l'Antichrist | claire et gribouille a écrit :
je suis bien d'accord, et même si je tend à être mon corps, je ne suis pas plus que ce qu'on m'a inculqué, un être de symbole fait de construction, et comme le souligne très justement Rahsaan j'ai un visage... moi aussi, et malgré tout.
Si en Orient surtout, chaque sujet nexiste que dans sa relation aux autres et ne tient sa consistance que dans la somme de ses liens avec ses partenaires, la société tout entière étant envisagée sur un mode plural (phénomène de groupe, phénomène associatif), dans les sociétés occidentales prime la notion de personne cristallisée autour du moi, sur elle-même, cest-à-dire la notion dindividu, notion récente au sein de lhistoire du monde occidental .
Avec lindividuation par le visage, le souci du portrait (donc du visage) prenant une importance grandissante au fil des siècles , lindividuation progressive par le corps se fait.
Lindividualisme marque lapparition dun homme enfermé dans son corps, et surtout dans lépiphanie du visage.
Nous sommes intimement ancrés dans une société dite « individualiste », individuelle. Société dégoïsmes et dexclusivités, lindividualisme est par essence le repli sur soi. Notre société est une société du repli sur soi, société de lignorance, de la non assistance, du narcissisme et de légocentrisme, société de lindifférence, du détachement, du recul et de linsensibilité, tant que rien ne vient entacher notre petit confort personnel : nous vivons dans une société nombriliste.
Cest la montée de lindividualisme qui soudain va promouvoir lhomme à une reconnaissance sociale considérable ; il devient un individu qui est lui-même avant dêtre membre dune communauté, et son corps devient la frontière précise qui marque sa différence par rapport à un autre homme.
La première formulation explicite de lindividualisme se rencontre chez Montaigne :
« Cest moy que ie peinds (...) ie suis moy-mesme la matiere de mon Liure » .
Cette affirmation sera reprise par Rousseau :
« Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi » .
Lindividualisme a rencontré de vigoureuses résistances. Pascal contredira Montaigne : « Le moi est haïssable » .
Au XXe siècle lindividualisme devra lutter contre la coalition hétéroclite, mais puissante, du marxisme, de la psychanalyse, de la sociologie, de la linguistique et du surréalisme . Il finira cependant par simposer vers la fin du siècle avec le triomphe du libéralisme économique.
La métaphore mécanique, suivant le modèle capitaliste tendant toujours à être davantage rentable et efficace, va se prolonger jusque dans les mouvements même du corps, par sa mise en ordre analytique, avec pour objectifs docilité et rendement souhaité. Les disciplines du 17ème et 18ème siècle perpètrent des « formules générales de domination appelées à un avenir prospère » , gouvernant ce corps, analysable et manipulable.
Le corps de la philosophie cartésienne est une réalité ambiguë, lhomme du Cogito devient lindividu, structure significative de la socialité, homme de lexil (intérieur) pourvu dun corps à part et déprécié, distingué de la présence humaine donc voué à linsignifiance (le corps est un accessoire de la personne, une réalité accidentelle indigne de pensée dissociable de la présence humaine) : lunité de la personne est rompue.
Les racines de cet individualisme plongent dans la religion protestante qui, postulant une relation directe entre Dieu et lindividu, a libéré celui-ci des contraintes sociales et familiales ainsi que de la tutelle de lÉglise .
La désacralisation gagne tous les domaines accessibles à la condition humaine (y compris le vivant).
« Lunivers est une machine où il ny a rien à considérer que les figures et les mouvements de ses parties », par cette formule Descartes condense lidée du modèle mécaniste .
Le corps déprécié en tant que tel et dépouillé de lhomme, permet de le penser sur le modèle de la machine. La volonté de maîtrise sur le monde nétait pensable quà condition de généraliser le modèle mécaniste, modèle que dès lors sous-entendent les nouvelles pratiques sociales inaugurées par la bourgeoisie et le capitalisme naissant (doù lessor considérable du travail répétitif et segmentaire en manufacture par exemple).
Pour Descartes, le corps tout entier sinon lhomme est une machine, un automate mu par une âme. Cette réduction et mise à plat du corps, réalisée déjà par les anatomistes est ainsi prolongée par les philosophes à travers la réduction mécaniste : le corps est perçu sur le modèle de la machine.
Le corps est mécanisme et lhomme se scinde en deux : un esprit, un souffle, qui a investit un objet-corps-instrument.
