une apparence spécifique. Danto a cette révélation avec Boîte Brillo : l’œuvre d’art dérive d’une théorie qui implique par elle-même un affranchissement de l’art. Que fallait-il faire face à cette œuvre ? « On devait vivre dans une certaine atmosphère conceptuelle, prendre part à un « discours de raisons » qu’on partageait avec les artistes et avec les autres personnes dont se composait le monde de l’art » (cf. Introduction à Après la fin de l’art). L’avènement d’un art conceptuel marque le fait que l’art est devenu idée : en ce sens, l’art comme représentation sensible n’existe plus. L’exaltation de l’artiste romantique comme subjectivité atteint un degré plus haut, inaperçu (et pour cause) par Hegel : la possibilité d’être artiste par une décision, par une idée, par un concept, c’est-à-dire dans le rapport nécessaire à une matière. Quand l’art atteint sa vérité, il devient un sujet de réflexion philosophique. L’art atteint sa fin. Mais cela signifie-t-il son arrêt définitif ?
 
Le problème est donc le suivant : que reste-t-il après la fin de l’art ? Il reste les œuvres. La mort de l’art n’est ni la mort des œuvres ni la mort des artistes. Tout se passe comme si les œuvres et les artistes existaient sans art. Que faut-il entendre par là ? Que l’art est mort et c’est pourquoi il reste à penser les cadavres, c’est-à-dire les œuvres elles-mêmes. Proclamer la fin de l’art, c’est proclamer sa mort. Mais cela ne signifie pas la disparition des artistes ni la disparition de la production des œuvres. Nous connaissons les premiers et nous contemplons les secondes. En pensant les œuvres comme des cadavres, une forme de l’art survit. Ce rapport au cadavre ne fait-il pas allusion à ce que Kant définit comme le sublime ? Ce dernier est la révélation de l’existence dans le sujet d’un conflit insoluble entre la faculté de présentation (l’imagination) et la faculté des concepts (l’entendement) ou des Idées (la raison). Ce conflit que l’esprit ressent dans le sublime n’a pas sa cause hors de nous. C’est ce point que retient Duchamp dans la constitution des ready-mades : le sublime signifie l’irreprésentable. La représentation sublime sert à mettre en scène les limites de la représentation. Ce côté obscur, cadavérique, de l’œuvre après la fin de l’art retrouve une approche kantienne du sublime. Mais là où Kant accorde un primat du beau sur le sublime esthétique, les artistes qui prennent place après la fin de l’art sont fascinés par l’irreprésentable. Au lieu de reculer d’horreur devant l’irreprésentable, l’artiste cherche à y entrer franchement. Et si la fin de l’art était en ce sens la fin de l’art du beau et l’avènement de l’art du sublime ? C’est en ce sens que Lyotard définit l’art moderne : « J’appellerai moderne l’art qui se consacre à présent a de l’imprésentable. » (cf. in Le postmodernisme expliqué aux enfants). La fin de l’art serait ici : non plus présenter du présentable (la finalité serait la re-présentation) mais présenter ce qui ne peut pas être présenté. Telle serait la gageure de l’art moderne.
 
Il y a eu une fin de l’art mais celui-ci a ressuscité dans les œuvres sous une autre forme. Sans cela, comment comprendre que l’art soit mort et qu’il continue tout de même ? Puisque les œuvres existent encore, c’est que l’art n’est pas tout à fait mort. Il continue sous une forme que nous venons d’élucider.
 
Mais pourquoi cela ? Pourquoi l’art résiste-t-il à sa fin ? Ou avons-nous l’impression qu’il résiste alors qu’il n’a jamais existé ? D’une certaine façon, on pourrait penser que l’art n’existe pas. Il n’y a que des œuvres. Il s’agirait de montrer que l’art n’existe que dans les œuvres. Ce sont les bribes (les œuvres) qui soutiennent l’art : celui-ci comme totalité n’existe que dans une partition singulière ou que dans un tableau particulier. Le Cinéma comme tel (avec un C majuscule) n’existe que dans des œuvres cinématographiques particulières, dans 2001, Odyssée de l’espace de Kubrick ou dans Le Guépard de Visconti. L’art existe dans des œuvres circonstanciées, délimitées et régionalisées. Deux mouvements apparaissent alors : l’abandon de « la fin de l’art » comme issue d’un parcours historique n’est pas un abandon pur et simple de l’art. Celui-ci survit dans les œuvres. Il se tient toujours vivant dans les bribes. Que serait alors la fin de l’art ? La fin de l’art vu comme une hypostase, c’est-à-dire comme une réalité qui se tiendrait seule hors des œuvres. Cela ne signifie pas la non-réalité de l’art : cela signifie l’impossibilité pour l’art de se tenir hors d’une œuvre particulière. Ce qui met à mort l’art en ce sens hypostasié, c’est l’œuvre dans sa réalité brute et effective. Elle est alors le cadavre de l’art : elle est le lieu où l’Art en général est mis à mort (l’art est particulier et même particularisé dans une œuvre) mais où sa vie est réelle. L’Art existe dans telle ou telle pièce, dans telle ou telle partition. Que signifie la fin de l’art ? Cela signifie la disparition d’un art comme cadre (surtout historique comme on l’a vu) mais pas la disparition d’un art dans les œuvres, qui vit et survit dans les œuvres. Pris en ce sens, l’art est un processus sans fin, aux sens de finalité et d’arrêt : l’art ne s’arrête pas mais survit dans les œuvres. Puisque l’art comme cadre ou comme hypostase n’existe pas (ou plus, c’est-à-dire qu’il a atteint sa fin, la fin du récit ou de l’histoire), alors il n’a plus de fin désignée. Le retour aux œuvres elles-mêmes permet de ne pas assigner une finalité à l’Art comme hypostase. C’est ce qui fait qu’il peut y avoir un « après la fin de l’art ». Ce n’est pas parce que la fin de l’Art comme hypostase est avérée que la fin de l’art (dans les œuvres) est consommée. C’est même tout le contraire.
 
Quelle est la valeur du travail de l’artiste après la fin de l’art ? C’est une sorte de révélation de ce que nos yeux ne voient pas, ne veulent pas voir ou ne voient plus. C’est un rapport au réel différent mais peut-être plus authentique et plus parlant. C’est ce que veut dire « rendre visible » ou « créer le visible ». Ainsi, l’art fait que nous ne sommes plus dans un rapport utilitaire au monde et aux choses. Un rapport utilitaire aux choses qui nous entourent nous conduit à ne saisir le monde que sous un certain aspect. L’art nous révèle le monde autrement, nous le dévoile autrement. C’est dans une telle perspective que Heidegger assimilera l’art à la vérité. Il ne faut pas entendre ici la notion de vérité dans son sens logico-mathématique. Le terme de vérité renvoie à son sens premier de dévoilement, alèthéia en grec. Ce n’est donc pas à partir de la question du beau que le problème de l’art peut être saisi : une œuvre d’art n’est pas nécessairement belle ; ce n’est pas non plus sa fidélité à ce qu’elle représente ou sa perfection dans la représentation qui fait une œuvre d’art. L’œuvre d’art serait ce qui dévoile, ce qui convertit et transforme notre regard sur le monde en nous le donnant à voir autrement que dans notre rapport quotidien. Qui prendrait le temps de regarder un fruit par exemple ? Notre préoccupation est de le manger et, comme tel, il est littéralement invisible, il se dérobe à toute valeur esthétique. Or, dans la nature morte, nous prenons le temps de contempler ces mêmes choses qui nous laissent indifférents hors de l’œuvre et l’invisible se fait visible, il donne à voir ce que nos préoccupations immédiatement pratiques nous masquent. La fin de l’art libère un espace de liberté : tout peut être de l’art. Deslors, on ne peut pas savoir si une chose est une œuvre d’art en se bornant à la regarder, à éprouver du plaisir, puisque l’art n’est pas contraint de revêtir une apparence spécifique.

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Message édité par l'Antichrist le 13-12-2006 à 04:56:15
n°10119154
l'Antichri​st
Posté le 09-12-2006 à 13:04:40  profilanswer
 

Bon, dans le même ordre d'idée, je place également cette réflexion sur justice et équité : bien sûr, même méthode !
 
Quand nous disons qu’un homme est équitable, nous le pensons juste. Etre juste et être équitable semble relever de la même sphère. Tenter d’instaurer l’équité, c’est distribuer les biens et les richesses, non suivant un principe arbitraire ou seulement égalitaire (chacun la même part), mais suivant un principe d’équité qui tente de donner à chacun son dû. Il s’agit donc de rendre la justice avec équité. Cette dernière peut alors suppléer la loi quand celle-ci ne se prononce pas sur un cas. L’équité permet d’orienter le droit et en dit l’esprit quand la lettre ne se prononce pas. Etre équitable, c’est tenter d’être juste.
 
Mais ce n’est pas pour cela que l’équité doit remplacer la justice. L’équité et la justice ne semblent pas viser la réalisation du même objet. Faire un partage équitable ne revient pas à faire un partage juste : le premier vise le bon alors que le second vise une organisation correcte. Nous ne pouvons donc pas identifier le juste et l’équitable Ce que nous appelons l’ « équité » peut orienter la justice mais ne peut se substituer à elle puisqu’elle n’est pas la loi positive mais seulement le sentiment de ce qui est souhaitable. Il est alors sans doute funeste d’identifier la justice et l’équité.
 
Le problème consiste donc à penser les rapports entre le juste et l’équitable. Faut-il identifier ces deux notions ? L’équité oriente-t-elle la justice ou bien la première est-elle le danger qui plane sur la seconde ? Ou bien faut-il penser la justice comme fondement de l’équité, à moins qu’il faille viser l’inverse ?
 
I.
 
Quand nous disons que la justice doit être faite, il faut immédiatement s’interroger sur le critère de réalisation de la justice. Faut-il mettre en place l’égalité ou l’équité ? Devons-nous, dans une cité, donner à chacun la même part ou bien à chacun la part qu’il mérite ? Nous avons affaire à deux égalités « dont l’une distribue la même part à tous et l’autre à chacun ce qui lui convient » comme dit Isocrate (Discours aréopagitique, VII, 21,22). Nous pouvons dispenser les richesses et les biens de façon égale ou de façon équitable. Pourtant, la première solution apparaît comme une utopie comme le montre Walzer dans Sphères de justice : si l’on donnait le dimanche midi la même somme à tous, personne ne la dépenserait de la même façon. Certains achèteraient des biens durables, d’autres des futilités, et certains feraient même des économies. Penser une égalité intégrale consiste à penser un système irréalisable. Ne faut-il pas penser l’équité, c’est-à-dire le fait de donner à chacun son dû ? Dans le domaine d’usage juridique, le droit est un ensemble de règles qui garantissent la justice. Qui énonce ces lois ? Le législateur édicte les règles qui s’imposent à tous. Mais comment faire lorsqu’un cas se présente sans avoir été pensé ou codifié dans le cadre des lois ? Ne faut-il pas en appeler à l’équité, c’est-à-dire à l’esprit de la loi puisque la lettre n’aborde pas le problème particulier que nous rencontrons ? En ce sens l’équité permet de compléter les lacunes du droit. C’est ce qui se passe par exemple en 1892 quand la Cour de Cassation française pose que le « principe d’équité défend de s’enrichir aux dépens d’autrui » bien que cela ne soit réglementé par aucun texte de loi. Dans le silence de la justice, il faut avoir recours à l’équité entendue au sens de l’esprit de la loi. Face à un cas qui n’a pas été pensé, il faut que la justice se prononce. C’est là qu’intervient l’équité. La justice et l’équité fonctionnent donc de concert : nous louons l’homme équitable et nous le jugeons bon, de même que nous jugeons bon un homme juste. Dans leur finalité, ces deux concepts semblent identiques. Le problème consiste à se demander si l’équitable relève d’un bon supérieur à la justice alors que le premier n’est pas énoncé et toujours à faire tandis que la seconde a au moins le mérite d’être écrite.
 
La justice est donc nécessairement liée à l’équité et non à l’égalité. La justice doit tenir compte d’un équilibre qui n’est pas seulement mathématique (de nombre à nombre : autant d’individus, autant de droits) mais proportionnel (de relation à relation : les droits de A sont aux droits de B ce que A est à B). Cela correspond à la naissance de la justice distributive par opposition à la justice corrective. La justice est une vertu c’est-à-dire une excellence naturelle ; or chaque vertu est définie comme le juste milieu entre deux vices (l’excès et le défaut). Cependant il ne s’agit pas comme chez Platon de viser une perfection de la justice comme maximum (le plus) mais comme optimum (le mieux). Telle est la nouveauté aristotélicienne qui éclaire la justice et l’équité : on ne délibère plus par référence au Bien, donc grâce à une perfection rationnelle absolue ; il s’agit plutôt de prudence (phronesis), c’est-à-dire de la sagesse pratique qui sait dans chaque cas concret choisir, non pas le Bien absolu, mais le mieux possible relativement à ce que la situation permet. De même en politique, il ne s’agit pas de viser la meilleure constitution mais la meilleure possible suivant les circonstances. La justice distributive est en ce sens une justice qui se revendique de l’équitable, c’est-à-dire qui rend à chacun son dû. La justice distributive consiste donc à rechercher l’équité dans le respect de la loi : c’est un composé d’égalité et de légalité qui repose sur une conception proportionnelle de l’égalité et qui répartit les droits et les biens selon le mérite de chaque citoyen. L’équité est donc la justice mais pas la justice selon la loi. La loi édicte en effet des généralités puisqu’elle prend en considération les cas les plus fréquents. Mais face à un cas exceptionnel, c’est à l’équité de trancher, elle est « un correctif de la loi là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité » (cf. Ethique à Nicomaque, V, 15). La justice énonce la règle générale et l’équitable lui est supérieur dans le cas des actions sur lesquels il est impossible d’énoncer une loi puisque ce qu’il convient de faire dépend des circonstances. L’équité est donc du côté du décret c’est-à-dire de l’arrêt ponctuel qui permet d’agir quand la loi (trop) générale n’a pas statuée. La justice et l’équité sont dans la sphère du bon mais à des niveaux différents. L’équitable est un correctif de la justice légale.
 
Face à un cas que le législateur n’a pas prévu, il faut se faire l’interprète de ce qu’aurait fait le législateur dans ce cas précis. L’équitable est donc juste même s’il n’est pas supérieur au juste absolu (celui de la loi). Comment cela est-il possible ? La justice intervient dans les affaires humaines alors que la loi (le droit positif) est déjà énoncée. Elle n’a plus qu’à se définir comme recherche d’une certaine équité dans le respect de cette loi. Mais on ne se demande pas comment la justice intervient dans l’acte même de législation, ce que fait Platon en indiquant que les magistrats philosophes s’élèvent à la connaissance de l’Idée du Bien à partir de laquelle ils ont la possibilité d’édicter une législation parfaitement juste pour la cité. Que penser alors de l’homme équitable ? Il s’agit de l’homme doué d’une sagesse pratique qui fait qu’il ne s’en tient pas rigoureusement à ses droits mais qui peut prendre moins que son dû s’il juge cela meilleur. L’homme équitable voit plus loin que l’application rigide de la loi : il peut l’interpréter dans le sens du meilleur. Il est l’homme du décret, c’est-à-dire de l’ajustement d’une règle trop rigide et donc inadaptée aux faits. La loi se doit d’être absolue, mais c’est à l’homme équitable de juger à quel point elle devient trop rigide et contraire à elle-même. Bien que le meurtre soit absolument interdit, on ne jugera pas de la même façon un homme qui a tué par plaisir et un homme meurtrier dans un état de légitime défense. Tant et si bien que l’équité corrigeant le droit et la justice, la notion de légitime défense est maintenant inscrite dans nos codes de justice.
 
Nous voyons l’importance de l’équité quand elle agit par intermittence. Elle peut corriger le droit mais doit-elle le remplacer ? Il semble qu’il faut répondre par la négative parce que nous voyons que l’homme équitable doit interpréter les lois et qu’il y a donc une préséance de la justice sur l’équité. Cette dernière peut avoir une importance mais ne semble pas pouvoir être omniprésente dans la vie de la cité. Mais alors pourquoi s’en réclamer ? Ne faut-il pas taire l’équitable parce que le risque d’enfreindre la justice est peut-être plus grande que de l’aider ?
 
II.
 
Mais comment se faire l’interprète de la loi ? Comment se référer à l’esprit de la loi en dehors de la lettre ? Un danger pourrait surgir de l’idée selon laquelle l’équité prime sur le droit. L’équité ne peut donc qu’avoir une portée ponctuelle, limitée et localisée. Il ne s’agit donc pas de critiquer son utilité mais de s’inquiéter de sa généralisation. Qui juge de l’équité ? Celle-ci varie d’un individu à un autre : dans le cadre d’une société, l’équitable pour un riche généreux n’est pas le même que pour un riche pingre et est encore différent pour une personne défavorisée. La justice positive a le mérite d’être écrite, c’est-à-dire qu’il est possible de s’y référer et de délibérer sur un fondement commun. Il n’en va pas de même de l’équité qui relève du sentiment et non de la raison. Quand nous sommes victimes d’une injustice, le sentiment d’équité disparaît. C’est ce que montre Nietzsche dans la deuxième dissertation de La généalogie de la morale : l’injustice que nous vivons fait monter en nous la colère et « en chasse l’équité ». Celle-ci est donc variable, changeante, malléable et fluctuante. Comment fonder la justice sur l’équité si celle-ci relève d’un sentiment ? Cela semble impossible. Il suffit pour s’en convaincre d’une expérience simple : si je vis une injustice, je ne veux pas l’instauration de l’équité mais je veux que la justice soit rendue. Comme nous l’avons vu, l’équité peut corriger la justice. Elle ne peut en aucun cas s’y substituer puisque ce serait substituer à une norme reconnue par tous (« Nul n’est censé ignorer la loi ») une norme fluctuante (qui se rapproche d’un « Tel est mon bon plaisir »). Si nous ne pouvons pas substituer l’équité à la justice, ces deux concepts sont donc différents. Comment fonder leur différence ? Quelle conséquence cela peut-il avoir pour l’homme et pour la société ?
 
Quand nous parlons d’équité, nous parlons d’un point de vue juridique. Quand nous partageons une chose équitablement, n’est-ce pas une intention qui guide notre action ? N’est-ce pas une volonté morale qui oriente notre sentiment d’équité ? Nous jugeons une situation inéquitable quand elle ne semble pas acceptable d’un point de vue moral. Elle n’est pas équitable mais est-ce injuste ? Il y aurait comme une différence de degrés : l’équitable vise le bien alors que la justice vise quant à elle la réalisation d’une société juridique. La justice n’est pas le bien comme le montre Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs. Une action est dite moralement bonne si et seulement si elle part d’une bonne volonté, c’est-à-dire si sa maxime est faite par devoir. On ne parle de justice que dans la conformité. L’intention n’a ici aucune importance puisque la justice est le rapport extérieur des libertés. Donc le juste n’est pas le bon : la justice se développe à côté de la morale puisqu’une action juste laisse coexister la liberté de chacun avec la liberté de tous d’après une loi universelle. Si cela se fait sans référence à la morale, cela se fait sans référence à l’équitable. De même que la morale n’est pas le droit, le juste n’est pas l’équitable. Si je suis très riche et qu’un très pauvre me vole une partie infime de ma richesse, je peux toujours penser que cela est équitable, mais son action est-elle juste ? N’est-il pas un hors-la-loi ? C’est précisément pour cette raison que le droit est lié à l’habileté à contraindre comme le montre Kant (§ D, Introduction à la Doctrine du Droit). Le juste est la liberté se déployant suivant des lois universelles mais, par ailleurs, la contrainte existe. Si on assiste à une liberté qui se conduit de façon non-juste, peu importe qu’elle se réclame de l’équité. Avoir la justice de son côté dans notre exemple signifie ceci : j’ai le droit de contraindre dans des formes légales celui qui m’a fait entrave. La contrainte est juste parce que ce dernier a nié la notion de justice. Je peux faire poursuivre légitimement celui qui ne veut pas me rembourser, même s’il se réclame de l’équité. Je n’ai pas besoin d’en appeler à sa conscience morale parce qu’il est juste de contraindre une liberté.
 
Faire prévaloir l’équité sur la justice relève d’une confusion entre ces deux notions. L’équité ne peut pas remplacer la justice parce que la première est fluctuante et malléable (comme le montre Nietzsche) et surtout parce qu’elle est dans la sphère morale et non juridique (comme le montre Kant). Le juste en tant qu’il est l’instance qui sert à contraindre suppose un garant entre les deux partis qui passent un contrat. L’état civil est le lieu de contrats passés : je prête de l’argent à quelqu’un par exemple. Mais si cette personne ne veut pas me rembourser, je peux la contraindre comme nous venons de le voir. Mais comment ? En faisant appel à l’Etat, à la justice sous la forme de la force publique. L’équité ici ne me serait d’aucune utilité. L’Etat existe parce qu’il y a une exigence de justice et non d’équité. C’est à l’Etat de rendre la justice (civile et pénale) et d’instaurer une justice sociale plutôt que de faire appel à une forme de l’équité qu’est la charité, en tant que répartition ad hoc des biens et des richesses. C’est pourquoi « il faut toujours rendre justice avant que d’exercer la charité » pour reprendre l’expression de Malebranche dans son Traité de morale. Faire l’inverse, c’est faire passer l’équité au premier rang des préoccupations et renoncer ainsi à l’instauration de la justice. L’équité entendue en ce sens particulier est l’autre nom de la charité négative qui consiste à abandonner la justice sociale, c’est-à-dire à refuser les inégalités flagrantes et tenter de les juguler par un autre moyen que l’Etat. L’équité  ne peut donc pas prévaloir sur la justice et il serait néfaste pour une société qu’elle le fît. Ce serait abandonner la justice sociale et la remplacer par un sentiment. Ce serait remplacer la justice rationnelle  (sur laquelle peut se fonder une société juste comme rassemblement de la justice juridique et de la justice sociale) par l’équité pathologique (sur laquelle ne peut s’ériger que de l’injustice).
 
Une vision trop angélique de l’équité peut déboucher sur l’injustice. Si l’équité veut remplacer ou se substituer à la justice, alors l’injustice apparaît. Il s’agit en effet de ne pas confondre la justice avec la morale sous peine de voir l’équité sous la forme pathologique de la charité se substituer à la justice rationnelle. Nous avons un désir de justice, pas forcément d’équité. Mais le problème consiste alors à se demander si cette dernière n’est pas souhaitable dans certaines limites ou à l’intérieur de certaines bornes. Jusqu’où l’équité peut-elle aider la justice puisqu’elle n’est pas la finalité de celle-ci ? L’équité ne doit-elle pas être au fondement ? Peut-on penser une équité qui fonde le juste ?
 
III.
 
L’équité permet d’appliquer humainement les règles juridiques dont le fondement est incontestable. La justice est une instance qui doit se garder de la mécanique, c’est-à-dire d’appliquer si strictement les lois qu’elles ne prennent pas en compte la situation des justiciables. Si la justice (en la personne du juge ou du législateur) ne regarde pas ceux-ci, alors elle est dans un jeu mécanique et applique aveuglément des règles sans souci des hommes qu’elle juge. Elle oublie alors qu’elle est justice des hommes. Si la justice n’est qu’une balance, elle applique strictement les règles. Or l’équité fonctionne comme garde-fou : elle rappelle que la justice doit considérer les personnes jugées. C’est ce que nous pouvons apprécier dans la décision du Juge Magnaud qui, à la fin du XIXe siècle, refuse de condamner pour vol de pain une mère miséreuse et chargé de l’éducation d’un nourrisson. L’équité permet une application humaine des règles de justice. Nous voyons alors l’intérêt de l’équité dans les affaires humaines : elle permet de prendre l’humain en compte. Les règles juridiques sont certes une garantie essentielle de la justice. Pourtant, dans certains cas, nous nous révoltons devant l’application stricte du droit. Ce sentiment est celui de l’équité : nous en appelons à une justice supérieure à la justice légale dont l’application stricte peut apparaître « injuste ». Quand nous parlons d’ « injustice », nous pouvons désigner des décisions de justice tellement rigides qu’elles vont à l’encontre de la véritable justice. Ce qui commande cette démarche est précisément le sentiment de l’équité. Ce sentiment irait dans le sens d’une justice humaine. Si la justice n’est pas un système clos mais toujours ouvert, alors la justice n’est pas le simple décalque de l’ordre divin. La justice a, comme l’a montré Bentham dans Principes de la morale et de la législation, des règles dont le fondement est en dernière instance économique et doit donc répudier les modalités féodales et leurs variantes monarchiques. La justice doit se rendre par référence explicite aux nécessités objectives des rapports humains. Si la justice est la justice des hommes, alors elle se fonde sur une pure administration des réalités économiques et des intérêts de chacun. C’est cela qui donne le sens de l’équité : puisque c’est l’homme qui fait la justice pour lui-même, alors elle est imparfaite mais se perfectionne. Le viatique du perfectionnement est le sentiment d’équité.
 
Ne peut-on pas radicaliser cette idée d’une équité qui oriente la justice et qui la colore d’un jour plus humain ? En ce sens, la justice comme équité apparaît comme la structure de base de la société. L’importance de l’équité n’apparaît-elle pas de façon plus éclatante, non d’abord dans le cadre de la justice légale, mais au niveau de la justice sociale ? Ne faut-il pas penser l’équitable dans le cadre de la justice sociale ? L’équité peut alors structurer l’idée même de justice. Nous vivons dans une structure qui comprend des positions sociales différentes, avec des hommes nés dans des situations différentes qui ont des perspectives différentes. Inévitablement une société connaît des inégalités sociales. Penser que les principes de justice doivent s’appliquer aux inégalités sociales, c’est placer l’équité au fondement. Dans cette optique, l’équité est au fondement de la justice sociale. C’est ce que montre Rawls dans la première partie de Théorie de la justice (§ 3 : « L’idée principale de la théorie de la justice »). Les principes valables pour la structure de base de la société sont l’objet d’un accord originel : Rawls imagine les hommes se décidant sur les principes de la justice derrière « un voile d’ignorance ». Quelle société aurions-nous si personne ne connaissait sa place, sa position, son statut, etc... ? Les principes de la justice seraient le résultat d’une négociation équitable. Penser la justice comme équité, c’est penser les principes comme résultats d’une négociation équitable. Penser la justice comme équité consiste en ceci : les partenaires sont des êtres rationnels qui ne s’intéressent pas aux intérêts des autres.
 
Ces personnes choisiraient deux principes assez différents. Le premier est l’égalité de l’attribution des droits et des devoirs de base. Le second consiste à penser que les inégalités sont justes si et seulement si elles produisent des avantages pour chacun (en particulier pour les désavantagés). Les principes de la justice se doivent d’être équitables : l’équité permet qu’un petit nombre aient des avantages et améliorent la situation des moins favorisés. Il s’agit donc de penser l’équité comme ce qui oriente la justice. Avec Rawls, nous pouvons penser l’équité, c’est-à-dire la justice humaine. Sans l’idée d’un voile d’ignorance, les hommes déjà placés dans leur situation ne choisissent pas volontairement les principes de la justice mais font passer leur intérêt devant la justice. Penser une société de la justice comme équité, c’est penser la volonté et la décision d’hommes libres. Ce que pensent les personnes autonomes réside en ceci : l’équité permet une société juste, c’est-à-dire humaine. Il s’agit donc de penser une société par la justice comme équité. Au niveau individuel, il faut donc tenter d’être gouverné par le principe d’équité : obéir aux règles d’une institution si elle est juste et équitable. C’est ce que démontre le chapitre 18 de la Théorie de la justice : nous ne sommes pas liés à des institutions injustes parce que le principe d’équité fait que nous sommes des personnes autonomes. Etre équitable consiste à produire des actions qui résultent d’actes volontaires comme les promesses et les accords. Il en va de la société comme d’un jeu, nous « avons l’obligation d’en respecter les règles et d’être bons joueurs ». C’est à ce niveau que nous pouvons penser la justice comme équité.
 
Conclusion :
 
Nous avons donc vu que l’équité comme fondement de la justice peut orienter et humaniser l’exercice strict de la justice. En ce sens, l’équité en tant que fondement permet de penser une justice humaine c’est-à-dire des hommes pour des hommes. C’est pourquoi elle permet que l’équité devienne la norme des individus, norme qui s’extériorise sous la forme d’actes équitables. Ainsi pouvons-nous produire des actions volontaires et libres.

Message cité 1 fois
Message édité par l'Antichrist le 11-12-2006 à 20:47:06
n°10121831
Lampedusa
Posté le 09-12-2006 à 21:56:03  profilanswer
 

Je n'ai pas encore lu la petite communication "vite fait" d'Antichrist (a quickie), ce que je ne manquerai évidemment pas de faire, mais il me revient en mémoire cette excellente définition du "plaisir esthétique" de l'écrivain américain William Carlos Williams:  
" Le plaisir esthétique naît de la rencontre entre la pure maîtrise et une surface résistante."

n°10132309
l'Antichri​st
Posté le 11-12-2006 à 15:27:51  profilanswer
 

Bon, comme j'ai encore un peu de temps, je vous livre aujourd'hui cette très courte étude sur le respect.
 
Quand l’officier militaire accueille les nouvelles recrues, il réclame le respect. Il demande donc que soient considérés son rôle et sa fonction. L’autorité qui se présente veut être reconnue telle : elle cherche donc à recevoir des égards. Peu lui importe d’être aimée ou appréciée, il lui suffit qu’on lui montre des marques de respect. Cette exigence de respect semble relever d’une valeur négative. Vouloir le respect, c’est ne pas vouloir être remis en question : le conscrit va au devant d’importants problèmes pour sa personne et pour sa carrière s’il remet en cause le grade de son supérieur. Montrer du respect pour une autorité ou pour un individu relève d’une sorte de vernis ou d’apparence. Il ne s’agirait donc pas d’un rapport humain authentique : puisque le respect se force, il condamne la liberté de mon jugement et n’est pas authentique.
 
Mais l’absence d’égards entre les individus paraît insoutenable. Si l’inférieur hiérarchique ne respecte pas son supérieur, l’ordre instauré n’a plus aucune signification et les institutions sont mises en péril. La demande de respect est d’ordre pragmatique : la vie en communauté ne peut pas être soumise aux convenances personnelles de chacun. Les rapports humains sont ainsi faits que certains hommes possèdent l’autorité et que d’autres doivent s’y soumettre afin qu’une certaine forme d’harmonie ou qu’une certaine notion d’ordre puisse exister. Sans cela, les rapports entre les hommes sont chaotiques et « an-archiques » (sans ordre). En ce sens, le respect n’est pas condamnable au nom d’une prétendue authenticité, mais est au contraire le moyen de régler les rapports humains tels qu’ils existent.
 
Le respect est-il du côté de l’apparence qu’il faudrait démasquer pour trouver la vérité des sentiments ou des rapports humains ? Ou bien la nécessité de l’ordre entraîne-t-elle de façon quasi mécanique la poussée du respect ? Respectons-nous des apparences ou bien des essences ?
 