Je ne suis pas certaine d'avoir été des plus claires, mais je me suis mise très en retard alors je vous laisse maintenant. excellente aprèm à tous...à bientôt
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Vos messages sont intéressants mais manquent aussi de maîtrise sur le fond philosophique... Par exemple, lorsque vous parlez "d'individuation par le visage" en y voyant une modalité de "l'individualisme" contemporain qui vous attriste, vous ne dépassez pas le stade d'une mauvaise dialectique. Depuis Hegel, nous savons comment lidentité fonde la différence, comment la conscience devient malheureuse de nier la conscience de soi et la liberté de lautre, cest-à-dire de cela même qui est condition de sa satisfaction : une autre conscience de soi mais dont laltérité na de sens quau sein du même. Dans la reconnaissance réciproque, lautre est finalement reconnu comme autre, comme différent, depuis une identité préalable entre nos consciences. Or, autrui nest pas autre que moi au sens où le vert est autre que le rouge, dans le genre de la couleur. Il nest pas autre que moi, sur fond dune identité qui pourrait être totalisée dun point de vue supérieur, autre parce quil est ego : son être consiste en laltérité. Ainsi, l'enjeu dune réflexion philosophique sur le rapport des consciences, est de montrer comment ma relation à lautre peut transcender le même - lidentification - au sein du même, comment le moi, sans sortir de soi, peut rencontrer lautre comme autre. Cet enjeu est celui d'Emmanuel Lévinas. La rencontre avec l'autre procède dun ordre qui nest pas celui de la familiarité (la familiarité est absence daltérité : il y a alors une solitude du sujet car le moi est traversé par un appel à lautre où il se retrouve lui-même. Doù la notion didentification) mais plus fondamentalement celui de la relation éthique dont lune des modalités est le désir : pour souvrir à lautre comme tel, le moi doit demeurer lui-même. Autrement dit, la mise en question du moi par autrui ne signifie pas son abolition en lui, mais lémergence dune identité plus originaire, identité qui nidentifie plus, mais séprouve comme absolue passivité, débordant alors delle-même vers ce qui transcende toute appropriation. Ainsi, lapparition du visage dautrui ne se distingue pas dune exigence, dun éveil à la responsabilité. Le visage dautrui est un appel qui me prend "en otage" avant toute décision libre comme si tout lédifice de la création reposait sur mes épaules : la responsabilité qui vide le moi de son impérialisme et de son égoïsme confirme lunicité du moi. Lunicité du moi, cest le fait que personne ne peut répondre à ma place. Autrui se présente en effet à travers une face sensible, mais sa présence comme autre consiste à se dépouiller de la forme qui le manifeste, à se dénuder de sa propre image. Il faut seulement ressaisir la nudité selon son sens véritable. Etre nu, ce nest pas être déshabillé : cette nudité nest relative quau vêtement, et lautre y est encore "vêtu" de son corps. Or, on peut être nu en étant paré et protégé en sa nudité. Dépouillé de sa propre forme, le visage dautrui est dénuement, non pas en ceci quen son visage autrui serait mis à nu, mais comme mode dêtre : autrui y apparaît comme pauvreté, vulnérabilité absolue, comme mortalité. Le visage est alors ce que je désire : il nest pas manque à combler, mais rapport à un être situé par-delà la satisfaction et le manque. Le désir est exposition à linfiniment autre, par conséquent générosité plutôt quappétit. Il excède toute concupiscence mais renvoie à une susceptibilité qui nest plus sensibilité.
De même, vous rejetez le dualisme âme/corps, mais vous ne voyez pas que cest précisément cette union qui fait le soi ! Mais rahsaan vous la déjà dit... Je n'y reviens donc pas, quoique... Cela a été dit bien rapidement...
Maintenant, c'est vrai qu'il faut sortir du dualisme, nous arracher à cette illusion de la re-présentation objectivée qui est la négation de l'expérience intime du sentiment sur laquelle repose votre unité personnelle. Avant que d'être réduit à un objet irréel, nous sommes notre corps, nous coïncidons avec nos pouvoirs corporels en tant qu'ils ne sont rien d'autre que la connaissance que nous en avons ou mieux, que nous sommes. Notre corps se donne à nous, non comme pouvoir vécu mais vivant. Cette connaissance immédiate et vivante est un pathos. Autrement dit, l'affectivité n'est pas une simple affection, un sentiment particulier, qui accompagne l'épreuve de nos pouvoirs corporels. Dire par exemple que mon expérience se réduirait au fait que je sais que je marche, reviendrait à dire erronément que "ça marche" et que, quant à moi, je le sens. L'épreuve de nos pouvoirs corporels est une perception consciente d'elle-même complètement différente de cette sorte de consensus des organes et des affections qui fait l'unité de la vie animale. Opposer la perception (passive) et la raison (active), c'est s'enfermez dans une visée scientifique étroite qui, oubliant que toute perception est un mouvement faisant effort (ce qui la différencie de la sensation), nous sommes à la fois la présence à soi de nos pouvoirs et un pouvoir sur nos pouvoirs, c'est-à-dire un "Je Peux". Dans la perception, c'est-à-dire dans l'épreuve de nos pouvoirs corporels, la conscience ne se réfléchit pas ou, plus précisément, la réflexion pure n'est pas une re-présentation objectivée séparant le couple sujet/objet : la connaissance (et non la science) de nos pouvoirs n'est pas distincte de ces pouvoirs eux-mêmes. Nous faisons l'épreuve de nos pouvoirs parce que nous sommes l'épreuve de nos pouvoirs ! L'ensemble de nos pouvoirs se produit comme un soi, comme un ego, celui-là même que nous sommes.