I.
 
Quand une autorité se présente, un officier militaire par exemple, elle demande le respect. Face à cette situation, peut-on répondre sincèrement ? Peut-on être respectueux de façon désintéressée ? Le mot d’ordre serait pragmatique : le respect ne serait-il pas purement et simplement le fruit du calcul suivant : « Puisque je veux être respecté, alors je vais montrer aux autres que je les respecte » ? Respecter consisterait donc à montrer une marque d’égard (« je présente mes respects ») par rapport à autrui pour que celui-ci me considère. Tel est le problème posé par Pierre Nicole dans son ouvrage Essais de la charité et de l’amour-propre. Quand un homme respecte son supérieur hiérarchique, n’est-ce pas qu’un masque que l’hypocrite revêt pour que les autres, la compagnie du vivre-ensemble, ne le heurtent pas ? Ce problème est lié à la présence des autres : ce sont d’abord eux qui doivent me respecter. Le lien social réside dans le fait de tenir en respect : « la crainte de la mort est le premier lien de la société », écrit Nicole. L’homme aime la domination et la marque de celle-ci que constitue le respect, mais voit que les autres ne veulent pas être dominés. Il s’agit donc d’adopter une stratégie : il s’agit que les autres me respectent et que donc j’entre dans une stratégie de respect envers eux. Or cette stratégie que je marque pour l’autre est précisément ce qui va le séduire. L’homme que je respecte est alors séduit (au sens latin), c’est-à-dire qu’il est trompé. La socialité du Monde est conçue comme dans le petit monde des salons. Il ne s’agit pas de ne pas faire mal à l’autre, mais de ne pas le heurter, c’est-à-dire de respecter son imaginaire. Il s’agit de supprimer mon amour-propre de la surface de mes actes et de mes discours. Il s’agit de casser la visibilité entre la cause de mon comportement et ce comportement. L’amour-propre des autres est blessé par mon amour-propre. Je dois les respecter (c’est-à-dire respecter leur amour-propre) pour qu’ils me respectent. Nous avons alors un raffinement de l’égoïsme : si les autres me voient égoïste ou méchant, alors je ne peux rien en tirer. D’où trois attitudes que la stratégie du respect contraint d’adopter : je dois dissimuler mon amour-propre et mon désir de respect, je dois respecter les autres, c’est-à-dire satisfaire leur  amour-propre, je dois enfin cacher que ma flatterie est flatterie, que je dissimule ma dissimulation. Ainsi puis-je constituer une extériorité artificielle mais efficace. Pour donner l’illusion que je respecte l’autre, il faut que je me départisse de toute manifestation de l’égoïsme. D’où la conservation du respect qui passe par la conversation : je parle de mathématiques avec le mathématicien, de jardins avec le jardinier… Mais que voulons-nous dans cette attitude ? Veut-on seulement le respect ? Si je respecte les autres, c’est certes pour qu’ils m’honorent. Mais plus profondément je veux qu’ils croient à ma stratégie : qu’ils aiment ce que je leur présente (qu’ils croient que ce que je présente s’identifie avec ce que je suis, avec mon intériorité « aimable » au sens fort du terme), mais que je sais n’être que mon image (mon extériorité artificielle). Si j’opte pour la stratégie que nous venons d’expliquer, ne voulons-nous pas être aimé ? Vouloir le respect, c’est vouloir l’amour. Ainsi Nicole écrit-il : « La plus grande inclination qui naisse de l’amour-propre est le désir d’être aimé ». Mais je ne peux jamais m’assurer que les autres m’aiment. Dans l’amour, l’inquiétude ne peut être surmontée. Le problème rebondit alors : les institutions garantissent les marques de respect (en droit sinon toujours en fait puisque nous connaissons des actes irrespectueux), mais elles ne peuvent pas garantir ce qui sous-tend l’amour-propre, c’est-à-dire la visée d’amour. L’anthropologie est donc égoïste et vise l’amour. L’hypocrite que serait l’homme respectueux veut plus qu’être respecté : il veut être aimé. La stratégie employée et le calcul requis visent donc l’amour. Mais peut-on ainsi lier l’amour et le respect ? Les motivations de l’amour et du respect sont-elles les mêmes ?
 
Dire que le respect vise l’amour, n’est-ce pas poser le problème d’une prétendue ruse de l’amour-propre qui met en place les apparats (les marques de respect) en vue de l’amour ? Or n’y a-t-il pas une grande différence entre l’amour et son désir fusionnel d’une part et la distance qu’instaure le respect d’autre part ? Cette distance semble particulièrement bien marquée par l’expression « tenir en respect ». Quand je tiens en respect un homme, je le tiens à distance de moi. Dans le cas d’un duel où l’un des hommes est désarmé, celui qui possède encore son arme tient en respect celui qui est affaibli. Que je sois dans la position forte ou dans la position faible, je suis à distance de l’autre. Je ne veux pas me mélanger avec lui. En ce sens, quand je ressens du respect, il n’y a rien en moi d’empathique. Le respect est donc un sentiment antipathique, c’est-à-dire anti-pathos. Quand je tiens en respect, j’instaure une distance. A cette antipathie s’ajoute un aspect conservateur : il s’agit de geler les postures. Chaque position est sclérosée, le mouvement est gelé. Respecter, c’est nécessairement se situer à distance. Le mot d’ordre du respect n’est donc pas celui de l’amour et de la fusion (« aime-moi », « touche-moi », « approche-toi »), mais celui d’une mise à distance : « Si tu ne m’aimes pas, au moins respecte-moi ». Ce mot d’ordre est donc minimal. Cela pose précisément la scission entre la surface et la profondeur. La mise à distance respectueuse est le mot d’ordre minimal face à l’impossibilité d’une fusion amoureuse. Demander le respect, n’est-ce pas inquiétant ? Il s’agit de demander que la façade, la surface soit sauve et que le fond (les véritables sentiments, l’amour) importe peu. La demande de respect n’est-elle pas seulement une demande de surface ? Le respect porterait donc l’expérience d’un sentiment qui mettrait en place un processus qui ne réaliserait pas la fin désirée : je veux être aimé, mais le respect est l’obstacle de cet amour dans la mesure où il instaure nécessairement une distance. L’expérience est alors troublante : vouloir être respecté, c’est vouloir être aimé et c’est porter en même temps (et tel est le point nodal du drame) l’obstacle qui empêche la réalisation de cette fin ultime.
 
N’est-ce pas en ce sens que s’impose la figure de Socrate ? Celle-ci apparaît comme une figure de l’obéissance sans respect. Socrate obéit certes à la loi athénienne, mais ne la respecte pas. Il les respecte en un sens, c’est-à-dire qu’il les suit (parce qu’il serait injuste de ne plus suivre des lois considérées bonnes jusqu’à présent), mais il ne les respecte pas fondamentalement. Par le geste qui consiste à se donner la mort, et qui est comme une scène inaugurale de la philosophie, il soumet à discussion les lois athéniennes. Respecter sans soumettre à discussion, n’est-ce pas une faiblesse de la raison ? Pour répondre à cette question, Socrate s’impose comme figure de la subversion (sub-version, version par-dessous) : par son respect, il invite à l’irrespect. Il s’agit de la subversion la plus subtile. Il utilise la façade de respect (ou le respect de façade) pour fonder la philosophie. Il s’agit de respecter les lois pour montrer précisément que les lois athéniennes ne sont pas respectables. Le respect aveugle (respecter « pour respecter ») semble comporter une dose d’obscurantisme. C’est en effet refuser d’interroger les fondements de l’obéissance. N’est-ce pas en ce sens que Thoreau invite à la désobéissance civile ? Ne s’agit-il pas de montrer que le respect porte en puissance l’inhumanité ? En quel sens ? Certains individus renoncent à leur liberté individuelle et ne sont que des défenseurs forcenés d’un ordre social qui édicte des lois iniques : contribuer à la ségrégation ou à la discrimination raciale. Le respect inconditionnel pour une loi ou pour une cause peut engendrer les pires actes : tant que l’institution les protège, certains hommes s’asservissent. La fonction du bourreau dans les exécutions capitales prouve que des individus sont capables d’exécuter froidement un être humain suivant la demande de la société et moyennant salaire. L’inconditionnalité du respect peut engendrer l’aveuglement et le fanatisme : le respect pour le gourou, pour le chef, pour le Führer ou pour une quelconque autorité engendre le sommeil de la raison. Il se passe comme un renversement des valeurs : le respect peut obnubiler et hypnotiser la raison, qui au lieu d’objecter, ne fait qu’accepter. Or la loi et le droit existent pour les hommes, pas le contraire. Cette optique est précisément défendue par Thoreau dans La désobéissance civile : « La loi n’a jamais rendu les hommes plus justes d’un iota ; et à cause du respect qu’ils lui marquent, les êtres bien disposés eux-mêmes deviennent les agents de l’injustice ». Ce respect indu pour la loi conduit in fine à un fanatisme rampant et à une démission de la raison comme instance qui fait retour, qui réfléchit et donc qui conteste. Respecter la loi « parce que c’est la loi », « parce qu’il le faut », est un discours de domestique essayant maladroitement de cacher sa faiblesse derrière de pseudo-arguments. En présence d’une loi inique que l’on ne peut réformer, la désobéissance civile relève, non de la convenance personnelle, mais d’une exigence rationnelle. Que l’on soit du côté de Socrate ou du côté de Thoreau, on use de sa raison pour montrer l’absurdité du respect inconditionnel. De celui-ci naît le sommeil de la raison, celui-là même qui engendre des monstres.
 
Il y aurait donc, en réciproque à cette position, une valeur positive de l’irrespect. Ne pas respecter de façon aveugle ce qui est établi, n’est-ce pas le fondement de l’utilisation de la raison ? La raison paresseuse ou en sommeil dans le respect inconditionnel de ce qui est imposé, établi ou ordonné pose problème. Cette position est-elle tenable en permanence ? Elle rappelle certes l’importance de l’insolence et le fait que l’homme se construit dans l’avenir en niant l’omnipotence et l’omniprésence du passé. Mais dans le rapport des hommes entre eux, dans le lien social et moral,  le respect a-t-il  plus de valeur que l’irrespect ? La position que nous venons de développer vise à débusquer la contradiction de l’être et du paraître. Mais est-ce à dire que le respect est inauthentique ? Si l’irrespect peut porter une valeur positive, est-ce à dire pourtant que le respect n’est qu’une simple apparence de moralité dont la vraie moralité devrait se moquer ?
 
II.
 
La position qui vise à débusquer la contradiction de l’être et du paraître pose le problème de l’authenticité du respect. Cela prend d’abord place dans le jeu social. Vivre en société consiste en l’apprentissage de règles et de rituels. Le lieu du respect réside dans la vie sociale. Quand nous tentons d’éduquer les enfants, nous leur enseignons les marques de respect : il n’est pas souhaitable, pour soi comme pour l’ensemble de la société, de se comporter n’importe comment. La société fonctionne ici comme un ensemble de règles que tout un chacun doit « respecter » en vue de donner le minimum d’harmonie vitale dans la société. L’apprentissage des marques de respect passe donc d’abord par l’apprentissage des règles de politesse : il s’agit pour l’enfant de devenir un adulte et donc de quitter la bestialité immédiate ou plus précisément l’immédiateté de la bestialité. Il s’agit donc dans ce cadre de civiliser le langage et les manières. Le respect n’est peut-être qu’un masque, mais comment les hommes pourraient-ils s’en passer ? L’art des bonnes manières et le masque du respect n’est pas seulement un écart vis-à-vis de l’authenticité, mais est aussi et peut-être d’abord le moyen nécessaire pour lutter contre la nature farouche et barbare. Eduquer consiste à apprendre la vie au sein de la société, c’est-à-dire à en connaître les rouages : il faut donc apprendre les marques de respect et les règles de politesse pour s’insérer dans le vivre-ensemble des hommes. Le problème se pose avec une plus grande acuité au point de vue moral : si le respect est un masque social que tout un chacun revêt, alors tous les hommes sont hypocrites, y compris moi. Or la morale pose le problème, non pour tous, mais pour moi en tant qu’être particulier : comment juger de la valeur de mon respect ? Est-ce satisfaisant pour moi ? Puis-je me contenter de ce respect masqué ? Entre la pure intériorité (qui est de l’ordre de la moralité) et la pure extériorité (la marque de respect), la différence serait grande. Le respect ne serait que la parodie esthétique des exigences éthiques de la raison. Le respect n’est-il pas qu’un sentiment artificiel sur le théâtre du monde ? Ce qui prime, n’est-ce pas la satisfaction de mon amour-propre, au détriment d’une morale désintéressée ? Pourtant le respect n’est-il que cela ? L’ennemi du respect, celui qui dénonce le respect comme hypocrisie ou comme pseudo-valeur, est peut-être victime d’une illusion dualiste et manichéenne à savoir la séparation brutale de l’essence et de l’apparence. Or l’apparence n’est-elle pas une manifestation de l’essence ? L’apprentissage du respect prédispose à la vertu : l’inauthentique prépare à l’authentique et en constitue le premier pas. Le respect serait la vertu non encore bien comprise. Non pas le contraire mais la copie toujours déjà imparfaite. Le masque du respect n’est pas l’authentique respect mais il en est comme la copie imparfaite qui pousse à chercher sous le masque. Mais alors, qu’est-ce que le « respect authentique » ? Nous saisissons et nous critiquons l’image du respect mais au nom de quelle authenticité ? Quel est le véritable respect pour lequel l’apparence de respect fonctionne comme un tremplin ? N’est-ce pas la morale, comme lien authentique, qui appelle le respect ?
 
A chaque fois en effet que nous énonçons un jugement moral, ne fait-on pas appel au respect ? Dans les relations intersubjectives, l’invocation du respect n’est-elle que la marque d’un refuge dans un sentiment obscur ? Cette question semble liée à la philosophie kantienne dans la mesure où celle-ci cherche à décrire les conditions de possibilité d’une action faite par devoir. Il s’agit donc de s’intéresser aux actions faites par devoir et non pas seulement en conformité avec la loi morale. Jusqu’à quel point la différence entre l’image de respect et le respect en lui-même recouvre-t-elle la différence entre une action faite par devoir et une action faite conformément au devoir ? Le devoir est en effet « la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi » (cf. Fondements de la métaphysique des mœurs, première section). Que cela signifie-t-il ? Le recours au respect n’est pas anodin : à la différence de l’inclination ou de la crainte, le respect n’est pas reçu par influence mais est un sentiment spontané produit par un concept de la raison. En quel sens ? En ce sens que ma raison reconnaît immédiatement la loi en tant qu’elle me concerne individuellement ou plutôt personnellement. Qu’est-ce donc que le respect dans cette optique ? Il s’agit de la conscience que ma volonté se subordonne naturellement à la loi morale. En ce sens, je ne suis pas la loi à cause du respect mais ce dernier est l’effet de la loi sur le sujet. C’est dans cette optique que Kant note la tension entre le respect et l’amour-propre : « A proprement parler, le respect est la représentation d’une valeur qui porte préjudice à mon amour-propre » (cf. Fondements de la métaphysique des mœurs, première section). La loi morale agit sur moi et me contraint en quelque sorte au respect. Elle force le respect et va à l’encontre de la convenance personnelle. Plus précisément, elle fait comme si ma convenance n’avait aucune importance. En un sens, elle n’a aucune importance puisqu’il n’est possible de respecter que la loi. Respecter, ce n’est à strictement parler que respecter la loi morale. Pourquoi cela ? Parce que l’amour-propre interfère dans toutes nos actions sauf en ce qui concerne la loi : nous sommes contraints de nous plier à la loi. L’amour-propre n’a pas à être consulté. Nous ne respectons pas une personne pour elle-même : nous respectons la loi dont cette personne nous fournit l’exemple. A la limite, l’être humain n’est pas respecté pour lui-même, mais comme l’exemple d’une incarnation de la loi. Nous respectons des personnes par leur conduite ou par leurs talents qui sont des symboles de la loi accomplie. Ce que nous respectons in fine réside dans la loi en tant qu’elle est incarnée dans le symbole fournit par une personne.
 
Nous respectons le « symbole » (le « sumbolon ») : la bribe qui relie l’apparence et la vérité. L’exemple d’une personne moral offre le spectacle d’un « universel-concret », c’est-à-dire d’une loi qui se présente en acte, d’un intelligible (la loi) exemplifié dans le sensible (la personne). Nous respectons certaines personnes en tant qu’elles offrent le symbole de la loi accomplie. La personne morale est une bribe sensible qui incarne l’intelligible de la loi. La bonne action ou le beau talent prennent place dans une structure qui lie l’intelligible de la loi et le sensible dans lequel s’ancre l’action. La personne vertueuse fonctionne ici comme un pont : elle force le respect dans la mesure où elle symbolise la loi morale. Plus précisément, elle symbolise dans la mesure où elle est une bribe sensible qui réalise concrètement l’impératif de la loi morale. Ce que nous respectons réside dans la vision de l’intelligible de la loi à l’œuvre dans notre monde sensible. Nous vivons ici l’expérience selon laquelle le symbole est cet intermédiaire entre deux niveaux de réel, à savoir l’intelligible (réel puisqu’il se réalise) et le sensible (comme lieu de réalisation de l’intelligible). Nous avons dit que le respect est la vertu non encore comprise : il s’agit d’une copie imparfaite. Le sensible est une manifestation de l’intelligible et n’en est pas le contraire : c’est cela que nous prouve l’existence du symbole pour lequel nous ressentons du respect. Cependant, copie ne signifie pas simulacre, c’est-à-dire un moyen destiné à me dispenser de produire l’effort moral. Le « Je respecte » entendu comme un slogan serait un moyen commode de ne pas faire mon devoir mais d’agir conformément au devoir. Or, ce discours se détruit lui-même si je procède à un examen de conscience. Je ne peux pas faire autrement que d’accepter que les autres agissent en suivant l’image du respect : sans doute le monde est-il respectueux envers moi parce que des règles régissent nos rapports et qu’il est plus profitable de montrer du respect que de l’irrespect. Mais ce raisonnement ne vaut que parce que je ne connais pas les intentions d’autrui. Or, je suis le seul placé pour juger du sens et de la valeur de mes intentions. Dans cette optique, puis-je me contenter d’agir en conformité avec la loi morale ? Les autres ont sans doute le droit de n’être que respectueux (se contenter des règles de l’étiquette, du décorum, des formules de politesse et des rituels du respect) mais, quant à moi, j’ai le devoir d’être vertueux. Il existe donc une apparence permise en morale pour reprendre le titre et la problématique du paragraphe 14 de l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique. Se contenter pour soi de l’apparence en matière de moralité représente une marque d’immoralité. Si j’avance masqué, avec ce masque du respect que nous avons analysé, je ne suis pas respectueux. Cette situation où les autres peuvent se laisser prendre, peuvent tomber dans le piège, n’est pas soutenable pour moi. Cela engage mon devoir.
 
Dans cette optique, nous  respectons les personnes en tant qu’elles sont le symbole de la loi morale. Mais cette position est plus inquiétante que celle qui consiste à dénoncer les apparences du respect au nom de rapports humains authentiques. Si l’on avance l’idée selon laquelle le respect n’est que respect pour la loi, alors est-il impossible de penser un respect pour l’autre homme en tant qu’autre homme ? Peut-on respecter l’autre homme sans l’intermédiaire de la loi ? Peut-il exister un rapport à l’autre homme fondé sur une forme de respect qui ne passerait pas par la loi morale ? Y a-t-il une autre voie que la morale qui permette une sympathie avec un autre homme sans passer par l’instance légale ? Une forme de respect ayant pour sujet un être humain et non pour objet un être en tant qu’il symbolise une loi est-elle possible ? Peut-on respecter autre chose que le symbole ?
 
III.
 
Peut-on respecter l’autre homme comme un autre moi-même et non pas seulement en tant qu’il serait l’incarnation ou l’exemplification de la loi morale ? Le problème qui se pose est donc celui de l’amour. Dans un monde où le respect est important (comme masque ou comme respect pour la loi morale accomplie), dans un monde du respect, l’amour a-t-il encore sa place ? Quel est le sens de la fusion amoureuse dans le monde du respect ? Dans la relation amoureuse, la distance s’abolit. Je ne cherche pas à tenir l’autre en respect mais je cherche à l’intérioriser. Je veux le tenir près de moi, et même en moi. Dans l’amour s’effectue un passage entre le même et l’autre : la fusion amoureuse cherche que l’autre soit dans le même, et que le même ne porte aucune altérité. Mais si l’attitude de la conscience est celle qui veut intérioriser, qui veut fondre l’autre en soi, peut-on dire qu’elle est respectueuse de l’autre en tant qu’autre, en tant qu’instance de l’altérité ? Il s’agit de répondre par la négative puisque l’amour cherche à fusionner, à assimiler, à abolir toute distance. Ainsi n’y a-t-il plus de respect au sens de la posture du « tenir en respect ». De cette position naît pourtant un conflit larvé au sein de l’amour : la fin de l’amour (c’est-à-dire sa finalité et son arrêt) amoureuse serait la possession. Or cela est-il sûr ? Si la fin de l’amour est la possession, comment éviter la dérive vers le mépris de l’autre ? Si je l’intériorise, est-il aimé (ou même encore aimable) par moi ? Dans la fusion amoureuse, le respect ne semble pas avoir sa place. Or le présupposé ici engagé est le suivant : aimer serait liée uniquement à la possession. Mais cela est précisément le point à interroger à la lumière du respect : si j’aime, et que cet amour relève de la possession, alors ne suis-je pas irrespectueux puisque je ne considère pas l’autre en tant qu’autre mais en tant que je le possède ? Cette structure de l’ « amour-possession » est-elle inéluctable ? Si tel est le cas, alors le soupçon est le suivant : est-il possible d’aimer sans respecter ? Or cela pose problème : quand j’aime, m’est-il impossible de respecter ce que j’aime ? Etre deux, est-ce nécessairement être irrespectueux vis-à-vis de celui qu’on aime ? Le fait d’aimer corrompt-il le support sur lequel se porte le sentiment amoureux ? Dans l’amour qui vise la possession, aime-t-on l’autre ou bien aime-t-on l’image de l’autre ? Que veut-on ou que  cherche-t-on à posséder au sein de cet amour ?
 
La distance entre l’amant et l’aimé n’est-elle pas alors à entendre au point de vue dynamique, au point de vue d’un effort à produire plutôt que d’une structure figée ? Si le sentiment amoureux est une fusion intégrale, comment dissocier ce qui aime et ce qui est aimé ? Et comment savoir si j’aime l’autre et non l’autre en tant qu’il est en moi ? Dans la fusion intégrale, le danger est grand de sombrer dans un égoïsme raffiné. Le raffinement serait le suivant : être égoïste en compagnie d’un autre que j’aime quand il est en moi, quand il est moi. Or l’effort à produire n’est-il pas de se distancier de l’être aimé et d’aimer dans le creux de cette distance ? N’est-ce pas en ce sens que nous pouvons parler de la volupté comme le creux de cette distance ? Ainsi faut-il entendre la position de Levinas : « La volupté, comme coïncidence de l’amant et de l’aimée, se nourrit de leur dualité : simultanément fusion et distinction » (cf. Totalité et infini, « La subjectivité de l’Eros »). La différence entre l’amant et l’aimé, n’est-ce pas le lieu du respect dans l’amour ? En ce sens la fusion amoureuse ne serait pas à entendre au sens d’une possession mais au sens de la volupté, qui en serait son contraire. Celle-ci, au sens de Levinas c’est-à-dire au sens de la coïncidence de l’amant et de l’aimé, est une fusion distinctive. Cette expression sous l’apparence d’un oxymore permet de lier le respect et l’amour, et plus précisément le respect dans l’amour. Nous avions avancé l’idée selon laquelle la volonté d’être respecté est en son fond la volonté d’être aimé. Il faudrait cependant penser que cette demande d’amour ne peut être remplie que si la carcasse de l’amour-propre n’existe plus. Nous parlions d’effort : faire exploser la structure de mon amour-propre puisqu’elle empêche le don n’est-il pas le moyen pour se situer dans la sphère de la « volupté » ? Derrière ce terme, se cache le don que les amants se font mutuellement : il faut que l’autre soit investie par moi d’une façon qui le préserve et je dois m’ouvrir à l’autre (me donner) pour être le terrain sur lequel il pourra se situer. Pour qu’il y ait coïncidence, il est nécessaire que le coïncidé et le coïncidant se retrouvent sur le même terrain et sur le même plan. Celui-ci n’est accessible que dans l’offrande que chacun fait à l’autre : cette structure convergente de deux consciences n’est-elle pas le respect ? La volupté telle que nous l’avons définie permet de se retrouver comme le soi d’un autre et non pas seulement comme le soi de soi-même. N’est-ce pas alors le respect que nous découvrons dans l’amour ? Si l’amour existe, c’est parce qu’une communauté se produit entre deux amants. C’est sans doute dans cette communauté (ou cette communication) de sentiment offert ou donné que le respect trouve son lieu.
 
Dans l’amour comme fusion distante, je m’abandonne d’abord à moi-même. Je m’oublie moi-même mais pour me retrouver dans l’autre. Il existe donc bien une distance puisque ma subjectivité est déplacée de moi vers « moi-dans-l’autre ». C’est cela que nous signifions quand nous affirmons que nous sommes désarmés face à l’être aimé. Je m’oublie mais je me retrouve. Je suis séparé de moi mais je me déplace pour me retrouver au sein de l’autre. Il existe donc en même temps (« simultanément » écrit Levinas) la fusion et la distinction. En ce sens, respecter, c’est donner. Plus précisément, le don permet le respect : il en est le vecteur. Quand je donne, je respecte dans la mesure où le don se désintéresse du retour ; non pas que le don n’appelle pas le rendu ou le retour mais dans la mesure où il n’exige pas de dette. Dans cette optique, la donation est le refuge du respect. Quand je donne, quand j’aime donc, je suis dans une certaine distance puisque je me sais donateur. Mais cette distance s’abolit dans le don effectué ici et maintenant dans la mesure où il est véritablement don, c’est-à-dire sans dette. Donc le respect fait vivre un monde commun entre celui qui a donné et celui qui a reçu. A l’intérieur de ce monde commun (la fusion), je suis relié à l’autre mais il ne se confond pas avec moi. De mon côté, je m’identifie certes avec mon don : je m’offre à l’autre. Mais ce dernier ne se réduit pas à une image. Il est plutôt celui qui excède les images. Donner véritablement consiste donc à respecter au-delà de toutes les images puisque cela consiste à ne pas corrompre l’intégrité de l’autre. Voir l’autre comme une image ou comme un symbole, n’est-ce pas le corrompre ? Donner véritablement, c’est engager un amour qui rencontre le respect non d’une image ou d’une bribe qui symboliserait une totalité mais d’une véritable totalité. Dans l’amour, je m’offre tout entier, je me donne. Ouvrir cette brèche en moi permet qu’un amour entre en moi et que je sois comblé par une donation. En ce sens, le propre de l’amour n’est pas l’amour-propre puisque ce dernier vise la dette : les autres me doivent le respect. Or, quand je me donne, j’offre par-dessus le marché mon respect et j’en fais l’offrande dans la structure amoureuse. Ce n’est qu’ainsi que je peux m’ouvrir au possible retour de respect que l’autre m’offre. Le respect ouvre une brèche dans mon amour-propre : je ne présente plus ma façade artificielle à autrui mais j’accepte de m’offrir dans ma pureté. Le premier pas d’acceptation est le respect que j’offre. Respecter revient donc à faire l’expérience que le propre de l’amour ne réside pas dans l’amour-propre mais dans le don qui ouvre les possibles et dont la récompense est un amour respectueux ou un respect amoureux.
 
Conclusion :
 
L’expérience du don ouvre sur un état amoureux. Mais celui-ci prend son sens dans la rencontre nécessaire qu’il fait avec le respect. Pour être aimé, il faut d’abord s’oublier soi-même c’est-à-dire mettre à mort son amour-propre. Il s’agit d’ouvrir une brèche dans son individualité pour que l’autre puisse la combler. Quand je m’offre, j’offre la possibilité à l’autre de me respecter. Réciproquement, l’autre qui s’ouvre à moi me rend heureux dans la mesure même où il instaure le don et la confiance qui me permette de le respecter. Ce pont ou ce vecteur qu’est le respect permet l’éclosion de l’amour réciproque.
 
Cet amour que je rencontre est respectueux dans la mesure où il se déroule sur un terrain mutuel. Dans cette communauté du senti s’insère le respect qui libère la force de l’amour. Ce dernier se vit dans l’intensité et la pureté dans la mesure où le respect en est plus que la condition de possibilité, à savoir le garant.

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Message édité par l'Antichrist le 11-12-2006 à 21:08:22
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Posté le 11-12-2006 à 15:27:51  profilanswer
 

n°10132614
l'Antichri​st
Posté le 11-12-2006 à 15:59:41  profilanswer
 

De même, pour rebondir sur la question du rapport entre justice et équité, voici un travail consacré à la question : Qu'est-ce qu'une loi injuste ? Attention : la difficulté est plus grande...
 
Devant la loi, il arrive que nous protestions à différents degrés : nous pouvons juger injuste une application de justice, mais nous pouvons aussi juger que telle ou telle loi est mauvaise. Et cela pour des raisons variables : elle ne sert à rien ou bien elle conduit à des situations contradictoires ou bien  encore elle lèse nos intérêts. La protestation peut porter sur le fondement même de la loi. On se réfère à une conception implicite du juste : nous procédons comme nous procédons à l’égard d’une action d’un individu. Un tel a un comportement injuste quand il veut la plus grosse part du gâteau car il est le plus fort. C’est ce mode de raisonnement que nous appliquons à la loi : une conception de la justice nous fait juger.
 
Nous pouvons dire d’une action qu’elle est injuste, ce qu’elle est et pourquoi elle est injuste. Dire ce qu’est une loi injuste, c’est plus difficile car il faut une loi pour juger. Transposer de l’action à la loi, cela pose des problèmes. Il faut une loi pour juger de la loi. Le risque d’une telle régression est dans la circularité entre la justice d’une part, et la loi d’autre part, car la justice à laquelle on se réfère peut être définie comme un principe de conformité au droit. Il y a un caractère redondant de l’expression « loi juste » et contradictoire de l’expression « loi injuste ». Se demander ce qu’est une loi injuste, c’est demander ce qu’est un cercle carré. Si la loi est la loi, alors elle est juste.
 
Pourtant, de fait, nous n’avons pas le sentiment d’être mal fondé, de ne rien dire quand nous disons qu’une loi est injuste. Nous le disons peut-être mal. Est-il possible de sortir de cette aporie ?
 
I.
 