Je vous rejoins donc lorsque vous regrettez l'oubli du corps que j'interprète davantage dans la perspective d'une phénoménologie matérielle à la Michel Henry : nous vivons une double naissance : à notre naissance transcendantale (l'avènement du "Je" ) doit succéder une re-naissance éthique lorsque nous nous abandonnons à notre condition "religieuse" (religere, qui recueille et qui relie), lorsque nous l'éprouvons effectivement dans notre chair !
Avant cette renaissance, le soi s'historialise en se jetant passivement auprès des objets qui affectent son corps et, plus exactement, le laisse sous l'emprise des images issues de ces affections de son corps. Or, ces images ne nous donnent ni les choses telles qu'en elles-mêmes, ni l'ensemble de l'enchaînement des causes et des effets qui les ont produites. Nous nions la vie car nous n'en avons qu'une connaissance inadéquate, nous prenons ces images irréelles pour la réalité et ne voyons même plus que ce ne sont que des images, prisonnier de notre culte du fini. Ainsi, le pathos en lequel se déploient les opérations transcendantales elles-mêmes ne s'y montrent jamais, ni elles, ni la vie qui les porte. Considérer les objets indépendamment du processus par lequel ils se manifestent, les considérer comme subsistant par eux-mêmes, comme se suffisant à eux-mêmes (ce que Husserl nommera lattitude naturelle" ), n'est qu'illusion ! Pour la science, par exemple, la Nature, c'est ce qui nous entoure, un monde objectif s'expliquant par lui-même. Le scientifique prend une image irréelle pour la réalité, occultant la vie du savant qui seule lui confère son effectivité ontologique. La science substitue à la nature sensible, en tant que pathos, une représentation irréelle. Dans ce processus de substitution, la vie est remplacée par sa représentation objectivée. Or, le soi est irrémédiablement enchaîné à lui-même, ne peut cesser de faire l'épreuve de soi et cherche à jouir toujours davantage de soi. Nous vivons donc comme si c'était au monde que nous nous représentons (avec ses objets, ses lois, les autres, réduits eux-aussi à l'état d'objet...) que nous devons de nous éprouver : c'est l'araignée qui effraie, c'est la mort qui angoisse, c'est la beauté de ce corps qui attise son désir, etc... Notre histoire s'explique entièrement par un monde subsistant par lui-même et dont nous rendons notre existence réellement dépendante. Nous vivons sous la pression d'un monde devenu le théâtre tragique de notre conscience représentative où nos désirs ne produisent plus rien, n'expriment plus rien ! La praxis de la vie qui s'épuise dans l'expérience intérieure qu'elle fait d'elle-même devient une poesis : une série de gestes observables, mesurables, calculables, qui s'accomplit dans le monde et lui emprunte ses matériaux, ses instruments, ses lois, les formes qu'elle crée et par conséquent ses fins. Paradoxalement, le drame de notre humanité se joue dans cette épreuve de soi qu'est la vie où s'opère notre naissance transcendantale, c'est-à-dire le passage d'un soi passivement amoureux de la vie, au "Je" activement soucieux de soi et du monde qu'il déploie devant lui. Toute la philosophie occidentale (Depuis Platon à Kant) est le développement refoulé d'une "scientificité" qui commence par la découverte du Sujet pensant, fondateur et libre (Descartes). Rentrant en possession de soi comme ego, comme "Je", le soi s'affirme libre de son destin en se prenant pour le fondement de son être, illusion par laquelle aussi, revers de la médaille, il est soudain pris d'angoisse devant le champ des possibilités ainsi ouvertes devant lui. C'est en vivant auprès des étants, dans un lien religieux toujours plus serré, que le pathos du soi transcendantal cherche à s'étreindre, d'abord en fuyant le pathos de la vie comme souffrir et jouir. Au moment même où le soi accède au pouvoir de s'éprouver soi-même de telle façon qu'il souffre d'être ce qu'il est, d'être chargé de soi, de ne pouvoir se déprendre de soi, de ne pouvoir être autre, le désespoir le frappe avec toute la force du pouvoir de se sentir qu'est la vie elle-même. Notre désespoir croit désespérer des biens de ce monde alors qu'en réalité, c'est seulement du moi qu'il désespère, de ce moi dans l'impossibilité, précisément, de se séparer de soi. Le tragique de notre existence n'est jamais dans le monde, toujours dans la vie ! La modernité nous promet de nous débarrasser du poids de notre souffrance en trouvant à l'extérieur, dans le monde, notre vraie destination. Mais le silence ou l'absence de soi n'est qu'une modalité de la souffrance, sa neutralisation pour être précis, et non sa disparition ! Dans le plaisir ou dans le silence, la vie ne s'écarte jamais de son dynamisme, elle le détourne et son histoire se résume alors à tenter par tous les moyens de se préserver pour ne pas souffrir. Mais chercher à neutraliser son souffrir primitif, c'est en même temps modifier le monde (non représenté) inclus dans l'épreuve immanente de soi. Suspendre son souffrir dans le silence du pathos, c'est suspendre l'épreuve du monde. Le Cosmos vivant devient lui-même silencieux. Il ne nous parle plus. Plus le monde invisible de nos affects se fait discret et plus le monde visible de la représentation, dépouillé de tout pathos, occupe le devant de la scène.