Tâcher de dire ce qu’est une loi injuste, c’est tâcher de dire ce que nous disons. Nous protestons devant la justice en disant « C’est une loi injuste ». Nous faisons comme celui qui affirme qu’une loi physique est fausse : selon la norme du vrai, nous pouvons contester. C’est ainsi que Rawls détermine cela dans sa Théorie de la justice ( p. 29 ) : « La justice est la première vertu des systèmes sociaux... ». Donc nous pouvons contester la loi car il y a des lois injustes. Cela souligne deux choses. D’abord, la loi injuste a un domaine d’application : c’est au nom d’une norme antérieure et supérieure qu’une loi peut être qualifiée d’injuste. Ensuite, ce qui est en cause, c’est le fondement même. Donc savoir si une loi injuste n’est pas un concept douteux consiste à savoir si l’analogie de Rawls est vraie ou valable.
 
Même si on accepte l’idée qu’il faut des principes premiers pour choisir entre des organisations sociales, ces principes sont objets de désaccord. Comme dit Rawls ( p. 31 ) : « C’est l’objet d’un débat ». Les principes font débat. Nous ne savons donc pas ce qu’est une loi injuste. La loi doit être générale, doit s’appliquer à toute personne, doit être publique. Les principes doivent permettre de revendiquer les conflits, etc... Les contraintes formelles du concept du juste sont présentes ici. Une fois cela énoncé, les contraintes formelles sont une bonne définition de ce qu’est une loi. Nous avons dit : s’il y a du juste, alors il doit s’exprimer par des lois. Mais cela permet-il de dire ce qu’est une loi injuste ?
 
Cette conception suffit pour dire une action juste dans un état de droit. C’est une loi qui permet de juger de l’injustice. Comme nous disons « Pas de crime sans loi » dans le droit romain, nous voyons la réciprocité du juste et de la loi. Nous comprenons mieux que la loi injuste ne correspond pas à une conception de la justice formelle. Nous pouvons nous reporter à la page 89 de la Théorie de la justice : il existe des systèmes formels que nous n’appelons pas justes : les jeux et les rites par exemple. Autrement dit, il y a des systèmes formellement justes mais que nous ne disons pas justes : une société de castes par exemple. Quand nous jugeons une loi, nous faisons appel au concept de justice réelle, et non formelle. Nous disons que la justice n’est pas seulement une règle du jeu mais qu’elle a un contenu réel et même naturel, c’est-à-dire avant toute convention. C’est bien ce que dit Montesquieu au début de L’esprit des lois ( I, 1 ) qui montre que nous sommes fondés à parler de « loi injuste ». Comme on peut dire qu’un cercle est mal tracé si on a compris la définition du cercle sans en avoir vu un seul mais en ayant seulement compris la définition. Quand on dit qu’une loi est injuste, on se réfère à une loi antérieure à la loi positive. Dire d’une loi civile qu’elle est injuste, c’est dire qu’elle contredit le concept réel de justice. Mais lequel ? Cela pose problème parce que le monde n’est pas aussi bien gouverné que le monde des mathématiques du fait de la finitude de l’être humain. C’est ce que montre Rawls quand il propose une certaine forme d’injustice : dans une société, il ne faut pas d’injustice sauf si l’injustice permet une plus grande justice. Une loi injuste institue des inégalités non égales à tous : pour comprendre une loi injuste, il faut proposer et préciser. L’implicite de la définition est le sens même de la situation des acteurs de la convention vue par Rawls. C’est la finalité de la loi. C’est ce que dit Platon dans Les lois ( 714 a, 2 ) : « La loi est une division de la raison. » A travers elle, la raison réalise un partage des tâches, des biens pour un Bien total. La loi ainsi définie ne se distingue plus de la justice dans son essence.
 
Le concept de loi injuste redevient douteux. C’est ce que dit Platon : le juste est l’intérêt du plus fort. Le refus d’une simple définition formelle du juste amène à refuser la distinction juste / injuste définie par la loi civile établie. Cette position conduit à refuser le titre de « loi » aux lois qui ne visent pas le bien commun (715 b). Plus on tâche de comprendre la loi injuste, plus on doute. Ne faut-il pas la critiquer ? La loi est définie par la loi donc n’est pas injuste. Ou bien la loi injuste n’est pas un concept valable. Il faut explorer cette alternative.
 
II.
 
Pour pouvoir dire « loi injuste », il faut avoir une idée claire de ce qu’est une loi, une loi civile. Il s’agit d’une règle ou un (ensemble de lois)  déterminée par l’autorité souveraine et sanctionnée par la force publique. Il faudrait pouvoir dire le juste et l’injuste. Nous ne venons pas à bout des difficultés en faisant appel au « droit naturel ». C’est ce que dit Diderot dans l’article « droit naturel » de l’Encyclopédie : la justice consiste à rendre à chacun, mais qu’est-ce qui appartient à chacun si tout appartient à tous ? A qui de décider ce qui est juste et injuste ? Non à l’individu subjectif particulier gouverné par ses passions, qui serait à la fois juge et parti. Il faut porter le juste et l’injuste devant le genre humain, devant la volonté générale (c’est-à-dire l’espèce entière chez Diderot). Comment donner un contenu réel dans l’idée de justice ? Où ? Où trouver le droit ? Dans l’ensemble des lois déjà écrites. Un principe cependant demeure : le caractère équitable peut être la norme qu’on cherche. La justice est équité déclarée. Donc une loi injuste est inéquitable, faite pour des intérêts particuliers et non pour tous. Mais serait-elle encore une loi ? Pour répondre à cette question, il faut abandonner l’analogie avec les lois de la nature.
 
C’est précisément la position de Rousseau dans Du contrat social (II, 6) : une loi de la nature ne permet pas de penser une loi de l’Etat. On parle de loi quand tout le peuple statue sur tout le peuple. Donc la loi ne peut être dite injuste car nul n’est injuste devant lui-même. On aurait tort de dire qu’il  y a des lois injustes : ce concept apparaît contradictoire. Rousseau rejoint l’élimination de loi injuste de la notion de « loi injuste » par son frère ennemi Hobbes. Dans l’Etat de nature, rien n’est injuste car il n’y a pas de tien et pas de mien, de convention, de lois etc... C’est ce que montre le chapitre XIII du Leviathan : « pas de loi, pas d’injustice ». La loi est première : le juste et l’injuste ne sont pas des qualités inhérentes à l’homme car sont relatives à l’homme en société. Il faut de la société pour qu’il y ait loi. La loi dit donc le juste. C’est ce que nous apprend le chapitre XV du Leviathan. Quelle est la conséquence ? Il n’y a pas de lois injustes car il n’y rien avant la loi. Nous ne pouvons pas juger de la loi en vertu d’une loi plus haute, même au nom de Dieu. Même pas Dieu parce que c’est au souverain de décider de la loi et de l’interprétation des textes sacrés. S’il est entré dans le groupe, il est dans l’acte du souverain. Le souverain est législateur et non assujetti. Les lois de nature sont des dispositions et deviennent des lois dans l’état civil. Il ne faut donc pas juger de la loi. C’est le jugement privé qui tend à tuer la République : la paix civile vient du renoncement de chacun à « faire sa loi » au sens populaire de l’expression. Ce n’est pas à chaque particulier de dire ce qui est bon ou mauvais mais cela revient à la loi. Donc la loi injuste n’est rien : c’est contradictoire.
 
Soit une loi injuste n’est jamais loi (Rousseau), soit une loi n’est jamais injuste (Hobbes), mais dans les deux cas ces deux solutions sont insatisfaisantes. D’abord, elles ne rendent pas compte du sens commun qui dit quelque chose quand il dit « loi injuste ». Il dit peut-être mal mais qu’essaie-t-il de dire ? Ensuite, elles font l’économie de la production concrète du droit : elles font comme si les lois étaient toujours déjà là, alors que l’histoire des sociétés montre que les lois sont en lutte, en concurrence, et que cette lutte elle-même montre qu’elles ne sont pas intangibles. Cette lutte se fait au nom de la norme de l’efficacité ou de la norme de justice. Mais toute norme est objet de lutte. A différents moments, on lutte. Il faut maintenant tenter de satisfaire ces objections.
 
III.
 
La protestation du sens commun qui dit qu’il y a des lois injustes n’est pas fondée sur une conviction intime mais sur l’expérience quotidienne de la justice. Dans une société de droit, le doit n’est pas vécu comme contrainte arbitraire. Le droit se prétend justifié. Rendre justice, c’est toujours interpréter la loi. Nous avons une interprétation qui suppose un principe d’évaluation. C’est l’idée dont  témoigne la constitution de 1946 : donner une forme positive au droit naturel. Hobbes est certes cohérent mais pas concret. Pourquoi ? Parce que la justice se présente avec son cortège de justifications. Faut-il choisir Rousseau ? Un droit non conforme à la justice ne serait pas un droit. Mais alors la conséquence du contrat social consiste en ceci : une loi raciste n’est pas une loi au prétexte qu’elle enfreint l’universalité de la loi. Mais cela est trop facile car chacun définit son universel : les femmes sont mineures et n’ont pas le droit de vote mais « c’est la loi ». Il y a un caractère politique de la loi. Par exemple, la France comme Etat peut juger qu’une loi ne s’applique pas en France sans nier d’autres lois (le non-avortement en Irlande). Une loi injuste n’apparaît pas comme une fausse loi mais comme une loi fausse, c’est-à-dire injustifiable socialement ou rationnellement Ces deux conceptions de Rousseau et Hobbes oublient que nous sommes dans le champ politique. Autrement dit, il y a production du droit et lutte autour de la justice. Ils font comme si la société était réalisée une fois pour toutes.
 
Les sociétés avec leurs lois ne naissent pas tout entières constituées. C’est ce que rappelle Kant dans Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique : dire « loi injuste », c’est penser que la société et le droit sont constitués entièrement. Cela sert à mettre cela en scène. Concrètement, ce n’est pas vrai. Il n’y a pas de commencement an-historique : ce qu’il y a, ce sont des sociétés civiles qui se constituent (proposition 5). Il ne s’agit pas de quelque chose toujours déjà là mais quelque chose à poursuivre. Il faut viser une constitution parfaite. La constitution civile parfaite est à atteindre.
 
Qu’est-ce qu’une loi injuste ? Ce sont toutes les lois de l’histoire car la loi parfaitement juste est toujours à réaliser. Les lois sont plus ou moins injustes. Ce n’est cependant pas une solution faible. C’est la solution la plus difficile de toutes (Proposition 6). Il s’agit d’une Idée, de quelque chose dont la réalisation est à poursuivre. C’est parce qu’il y a histoire et progrès pensable qu’on doit toujours penser la loi. Telle est la leçon de Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? Les lois ne doivent pas empêcher les Lumières. Ce serait un crime contre la condition humaine. D’abord un critère minimal : toute loi qui ne répond pas à ce critère est injuste par essence. Kant va plus loin que Rawls : il pense l’unité de la cité et non une individualité méthodologique. Ensuite, nous pouvons retenir une idée de l’histoire : c’est au nom du futur qu’on ne peut identifier le maintenant de la loi et l’Idée de la justice. Enfin, nous retournons à l’analogie de la vérité : une théorie scientifique ne peut prétendre à la vérité ultime. Il en va de même pour un système de loi : la loi d’avant était une loi. Cela s’applique pour comprendre notre embarras et le deuxième moment de notre réflexion : nous nous sommes trompés de plan et la différence entre le point de vue du philosophe (réflexion) et le juriste  (la juste est la loi). Nous étions passés l’un dans l’autre tout le temps, et ce, sans le savoir. Il fallait interroger la raison.
 
Conclusion :
 
Une loi injuste ? Toutes les lois sont plus ou moins injustes. Nous sommes dans une société de droit et pourtant il y a une injustice manifeste : certains sont tellement pauvres qu’ils vivent de la bienfaisance d’autres qui sont riches. La loi la plus injuste, c’est le non droit, le despotisme oriental de Montesquieu. Ce sont aussi les doits qui privent de libertés : les lois d’esclavage par exemple. Ce sont aussi les lois qu’un peuple ne pourrait se donner à lui-même : lois d’occupation des nazis en Hollande. Est donc injuste une loi qui ne vise pas à une société parfaite visant le droit universel.


Message édité par l'Antichrist le 11-12-2006 à 16:00:09
n°10132704
Mine anti-​personnel
Posté le 11-12-2006 à 16:08:34  profilanswer
 

l'Antichrist a écrit :

Bon, comme j'ai encore un peu de temps, je vous livre...


 
[:arrakys] 4 dissertes en 2 jours...
 
Cas flagrant de diarrhée philosophique. Tu nous en chies encore une dizaine comme ça et HFR va devenir définitivement le site préféré des élèves de terminales. :whistle:  
 

n°10133188
rahsaan
Posté le 11-12-2006 à 16:54:27  profilanswer
 

Au moins ils viendront plus nous faire chier à demander de l'aide, il y aura déjà tout à dispo !  
On va faire concurrence à Philagora ! :D

n°10136909
daniel_lev​rai
Semper eadem sed aliter
Posté le 12-12-2006 à 09:37:10  profilanswer
 

ouais, c'est quand même très scolaire tout ça :o

n°10138027
rogr
Posté le 12-12-2006 à 12:55:14  profilanswer
 

daniel_levrai a écrit :

ouais, c'est quand même très scolaire tout ça :o


je réfute en bloc les thèses de Antichrist mais là j'ai pas le temps d'argumenter point par point :o

n°10140618
daniel_lev​rai
Semper eadem sed aliter
Posté le 12-12-2006 à 19:43:14  profilanswer
 

Ouais, c'est exactement ce que je voulais dire :o  
 
 

n°10143566
rahsaan
Posté le 13-12-2006 à 08:02:17  profilanswer
 

daniel_levrai a écrit :

ouais, c'est quand même très scolaire tout ça :o


 

rogr a écrit :

je réfute en bloc les thèses de Antichrist mais là j'ai pas le temps d'argumenter point par point :o


 
Chut malheureux ! vous allez prendre une heure de colle !  :o

n°10163859
vonstaubit​z
Posté le 15-12-2006 à 22:08:19  profilanswer
 

Conclusion: "Toutes les lois sont plus ou moins injustes."

 

Cher Antichrist,

 

une question: qu'est-ce que la justice?

 

VS

Message cité 2 fois
Message édité par vonstaubitz le 15-12-2006 à 22:09:21
n°10164057
Profil sup​primé
Posté le 15-12-2006 à 22:28:34  answer
 

Bon ben c'est malin, je viens de faire imploser la roulette de ma souris [:fing fang fung]

n°10164171
rahsaan
Posté le 15-12-2006 à 22:40:44  profilanswer
 


 
L'Antichrist nous a déjà offerts des textes plus intéressants. :o Là, ils sont bien peu percutants, bien peu incisifs.  :o


Message édité par rahsaan le 15-12-2006 à 22:41:03
n°10164225
Profil sup​primé
Posté le 15-12-2006 à 22:43:38  answer
 

Le provoque pas [:lacuna coil]

n°10164482
rahsaan
Posté le 15-12-2006 à 23:01:21  profilanswer
 


 
Tiens, je lisais un livre de Jean Piaget, Sagesse et illusions de la philosophie, dont je voulais parler ici... Un plaidoyer pour la recherche en psychologie expérimentale et pour la recherche scientifique de manière générale, contre l'intrusion des profs de philo dans ce domaine, eux qui prennent de haut la science et pensent que la philosophie est une connaissance supérieure à celle des sciences... Très intéressant.


Message édité par rahsaan le 15-12-2006 à 23:02:22
n°10164510
Profil sup​primé
Posté le 15-12-2006 à 23:04:09  answer
 

Un Saint Homme [:prosterne]

 

mais bon il était un peu scientifique à la base, donc pas étonnant...

Message cité 1 fois
Message édité par Profil supprimé le 15-12-2006 à 23:04:25
n°10164532
rahsaan
Posté le 15-12-2006 à 23:06:11  profilanswer
 


 
Un livre très riche, à plusieurs dimensions : un récit de sa déconversion philosophique, un plaidoyer pro domo, une défense contre l'intrusion des philosophes dans la recherche scientifique, une démonstration du lien étroit entre développement des sciences et développement de la philo...

n°10164547
Profil sup​primé
Posté le 15-12-2006 à 23:06:50  answer
 

Quelle sorte de lien étroit ? :whistle:

n°10164599
pascal75
Posté le 15-12-2006 à 23:10:03  profilanswer
 

l'Antichrist a écrit :

De passage vite fait sur ce forum...


Et encore, là il se retient  [:simone]  


---------------
GAFA  We are stardust Billion year old carbon We are golden
n°10164635
rahsaan
Posté le 15-12-2006 à 23:12:01  profilanswer
 


 
En gros, Piaget dit cela au début de son livre :  
On pense couramment que toute science était philosophique au début, et que ce n'est que récemment que les sciences ont acquis leur autonomie, tout en sortant quand même du giron philosophique (l'épistémo étant l'une des dernières à se rattacher directement aux sciences, idem la psychologie etc.)
(A ce propos, Jean Beaufret, disciple d'Heidegger, avait eu cette boutade : "La Science est la fille de la Philosophie, mais une fille qui s'est émancipée et qui refuse de rentrer à la maison" )
Piaget renverse cette vision toute faite et montre qu'en réalité, il n'y a jamais eu de système philosophique qui ne se crée indépendamment d'un développement des sciences. Manière de renverser les rapports, de suggérer que la science pourrait aussi avoir été un moteur pour la philosophie, donc que la science n'a pas fait que "s'émanciper" de la philo...


Message édité par rahsaan le 15-12-2006 à 23:12:46

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Mon roman d'anticipation, L'I.A. qui m'aimait : https://tinyurl.com/mtz2p872 | Mon blog ciné/JV : http://cinecourt.over-blog.com
n°10166252
fougnac
Posté le 16-12-2006 à 05:27:54  profilanswer
 

vonstaubitz a écrit :

Conclusion: "Toutes les lois sont plus ou moins injustes."
Cher Antichrist,
une question: qu'est-ce que la justice?
VS


c'est un peu au dessus (deuxième des post "fleuves" )

l'Antichrist a écrit :

...Le problème consiste donc à penser les rapports entre le juste et l'équitable...


Feignant que tu es [:tt tt dago tt]

 


Merci d'ailleurs à l'Antichrist pour ces éclaircissement sur l'équité, je viens de finir Humain trop humain, ça m'a donné envie d'enchainer avec Généalogie de la morale
En revanche ça me confirme dans mon intuition que Rawls est hérmétique (sauf quand il est enseigné par l'Antichrist bien sûr). Je préfère la méthode humienne qui écarte tout l'héritage aristotélicien du "juste en soi". C'est peut être moins riche et un peu réducteur, mais ça simplifie à mort. Ou alors j'ai pas bien compris le passage avec Kant et tout. Je vais relire tout ça.

 

edit: moué j'ai relu et bah je reste à la conception de Hume [:thalis] Et j'attends mon prochain Nietzsche

Message cité 1 fois
Message édité par fougnac le 16-12-2006 à 13:05:52
n°10166355
rahsaan
Posté le 16-12-2006 à 09:41:29  profilanswer
 

fougnac a écrit :

c'est juste au dessus (deuxième des post "fleuves" )


 
Après le blanc, c'est juste ?  :heink:

n°10167010
fougnac
Posté le 16-12-2006 à 13:04:33  profilanswer
 

[:heink] oui, euh, non , euh ...

 

edit : bon voilà c'est édité


Message édité par fougnac le 16-12-2006 à 13:05:40
n°10167082
rahsaan
Posté le 16-12-2006 à 13:15:50  profilanswer
 

T'étais pas obligé d'éditer, hein ! :D
Je ne t'accusais pas d'avoir fait une faute ! :D

n°10168005
neojousous
Posté le 16-12-2006 à 16:43:41  profilanswer
 

J'ai eu la surpise en lisant un livre de Alquié sur Malebranche, d'apprendre que Hume s'était inspiré de Malebranche, notamment au niveau de son naturalisme.
Quelqu'un aurait des connaissances à ce sujet ? (genre prof de français agréatif de philo ou autre ;))

n°10170451
rahsaan
Posté le 17-12-2006 à 00:28:25  profilanswer
 

neojousous a écrit :

J'ai eu la surpise en lisant un livre de Alquié sur Malebranche, d'apprendre que Hume s'était inspiré de Malebranche, notamment au niveau de son naturalisme.
Quelqu'un aurait des connaissances à ce sujet ? (genre prof de français agréatif de philo ou autre ;))


 
Non je ne peux rien te dire sur ce sujet.  [:r2 d2]

n°10171963
l'Antichri​st
Posté le 17-12-2006 à 12:07:47  profilanswer
 

neojousous a écrit :

J'ai eu la surprise en lisant un livre de Alquié sur Malebranche, d'apprendre que Hume s'était inspiré de Malebranche, notamment au niveau de son naturalisme.
Quelqu'un aurait des connaissances à ce sujet ?


 
Question intéressante, car elle recoupe la réponse (annoncée il y a maintenant quelques temps déjà) que je compte prochainement apporter aux textes de Rahsaan (surtout dans une perspective épistémologique), textes consacrés à « la compréhension « non-philosophique » de la philosophie », à la « croyance » et même à la « différence » (le plus récent) : avant « d’ouvrir le feu » (il est difficile de trouver un juste compromis entre précision philosophique et accessibilité…), je peux donc t’apporter quelques précisions sur la pensée de Hume qui, je l’espère, te permettront de faire le parallèle avec la position de Malebranche analysée par Alquié...
 
L’importance de Hume (qui, je le rappelle, a réveillé Kant de son « sommeil dogmatique »), c’est qu’il renouvelle complètement la théorie des idées : ce qui fonde l’expérience du sens interne n’est pas l’idée simple, l’évidence immédiate de la conscience, enveloppée d’obscurité en raison de la complexité des phénomènes et surtout du fait qu’elle est par essence indistincte puisqu’elle saisit d’une seule vue des totalités psychiques, mais l’impression simple, claire et précise : les impressions simples « précèdent toujours les idées, et toute idée dont est fournie l’imagination, a fait sa première apparition dans une impression correspondante » (cf. Traité de la nature humaine, I, 2, 3). Mais, effectivement, le mot « impression » n’est pas nouveau et Hume en détermine la signification par rapport à Locke et Malebranche. Contrairement à Malebranche, qui considère la sensation comme une modification de l’âme et en distingue l’impression, qui est ce qui des objets extérieurs vient s’imprimer dans les sens, Hume identifie sensation et impression et en fait une perception : « Quant au mot impression je ne désirerais pas qu’on croie que je m’en sers pour traduire la manière dont nos perceptions vives se produisent dans l’âme : le mot désigne uniquement la perception elle-même qui n’a de nom propre ni en anglais ni en aucune autre langue que je sache » (cf. Traité, I, 1, 1). Contrairement à Locke qui, posant la sensation comme sensorielle, considère qu’il n’y a rien à en dire sinon d’ordre physiologique, Hume, en introduisant la différence du sentir et du penser à l’intérieur de l’esprit, restreint l’usage du mot idée aux seules pensées et ouvre le domaine des impressions, non seulement aux sensations, mais aussi aux passions, et enfin dissocie l’esprit de la pensée et fait du sentir le mode primitif de la conscience (l’esprit est d’abord sensation). Ainsi, l’impression, par rapport à l’idée, n’est pas une représentation moins vive. La vivacité n’est pas l’intensité d’une qualité mais l’essence même d’une impression : « la pensée la plus vive est encore inférieure à la sensation la plus terne » (cf. Enquête, II). L’impression ne représente rien car il n’y a aucune distance entre elle et l’objet. Mais si les philosophes lorsqu’ils pensent font la distinction entre deux existences, l’humanité commune, lorsqu’elle perçoit, s’abandonne à la naïveté originelle du feeling. Si la pensée ne légitime pas le feeling, cela n’empêche pas que l’on sent avant de penser, que l’existence soit primitivement simple comme unité de l’esprit et de la chose. Ce qui distingue l’idée de l’impression, c’est l’ordre d’apparition. Ni la chose ni l’idée ne sont avant : l’impression est première. L’idée est l’être répété dans l’imagination. La différence est donc entre l’existence périssable toute pénétrée de présence et l’existence différée dans l’absence. Pour Hume il y a une double apparition : de l’impression avec la naissance de l’être, et de l’idée dans la pensée. De l’impression à l’idée, l’être passe de l’actuel au possible et à ce qui pourra être de nouveau dans un acte de croyance pour avoir toujours été.
 
L’empirisme de Hume ne connaît pour seule origine et existence que l’impression. Il n’y a donc pas de problème de reconnaissance de l’impression, car elle s’offre avec toute la certitude de l’être en personne. Cette évidence se suffit à elle-même, se la représenter serait perdre la plénitude de son être : il faut recourir au sentir (feeling) de chacun. Une interrogation causale à propos de l’impression en tant qu’originelle est dépourvue de sens. L’impression, dans sa pureté, possède l’unité de l’atome. Cette unité est indivisible (la division serait du domaine de l'imagination) et simple : le bleu ressemble plus au vert qu'à l'écarlate et pourtant leur simplicité exclut toute distinction en eux d'une qualité faisant leur similitude ou leur différence. Dans la théorie atomiste de Hume, toutes les relations sont des fictions. Ainsi en est-il de la croyance causale : il s’agit d’une idée vive produite par l’habitude, et est plus sentie que pensée. Elle ne procède pas d’un raisonnement ; elle réduit toute certitude intellectuelle à la seule certitude sensible.
 
De fait, dans la recherche, entreprise par la modernité, de la structure a-priori de la raison, Hume adopte le point de vue de la « science réelle » seule capable de nous faire connaître les principes aprioriques qui dirigent notre pensée dans son effort vers la réalité. Ainsi, Hume assimile la causalité à la légalité, tout en ramenant le principe de causalité à un processus psychologique et non heuristique, ce qui lui permet de distinguer deux sortes de légalités : les légalités rationnelles de l’algèbre et de l’arithmétique, qui « restent donc les seules sciences où nous puissions pousser une chaîne de raisonnement à un certain degré de complication et conserver pourtant une exactitude et une certitude parfaites » (cf. Traité), et les légalités irrationnelles des vérités de fait qui dépendent de principes comme l’identité, la situation dans le temps et l’espace, la causalité. La nature nous présente des légalités irrationnelles et ce qui pouvait être a-normal dans ces légalités, la « science réelle » le légitime grâce au principe d’identité auquel elle a ramené causalité et situation spatio-temporelle. Pour la science, le principe de causalité n’est que le principe d’identité appliqué à l’existence des objets dans le temps. Hume, au contraire, rapproche, pour les critiquer, les notions de causalité et d’identité ; dans les deux cas, nous nous référons à une sensation disparue en laquelle nous avons foi. Le jugement d’identité est une forme de jugement de causalité : « Toutes les fois que nous découvrons une ressemblance parfaite, nous examinons si elle est courante dans cette espèce d’objets ; il est possible ou probable qu’une cause puisse opérer pour produire le changement et la ressemblance ; et, d’après les conclusions que nous établissons sur ces causes et effets, nous portons notre jugement sur l’identité de l’objet » (cf. Ibidem). C’est pourquoi, Hume examine l’origine de la causalité : et dans cette direction, de l’identité à la causalité, tous les liens apparemment logiques se dissolvent. Hume insiste sur la causalité rationnelle qui est l’apanage des légalités rationnelles. Pour Hume, ce qu’il y a au fond de la causalité, c’est un ensemble de lois d’association, lois comparables en valeur scientifique aux lois de la gravitation. Aussi, sur cette base, Hume conclut finalement avec la thèse finale de sa théorie de l’irrationalité absolue des vérités de fait. L’énigme pour lui demeure de savoir comment quelque chose de différent de l’impression et du souvenir peut s’introduire dans le raisonnement causal. Affirmer, comme le fait Hume, que les choses ne peuvent être fondées rationnellement, c’est laisser place, entre la raison et la non raison, à la probabilité et, comme il croit dans les mathématiques, à la probabilité mathématique. C’est pourquoi, Hume n’est pas un irrationaliste comme le prétend, par exemple, Husserl, dans la Krisis et dans la Erste Philosophie. Hume appelle irrationalité non naturelle l’irrationalité métaphysique (à l’intérieur des phénomènes) et naturelle l’irrationalité selon laquelle il est permis de conclure à quelque chose qui dépasse les phénomènes et qui, fondamentalement, relève de démarches immanentistes. Ainsi, d’abord si, dit Hume, je considère l’expérience, qui « m’instruit sur les diverses conjonctions des objets dans le passé », puis l’habitude « qui me détermine à attendre le même dans l’avenir », l’une et l’autre agissent ensemble sur l’imagination sur laquelle reposent la mémoire, l’entendement, les sens. « Evident », « certain » et « indéniable » ne sont pas des mots que Hume recommande d’employer. Il y a une connaissance d’essence si « l’inférence dépend uniquement de l’union des idées », mais si l’union des idées dépend elle-même de l’union d’une idée et d’une impression, alors nous nous trouvons devant de l’irrationnel : c’est-à-dire de l’inexplicable, car on ne peut passer des connaissances d’essence à des connaissances de fait, du moins de façon « légitime » et « rationnelle ». Aussi, l’irrationnel habite-t-il l’expérience dans la mesure où tous nos jugements dépendent de l’expérience passée à laquelle la croyance prête ses forces uniquement du fait de la coutume : « Car nous trouvons ici que l’entendement ou l’imagination peuvent tirer des inférences de l’expérience sans y réfléchir : plus encore, sans former de principe à son sujet, ni raisonner sur ce principe » (cf. Ibidem). Mais la croyance (belief) dont fait état Hume n’a rien de commun avec la croyance, soit prise dans le sens où la prend Kierkegaard, soit dans celui où Kant l’oppose à savoir. En fait, pour Hume, la croyance, c’est la tendance à affirmer quelque chose, tendance dont l’origine est une impression, soit de la mémoire soit des sens. On ne peut aller plus loin, quand on en cherche la cause, qu’à l’« impression » qui ne laisse aucun doute, ni même aucune place pour une plus ample recherche. C’est pourquoi, d’une certaine façon, Husserl n’a-t-il pas tout à fait tort de découvrir chez Hume une contradiction, celle de vouloir fonder la rationalité irrationnellement : c’est ce que Husserl appelle la « banqueroute » de la philosophie, y compris celle de Hume. En somme, ce que veut Hume, c’est rejeter toute rationalité et ensuite la fonder rationnellement par l’irrationalité. Et même si le dernier recours demeure la probabilité, même celle-ci se ramènera à une sorte de sensation mise en formule. De l’aveu même de Husserl, Hume analyse et explore ce que Husserl nomme la Lebenswelt, le monde de la nature humaine (selon le Traité), sa philosophie gravite dans la sphère antéprédicative qui sous-tend la prédication et finit même par l’emprisonner. L’interférence d’impressions fortes et d’idées faibles alimentées par la croyance peut déterminer une « équivalence » : celle d’une impression forte à une idée devenue forte qui entraîne la conviction que l’impression est « cause » : en raison de quoi, ce principe de la nature humaine nous sauve de la destruction de toute affirmation : la confiance peut subsister, du moins est-elle possible existentiellement. Il ressort finalement que l’idée de cause, après tout, est légitime existentiellement, étant donné ses propres causes : mais l’idée illégitime est plutôt celle de nécessité. Et l’application des mathématiques à la nature ne relèvent pas cependant d’une nécessité : la science physico-mathématique n’a qu’une valeur de fait et sa rationalité est liée cependant a la science empirique. Ainsi, double nécessité : l’une, mathématique et logique, donc rationnelle, et une nécessité de fait, matérielle et causale : irrationnelle. Mais les deux sortes de certitude qu’impliquent ces deux nécessités se trouvent mêlées. La thèse fictionaliste de Hume réduit empiriquement les relations de fait à n’être que des associations d’idées.
 