Bref, notre "chair" nest pas capable de se suffire à elle-même et, comme mode de la substance, elle sefforce dabord de vivre comme individu empirique et libre à partir dun monde conçu par limagination et dont elle ignore quil est une image. Notre chair est une modalisation de la Vie séprouvant comme Soi transcendantal, ce Soi entrant en possession de lui-même et de ses pouvoirs (limagination par exemple) en devenant un "Je", un ego : sa seule liberté est alors de se vivre comme le réel point de départ de sa vie, dans lignorance des véritables causes, dans loubli du processus dengendrement qui ne cesse de le poser dans lêtre, dans loubli de la Natura naturans. Le lien religieux ne cesse jamais : simplement, le "Je" porte dabord la possibilité de loubli en déployant sa vie auprès des étants ! C'est pourquoi, une christologie rigoureuse sous-tend cet édifice, bien plus rigoureuse que ce que rahsaan en dit (ou plutôt ne dit pas) lors de son exposé sur les fondements du zen. Ainsi, ce n'est pas le corps de Jésus qui sauve véritablement (inutile d'exiger de voir le Corps du christ pour le toucher) mais ce à quoi il renvoie nécessairement, à savoir Christ, Fils éternel de Dieu qui se manifeste de l'intérieur en toute chose, en chaque homme et en particulier justement en Jésus. Pour comprendre cela, il faut rappeler la nature du Christ. Dieu est la substance comme Vie et Christ (ou plus exactement " l'Esprit du Christ " ) est le mode infini immédiat comme premier vivant, " idée de Dieu " ou encore " Fils éternel ". Autrement dit, les conatus s'affirment eux-mêmes dans la mesure ou Dieu est ce pouvoir de s'affirmer qui, effectivement, s'affirme lui-même dans sa totalité sous la forme de l'idée unique qu'il a nécessairement de lui-même. Sans être un objet de sa pensée, une re-présentation relevant de l'imagination, l'idée de Dieu est un mode infini puisqu'elle est co-éternel à Dieu : Dieu ne peut être sans son idée, il l'enveloppe nécessairement de toute éternité. Bref, Christ n'est pas une créature même si le Père est ontologiquement antérieur au Fils par la cause (et non par le temps). Comme mode infini, il est lui-même antérieur aux autres modes finis : l'idée de Dieu renferme toutes les autres idées, elle est comme l'enclos ou paissent les brebis. L'idée de Dieu ne crée aucune idée : elle est la totalité (par laquelle Dieu se connaît) en laquelle est comprise toutes les idées particulières. Chaque conatus est une partie du Christ, de la totalité. Non que Dieu se divise en une infinité de parties : Dieu est identiquement présent en nous et en son Fils. Simplement, même si Dieu produit tous les modes, il faut comprendre que nous ne sommes pas en Dieu mais en son Fils ! Christ est celui par qui tous les conatus s'affirment, c'est-à-dire celui par qui la Vie se donne aux vivants et par qui les vivants vont à la Vie (salut). Bref, le Christ est tout intérieur comme accès à soi-même. Nous possédons d'emblée une idée adéquate de Dieu et il est vain, comme l'on fait Descartes, Kant et même, peut-être, Husserl et Heidegger, de tenter de soumettre le fondement à la progression de la pensée, puisqu'on fait alors de la cause recherchée l'effet produit par le raisonnement. Message édité par l'Antichrist le 14-05-2006 à 07:09:58
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