La question se pose : cette association d’idées est-elle fondée a priori ? L’important, pourtant, c’est que Hume a accompli une distinction fondamentale dans l’histoire de la théorie de la connaissance. A l’imagination revient donc le domaine de la nature, mais la nature elle-même devient par le fait une création fictive. De plus, raison et imagination empiètent constamment l’une sur l’autre. Et le philosophe a pour tâche de les distinguer aussi souvent qu’il le peut. Toutefois, la conséquence de la séparation donnera, d’une part, un domaine abstrait ignorant tout du réel et, d’autre part, un domaine fictif dénué de vérité. Cependant l’imagination, obéissant aux lois de l’association des idées, parvient, même par la fiction, à dépasser ses propres bornes. S’il y a habitude et association, c’est peut-être qu’il y a quelque fondement à cela. L’irrationalisme déboucherait sur l’incapacité humaine à construire la science, mais si la probabilité comporte une certaine valeur, comme le pense Hume, on ne peut conclure à l’irrationnel. Enfin, surtout, il faut voir ainsi que, si le problème de l’irrationnel se pose dans les connaissances de fait, c’est bien parce qu’il est question d’un effort d’étendre le rationnel à ces connaissances : le problème ne se poserait pas, autrement. Si bien que Hume bénéficie de l’avantage de poser une problématique fondamentale, celle des conséquences absurdes impliquées par le fondement de la connaissance sur l’ego cogito. Ce que pose ainsi Hume, c’est le problème des objectivités, auquel Kant va répondre par la recherche des conditions de possibilité. Le problème de Descartes est approfondi par Hume. Comment dans la pure subjectivité peut se réaliser quelque chose comme une compréhension qui soit rationnelle ? Pour la première fois, la connaissance est enfin devenue un problème philosophique. Par ses analyses concrètes, Hume a creusé la question : que signifie signifier ? Comment se persuade-t-on ? Le processus de conscience est-il le fondement d’une explication ? La signification que nous manifestons comporte elle-même une manifestation : la manifestation de cette manifestation fonctionne-t-elle dans notre prétendue démonstration de signification ? D’où le désespoir philosophique de Hume. S’acharnant sur le problème des vérités de fait, Hume laisse intact celui des vérités purement rationnelles : ce qui permet de supposer, au-delà du scepticisme de Hume, ou même fondamentalement et expliquant son enquête sceptique, qu’il y ait, au contraire de ce que l’on pourrait croire, un domaine de l’a priori et des concepts d’essences. En un sens, Hume confirme la thèse des rationalistes classiques (Platon, Descartes, Leibniz) que l’expérience ne peut nous donner la nécessité ni l’universalité, thèse que reprendront Kant et Husserl. Les catégories de la raison en outre donnent aux rationalistes classiques l’assurance de l’universalité et de la nécessité informées de droit par la raison à l’expérience en général. Or, c’est là ce qui distingue la position de Hume qui approfondit un problème que les rationalistes auraient dû se poser, celui que Kant résoudra d’une certaine manière poussé par Hume : le problème de l’unité synthétique, et qui est aussi le problème que se pose, dans la perspective de la phénoménologie transcendantale, Husserl critiquant Hume et reconnaissant en lui celui qui a pressenti, sans bien le voir toutefois, ce grand problème, qu’il a d’ailleurs obnubilé sous le fictionalisme qu’il professe. De plus, il est clair, dès lors, que la critique de l’expérience poussée à son point le plus radical par Hume présuppose la raison ; et c’est cette raison, qu’il ne remet pas en question quand elle reste dans le domaine de la pure nécessité rationnelle, qui met des bornes au nominalisme de Hume. Hume présuppose la rationalité de la raison à partir de laquelle il veut élargir la notion qu’il a lui-même du rationnel jusqu’au domaine irrationnel de la connaissance de fait : mais c’est pour aboutir, étant donné ce qu’impliquerait la nécessité rationnelle, à la seule éventualité (non irrationnelle) - à mi-chemin entre la raison et l’imagination, en lutte l’une contre l’autre -, c’est-à-dire à l’éventualité de la probabilité, terme accessible d’autant plus que, pour Hume, la nature et l’homme sont dans un certain accord. Sur l’accord de l’homme avec son milieu une concordance entre certaines relations de faits et certaines relations d’idées se rendraient valides : en tout cas, cette concordance ne serait pas « irrationnelle ».
 
La suite dans ma réponse à Rahsaan...


Message édité par l'Antichrist le 20-12-2006 à 05:56:38
n°10173572
daniel_lev​rai
Semper eadem sed aliter
Posté le 17-12-2006 à 17:04:56  profilanswer
 

Sympatoche ! merci l'Antichrist !

n°10174866
rahsaan
Posté le 17-12-2006 à 20:34:06  profilanswer
 

Si j'avais le courage, j'écrirais quelques petits textes sur les thèmes suivants :
 
- Le commissaire Maigret, disciple de Bergson
- La littérature, réponse à la question "Que faire ?"
- Deleuze, adversaire de Montesquieu
- Le marquis de Sade, disciple de Michel Foucault
- Marx et Nietzsche : la philosophie contre le langage comme censure du réel  
- Bêtise et idiotie : le plaisir d'être con
- Les deux dimensions de la vérité chez Saint-Augustin
 
Maintenant que c'est dit, peut-être que je vais m'y mettre. :D Peut-être aussi que je vais allonger la liste sans m'y mettre davantage.  [:r2 d2]  
 


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Mon roman d'anticipation, L'I.A. qui m'aimait : https://tinyurl.com/mtz2p872 | Mon blog ciné/JV : http://cinecourt.over-blog.com
n°10176509
neojousous
Posté le 17-12-2006 à 23:09:37  profilanswer
 

- Marx et Nietzsche : la philosophie contre le langage comme censure du réel  
 
Qu'une telle histoire me soit contée, ça me plairait bien, si jamais ça peut orienter tes priorités... ;)
 
Merci l'Antichrist.

n°10177739
l'Antichri​st
Posté le 18-12-2006 à 07:10:47  profilanswer
 

rahsaan a écrit :

Si j'avais le courage, j'écrirais quelques petits textes sur les thèmes suivants :
 
- Le commissaire Maigret, disciple de Bergson
- La littérature, réponse à la question "Que faire ?"
- Deleuze, adversaire de Montesquieu
- Le marquis de Sade, disciple de Michel Foucault
- Marx et Nietzsche : la philosophie contre le langage comme censure du réel  
- Bêtise et idiotie : le plaisir d'être con
- Les deux dimensions de la vérité chez Saint-Augustin
 
Maintenant que c'est dit, peut-être que je vais m'y mettre. :D Peut-être aussi que je vais allonger la liste sans m'y mettre davantage.  [:r2 d2]


 
Pour tenter de comprendre Sade, il est possible en effet de partir des pages éclairantes de Michel Foucault dans Histoire de la folie (« La grande peur »). Sade articule désir et discours : la déraison réapparaît chez Sade et s’inscrit dans la logique de l’enfermement. Les lieux sadiens sont : la Forteresse, la Cellule, le Souterrain, Le Couvent…
 
Cette thématique de l’enfermement n’est pas hasardeuse : elle s’inscrit dans la logique de la mort de Dieu. Sade brûle les absolus divins et sociétales : il fait une place à la liberté de l’homme. Ma liberté doit se conquérir : ma liberté est l’ensemble de mes désirs. Celui qui s’oppose à mes désirs est un ennemi. Un ennemi, ça se détruit. Nous sommes du côté du désir mais Sade est à équidistance du discours. Pour cela, il faut une double démarche : prouver l’autonomie de la conscience et l’inexistence de Dieu. Pourquoi l’athéisme ? Parce que le plaisir s’accompagne de blasphème. En effet, la croyance en Dieu est une démission face à ma liberté. L’idée de Dieu est ridicule parce qu’elle est remplie de contradictions : si Dieu est tout-puissant, pourquoi le mal existe-t-il ? S’il ne l’est pas, pourquoi le postuler ? Si Dieu existe, pourquoi y a-t-il des athées ? Si Dieu est parfait, pourquoi sa création recèle-t-elle du mal ? Qui d’autre que Dieu nous inspire l’idée de faire le mal ? Comment peut-il y avoir un « avant la Création » ? Comment peut-il y avoir du néant, comment Dieu le permet-il ? Si Dieu crée, c’est que le néant lui déplaît, alors pourquoi le permettre ? L’athéisme est nécessaire si l’on veut être cohérent. Dieu est expulsé : la nature sert à montrer les contradictions de l’idée de Dieu. Mais la nature, en tant qu’absolu, doit être niée si l’on ne veut pas tomber dans un déisme déguisé. Cette dialectique est merveilleusement décrite par Maurice Blanchot (cf. Lautréamont et Sade, éditions de Minuit, 1949. Ouvrage à consulter absolument...). Développons cette dialectique.
 
Premier stade : la nature est Mère du mal et du Bien, ces mots n’ayant aucun sens pour elle. L’homme est un instrument de la nature. L’homme est même utile à la nature en ce sens qu’il contribue à l’équilibre : par le meurtre par exemple, il fait retourner certains corps dans l’indifférencié de la matière. Mais, absolument parlant, l’homme ne saurait imprimer sa marque à la nature : elle s’en fiche. Par contre, tout ce qui est possible est justifié. L’homme n’est jamais coupable. Mais la conservation ne mène qu’à l’anéantissement. La nature devient un absolu : elle est donc aliénante. Il faut la rejeter. Mais en attendant, la nature privilégie le mal. La nature tourmente l’homme : témoin les tremblements de terre et les épidémies. La tendance au mal en l’homme est parallèle à celle de la nature. L’homme ne reste pourtant qu’un instrument. C’est ce qui est insupportable pour la liberté de l’homme. Si le mal n’existait pas, où se manifestera cette négativité qu’est l’homme ? Il faut un stade de raisonnement où le crime redevient possible. Le crime et la destruction sont indifférents pour la nature. Il faut donc retrouver la possibilité de la mort. Les crimes de l’homme vont vers la création. Tel est le drame puisque si la mort n’existe plus, alors la liberté n’est plus. Comment transgresser ce déterminisme qui veut que tout crime, si horrible soit-il, demeure naturel et utile à la nature ? Les libertins vivent cela sous le jour de la frénésie. L’enchère des crimes n’est pas la solution pour atteindre la liberté. La seule solution pour fonder le crime et retrouver la mort, c’est de dépersonnaliser la nature. Il faut expulser la nature du monde. La nature disparaît et l’homme reste seul face à lui-même et face à autrui. La volonté et la liberté sont redescendues sur terre.
 
En tant qu’objet, l’homme doit accepter la non-différence entre lui et l’animal. Mais en tant qu’homme (c’est-à-dire en tant que désir, en tant que négativité), les causes ne sont plus indifférentes aux effets. Cette radicale dichotomie entre une nature réduite à un principe mécanique de création sans volonté et sans finalité et l’homme permet à celui-ci de retrouver en lui-même tous les fondements de sa liberté, le contraint à tirer de lui-même tout effort et toute justification. La conséquence en est la conquête nécessaire de soi par le crime. La transgression redevient possible. Pas de destin mais du travail. Le libertin de Sade est un maître hégélien : il a besoin de trouver la reconnaissance dans le regard d’autrui. Le libertin est celui qui accepte le libre jeu de la loi du plus fort. Il sait jouer sa vie. Il sait que la grandeur de l’homme réside dans le désir et dans le libre cours de la négativité en acte. Le libertin a tué en lui le plaisir parce qu’il réfléchit (à) tout avant d’agir. Le libertin a tué le plaisir : la plupart des héros sadiens sont impuissants. C’est pour un plaisir intellectuel qu’ils imaginent des supplices et des tortures diverses et variées. La sensation laisse sa place au plaisir pur.
 
La victime ne doit pas exister en tant que corps mais en tant que victime. Elle doit être vivante. On a des meurtres qui laisse vivants : la victime doit perdre ses sens et ses goûts mais elle ne doit pas mourir. D’où la nécessité d’aller de plus en plus loin dans la torture. C’est dans cette sensation qu’il devient bourreau. Il faut maintenir la victime en vie pour qu’elle passe du côté du bourreau : ce qui n’arrive jamais. C’est pourquoi, on passe au stade de l’orgie entre libertins. La collectivité donne le reflet. On ne se dérobe jamais au désir de son partenaire, sous peine de passer dans le clan des victimes. Mais se substitue au silence de la victime l’éphémère complicité du libertin. Le libertin est donc toujours seul. Il se met à douter de l’existence de la douleur : il doit devenir victime pour continuer à se conquérir. On va donc vers des crimes de plus en plus grands. L’idéal serait de vivre dans le crime perpétuel. Mais cela est impossible (la littérature est peut-être la solution : « La littérature, réponse à la question "Que faire ?" »). Le désir, qui disparaît quand il est satisfait, laisse le libertin dans l’instant. Il faudrait éterniser cet instant.
 
Le libertin en vient à soutenir toutes les thèses qui lui sont utiles, et il le peut parce qu’il est issu d’une des deux classes suivantes : ou il est puissant et n’a rien à craindre des lois, ou il est misérable et les lois ne lui importent pas. L’homme est seul et ne doit pas être détourné de lui-même par la société. Le devoir réside dans la preuve permanente de sa liberté. Dans le château de Silling, la loi est à l’échelle de l’homme, et non à l’échelle des hommes. L’homme a le droit de tuer, pas la loi (pas d’anarchisme et pas de totalitarisme). Le libertin doit risquer sa vie. Il peut la perdre mais alors il voudra la perte. On aura la transmutation d’une défaite en victoire. La défaite extrême étant la mort, le libertin la veut s’il la rencontre. La mort n’est rien : elle n’est que retour à l’indifférencié de la matière. Dans la mort, on atteint le sommet du plaisir : la dépense de l’énergie coïncidant avec l’intensité du plaisir.
 
La morale ne peut plus être ce qu’elle était. Le libertin doit transgresser toutes les limites et doit refuser tous les déterminismes, y compris celui du plaisir. Reste à demander à Sade le sens de la démarche de la dernière transgression. Non plus celle des personnages, mais celle de l’œuvre...


Message édité par l'Antichrist le 18-12-2006 à 07:32:03
n°10177747
l'Antichri​st
Posté le 18-12-2006 à 07:31:40  profilanswer
 

Puisque le cas de sade a été soulevé, voici une petite étude sur Sade et la nature ou Sade adversaire de Kant :
 
« Il passe alors autour de mon cou, cette corde qui pendait au plafond ; dès qu’elle y est fortement arrêtée, il lie au tabouret sur lequel je posais les pieds et qui m’avait élevée jusque-là, une ficelle dont il tient le bout, et va se placer sur un fauteuil en face de moi : dans des mains est une serpe tranchante dont je dois me servir pour couper la corde au moment où par le moyen de la ficelle qu’il tient, il fera trébucher le tabouret sous mes pieds.
- tu le vois Thérèse, me dit-il alors, si tu manques ton coup, je ne manquerai pas le mien ; je n’ai donc pas tort de te dire que tes jours dépendent de toi.
»
 
Donatien Alphonse François, marquis de Sade, n’est pas un auteur sulfureux qu’on lit d’une main. Ses ouvrages sont philosophiques, n’en déplaise aux coincés des désirs et aux frustrés des plaisirs du corps. Sade philosophe ? Ne le valorise-t-on pas en lui conférant une qualité si prisée et si recherchée, celle de « philosophe » ? Il s’agit de parcourir le discours sadien afin de juger de la profondeur de ses vues. C’est à partir du concept de « nature » qu'il faut étudier les positions sadiennes.
 
Les 120 journées de Sodome se veulent une école de libertinage. C’est pourquoi ce texte fragmentaire semble extrêmement important pour saisir le sens de Justine et de Juliette. Il porte en germes les grandes théories sadiennes développés dans les ouvrages dit « majeurs » de cet auteur. Ecrit en prison, ce texte marque la prise de conscience de l’importance du sexe dans l’existence humaine. Ici apparaissent véritablement les grands thèmes de Sade : érotisme, sexualité, meurtre, perversion... Ces notions sont importantes parce qu'elles se confrontent à la théorie kantienne de la morale qui se développe à peu près en même temps. Pourquoi Les 120 journées ? Parce qu’il semble que ce texte fait apparaître une notion essentielle au sadisme jusqu’alors pas véritablement thématisée. Cette notion est celle de désir. Le désir est essentiel comme point de départ de la philosophie et comme moteur de l’existence humaine.
 
On reconnaîtra une importance de fondement à la Philosophie dans le boudoir. Celui-ci est révolutionnaire, donc dans l’air du temps et cela à trois niveaux :  
 
- Critique contre le pacte social
- Critique des religions et du théisme
- Légitimation du meurtre qui n’est ni un crime aux yeux de la nature (elle réclame des destructions) ni aux yeux de la société (que lui importe le nombre de ses membres). Le meurtre est même nécessaire à la République. Celle-ci a besoin de désordres et donc de crimes. Mais ce n’est pas une raison pour justifier la peine de mort : la loi n’est pas la passion. La loi se doit d’être froide. Un homme peut tuer, pas la loi puisque alors, elle n’est plus la loi. La loi ne doit pas laisser place au pathologique, seul privilège de la constitution humaine.
 
Dans les Infortunes de la vertu, on a véritablement la thématisation des intuitions sadiennes :  
 
- la nécessité du mal justifié par la nature
- L’apologie du crime, indispensable dans toute société
- L’inexistence du crime aux yeux de la nature
 
Ce qui surplombe cela est la volonté consciente d’elle-même de suivre tous ses instincts, sans loi morale. Le maître-mot est : JOUIR. Et ce, sans rapport avec la possible souffrance d’autrui. D’où la légitimation du meurtre : on peut tuer, d’abord parce qu’il ne s’agit pas d’une destruction mais plutôt d’une variation de formes. Or, toutes les formes sont égales aux yeux de la nature. C’est sur ce terrain que Sade développe son anti-kantisme.
 
Résumons les lignes essentielles du raisonnement kantien pour analyser la pertinence de la position sadienne. Pour Kant, toute chose dans la nature agit d’après des lois. Mais seul l’être raisonnable a la faculté d’agir d’après la représentation des lois ou d’après des principes, c’est-à-dire qu’il a seul une volonté. Et puisque pour dériver des actions des lois, la raison est requise, la volonté n’est rien d’autre qu’une raison pratique. Or, ce qui sert à la volonté de principe objectif pour se déterminer, c’est la fin, et si celle-ci est donnée par la seule raison, elle vaut pour tous les êtres raisonnables, ce qui rend possible l’action dont l’effet est la fin est le moyen. Les règles qu’un être raisonnable se propose sont toutes relatives et ne fondent que des impératifs hypothétiques (règles de l’habileté ou conseils de prudence), mais le principe d’un impératif catégorique, c’est-à-dire qui exprime la nécessité pratique d’une action comme bonne en elle-même et pour elle seule suppose « qu’il y ait quelque chose dont l’existence en soi-même ait une valeur absolue, quelque chose qui comme fin en soi pourrait être un principe de loi déterminée ». L’homme est une personne et la personne est une fin en soi : sa valeur est absolue ; la chose n’est que moyen et n’a jamais qu'une valeur relative. Et c’est parce que la personne a une valeur absolue qu’il peut y avoir un principe pratique suprême, qui constitue un principe objectif de la volonté et un objet pour une loi pratique universelle. Le fondement de ce principe est : agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme fin, jamais uniquement comme moyen.
 
Si tous les êtres raisonnables se traitaient de fait comme des fins en soi et non seulement comme des moyens, cette liaison systématique de tous les êtres raisonnables sous des lois communes constituerait un règne des fins, société idéale des volontés autonomes. L’idéal de la personne est donc fondé sur celui d’autonomie ; la liberté de la volonté ne peut se constituer sinon dans la propriété d’être à soi-même sa loi. Or, c’est une même chose de dire que la volonté est à elle-même sa loi et de dire que la maxime de son action a une valeur universelle. Le concept de moralité est donc identifié à celui de liberté qui lui-même ne peut rien d’autre que l’autonomie. Tout le problème de la Troisième section est donc de concilier cette liberté conçue comme une causalité inconditionnée, c’est-à-dire comme une capacité de pouvoir (ou de devoir, puisque devoir, c’est pouvoir), agir indépendamment de causes étrangères avec la nécessité naturelle (la nature étant l’ensemble des phénomènes en tant qu’ils sont rigoureusement enchaînés selon des lois), problème résolu par le « dualisme de la tension » qui confère à l’homme son double statut : « En tant qu’il est sensible, il est soumis aux lois de la nature, et de l’autre côté en tant qu’il appartient au monde intelligible, il est soumis à des lois, qui sont indépendantes de la nature, qui ne sont pas empiriques mais fondées uniquement dans la raison ».
 
Sade s’oppose à tout cela. On a vu qu’il défend un impératif catégorique de la jouissance. Jouir, voilà la morale. Mais d’où Sade tire-t-il cela ? De la nature et non de la société dont les commandements ne sont que des superstructures inutiles et fausses. Les hommes suivant leur constitution naturelle sont portés vers le bien ou vers le mal et ils doivent suivre leurs penchants. Ne pas suivre ses penchants, ce serait le seul péché puisque ce serait sortir des impératifs de la nature. On pousse donc à son point ultime la position naturaliste, celle qui consiste à se fonder sur la nature pour agir. Dans ce contexte, le crime devient nécessaire en même temps qu’indifférent. Suivant la physique atomistique du XVIIIe siècle , la destruction pure et simple n’existe pas. Il n’y a que des variations de formes, c’est-à-dire des variations d’atomes. La nature créatrice des formes n’a que faire que tel atome soit dans un homme ou dans une herbe. De plus, cette désorganisation instaurée par l’homme n’en est pas véritablement une puisqu’elle permet à la nature de renouveler ses créations. Le retour à l’indifférencié de la matière permet donc de faire jouer toutes les facultés créatrices de la nature. L’action de l’homme est cependant indifférente puisque si l’homme ne le faisait pas, un autre remplirait cet office. Le meurtre est donc justifié et excusé. Généralisons : la nature est le champ le plus libre de la loi du plus fort. Richesse, puissance ou ruse sont des moyens légitimes pour rétablir l’égalité entre les hommes. Tous les hommes sont en effet égaux du point de vue de la nature : dès que je peux faire en sorte de remettre à son niveau réel (c’est-à-dire naturel) un puissant de la société, je suis dans la sphère du légitime.
 
Donc, tout ce qui n’est pas la nature est faux. Qu’est-ce qui n’est pas la nature ? Dieu. La nature n’est pas Dieu parce qu’elle est éternelle et matérielle. Dieu n’est qu’un prétexte inventé par les puissants pour asseoir leur domination. Dieu est le fruit de l’ignorance et de la tyrannie. On réfute donc, du coup, l’idée d’une immortalité de l’âme. Dans le cadre d’un matérialiste intégral, on ne peut distinguer le corps et l’âme. Tout est matière en mouvement : ce qu’on appelle l’immortalité de l’âme n’est qu’un mouvement particulier. La mort n’est qu’une désorganisation de matière : il n’y a rien à craindre d’elle. L’existence de l’âme n’est que le fruit de l’orgueil humain. L’homme ne peut admettre qu’il n'a pas une plus grande place dans le Tout qu’un champignon ou qu’une bouse de vache.
 
On a donc un principe sensualiste qui commande le sadisme : pour l’homme, tout se réduit à la sensation, donc à la jouissance, le principe étant de trouver les agréables et d’éviter les désagréables. Plaisir et douleur ne sont pas les mêmes pour tous : les hommes sont différents suivant leur imaginaire, c’est-à-dire suivant leur façon d’appréhender le monde. Et la douleur dans tout ça ?  Citons J.J. Brochier (cf. Sade, éditions classiques du XX è siècle, p. 78) :
 
« La douleur étant l’impression la plus forte et la plus sûre que l’on puisse faire ressentir à autrui, notre imagination et notre plaisir étant d’autant plus forts que l’impression que nous imposons est forte, il sera donc tout logique que nous jouissions davantage d’imposer la douleur que le plaisir. La nature de toute façon, justifie nos inclinations. »
 
Mais alors, laissons la parole au Marquis :  
 
« Le matin, se trouvant un peu rafraîchi, il voulut essayer un autre supplice, il me fit voir une machine encore bien plus grosse : celle-ci était creuse et garnie d’un piston lançant l’eau avec une incroyable roideur par une ouverture qui donnait au jet plus de trois pouces de circonférence ; cet énorme instrument en avait lui-même neuf de tour sur douze de long. Séverino le fit remplir d’eau très chaude et voulut me l’enfoncer par devant ; effrayée d’un pareil projet, je me jette à ses genoux pour lui demander grâce, mais il est dans une de ses maudites situations où la pitié ne s’entend plus, où les passions bien plus éloquentes, mettent à sa place, en l’étouffant, une cruauté souvent bien dangereuse. Le moine me menace de toute sa colère, si je ne me prête pas ; il faut obéir. La perfide machine pénétra des deux tiers, et le déchirement qu’elle m’occasionne joint à l’extrême chaleur dont elle est, sont prêts à m’ôter l’usage de mes sens ; pendant ce temps, le supérieur ne cessant d’invectiver les parties qu’il moleste se fait exciter par sa suivante ; après un quart d’heure de ce frottement qui me lacère, il lâche le piston qui fait jaillir l’eau brûlante au plus profond de ma matrice… je m’évanouis, Sévérino s’extasiait… Il était dans un délire au moins égal à ma douleur. »
 
Mais si Justine est un ouvrage important, Juliette semble parachever le chemin de Sade. En quel sens ? D’abord, parce qu’elle répond dans le vice à Justine, elle qui était si touchante à vouloir persévérer dans la vertu quand bien même cela ne lui apportait que souffrance. Juliette n’est pas une paresseuse : elle entre dans le vice par tempérament : il s’agit d’une véritable décision et non d’une pente qu’on prend parce qu’on ne pourrait pas prendre la voie de la vertu. Justine et Juliette subissent les mêmes choses mais pas dans le même esprit : dans le déshonneur pour l’une et dans le plaisir pour l’autre. Pourquoi le plaisir ? Parce qu’il est le sentiment qui accompagne la pleine conscience de soi. Car, au fond, Juliette dépasse la nature puisqu’elle connaît le système de celle-ci. Les justifications naturalistes deviennent pour elle des déterminismes. Toute chose dans la nature est légitime. Le problème que soulève cette affirmation est alors celui de l’existence consciente de cette proposition. Si l’on sait cela, alors on doit vivre dans la transgression perpétuelle. On peut penser à la position de Saint Fond : la vie doit se fonder sur le principe de transgression perpétuelle. Donc, il faut retrouver l’infamie. Or, rien n’est infâme pour la nature. Que faire alors ? Restaurer l’idée d’un dieu méchant. Le retour au Mal se fait dans l’harmonie. Mais cette position n’est pas celle de Juliette : Saint Fond se trompe en remplaçant le déterminisme par un activisme du Mal dans lequel j’abandonne ma liberté absolue. Car si je suis forcé de faire toujours le mal, je ne suis pas libre. Je ne transgresse pas.
 
Que faire alors ? Se débarrasser du déterminisme de la nature. On nie donc la finalité dans la nature, un sens préétabli pour l’homme et toutes les billevesées à dormir debout ejusdem farinae. La nature n’a pas de pouvoir sur l’homme. L’homme doit chercher en lui-même les modalités de son attitude. « Rien n’est, pour Moi, au-dessus de Moi ». Juliette est un ouvrage capital : le chemin de transgression en transgression mène Juliette à se débarrasser des lois divines et humaines. Elle doit abandonner le moteur apparent du libertinage : le plaisir. Juliette doit faire le mal, non pour atteindre le plaisir, mais pour atteindre le mal lui-même. La progression dans le mal ne doit pas être interrompue : il faut aller de victoire en victoire. Tout refus de surenchérir est en effet un retour au bien, ce qui n’est pas en soi un péché, mais une condition de réapparition de la mort. Saint Fond qui réintroduit Dieu dans son système de méchanceté universelle est tué de la main de Noirceul. Le plaisir ne doit pas être un but ou une excuse. Le mal doit être un travail toujours recommencé qui réclame une force de la conscience. Il faut une constance forcenée dans le Mal. Ainsi le sadisme est-il achevé. Juliette est le sommet du sadisme parce que cette œuvre donne le moyen d’atteindre la liberté absolue en reconnaissant la juste place du plaisir et de la négativité.
 
On peut donc considérer le sadisme comme un anti-kantisme dans la mesure où le Mal doit être cherché pour lui-même. Sade pousse en outre à l’extrême les conséquences des positions naturalistes mais pour en détourner le sens. Tout ce qui est dans la nature est naturel : pas d’infamie dans la sphère naturelle. On en vient, corrélativement à la physique atomistique, à nier toute finalité et tout sens à la nature. Comment retrouver la liberté ? En s’enfonçant dans le Mal pour le Mal (et non pour le plaisir). La finalité du Mal doit être en lui-même et non dans autre chose extérieure à celui-ci. On comprend donc alors pourquoi Dieu est expulsé du monde sadien : pas de finalité et pas de sens. Ainsi :
 
« Examinez un instant, de sang-froid, toutes les qualités ridicules et contradictoires, dont les fabricateurs de cette exécrable chimère sont obligés de la revêtir ; vérifiez comme elles se détruisent, comme elles s’absorbent mutuellement, et vous reconnaîtrez que ce fantôme déifique, né de la crainte des uns et de l’ignorance de tous, n’est qu’une platitude révoltante, qui ne mérite de nous, ni un instant de foi, ni une minute d’examen ; une extravagance pitoyable qui répugne à l’esprit, qui révolte le cœur, et qui n’a dû sortir des ténèbres que pour y entrer à jamais. »
 
Il faut pourtant se garder de remplacer Dieu par autre chose et notamment par le plaisir que procure la souffrance. On risquerait de passer à côté du sens profond du libertinage. Or, ce mouvement de pensée mérite attention et examen. Premier pas vers l’adhésion ?...


Message édité par l'Antichrist le 21-12-2006 à 08:39:48
n°10177762
rahsaan
Posté le 18-12-2006 à 08:04:44  profilanswer
 

Wah, la vache, Sade dès 7h du matin ! :D
Merci d'avoir rebondi sur l'une de mes idées : Sade et Foucault. ;)
Content que ça ait lancé ces messages. :)

n°10178294
daniel_lev​rai
Semper eadem sed aliter
Posté le 18-12-2006 à 10:49:54  profilanswer
 

Bon, tout de suite, c'est beaucoup moins scolaire :d

mood
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Posté le   profilanswer
 

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