Pour rebondir une fois de plus sur ce message, lui-même réponse pertinente et "amoureuse" au problème de l'image de la philosophie auprès d'un public toujours à reconquérir, il est nécessaire de rappeler le rapport de la philosophie avec la misologie.
La misologie, cest-à-dire au sens littéral la "haine de la raison", trouve son explication et sa justification essentiellement dans le mauvais usage qui est fait de la raison : elle est dabord une réaction de défense de la raison elle-même qui, pour ne pas "perdre la raison" face à ses propres limites, se réfugie dans le scepticisme, voire lobscurantisme.
Le sophiste, par exemple, nest-il pas celui qui ne croit pas la vérité possible en dehors du discours et qui destine alors la raison à la sphère politique des discours contradictoires ? Pour le sophiste, en effet, la vérité du discours est toujours relative, relative aux effets qu'il cherche à produire sur son auditoire. Le discours est le seul milieu dans lequel se construit la vérité ! Il ny a pas de vérité extra-discursive et en aucun cas la vérité ne peut consister dans le rapport entre le discours et autre chose que lui, quil manifesterait (l'Idée platonicienne). Le sophiste ne se soucie pas dune vérité concernant les choses quil vise dans son discours, car il nexiste pas pour lui une norme transcendante dans la conformité de laquelle on trouverait la vérité. Doù lusage quil fait de la raison dans le discours : le discours sophistique ne vise jamais la vérité comme adéquation du discours à lêtre, mais lart de la persuasion susceptible de déboucher sur une convention, un accord politique. Le sophiste raisonne, non pour trouver la vérité, mais pour produire un effet psychologique sur le groupe. Face à "ceux qui passent leur temps à mettre au point des discours contradictoires" (antilogiques, éristiques et sophistiques), l'enjeu est donc de "se comporter en philosophe" (cf. Phédon, 90d) en "se fermant entièrement au soupçon que, peut-être, les raisonnements n'offrent rien de sain".
De même, Kant ne signale t-il pas lincapacité de la raison théorique à servir certaines fins comme le bonheur ? N'est-il pas celui qui dut faire taire la raison pour laisser une place à la foi en reconnaissant dans la croyance en Dieu, la manifestation des inquiétudes essentielles à lesprit humain ? Certes l'inquiétude est d'abord celle du coeur : la foi dans une vie surnaturelle permet déchapper au sentiment angoissant de la déréliction, à la conscience désespérante de notre être-pour-la-mort. De Saint Augustin à Kierkegaard retentit la même question : "si lhomme navait pas de destination éternelle, que serait donc la vie, sinon le désespoir ?" Notre sensibilité se révolte contre la nécessité naturelle de la mort. La croyance au surnaturel nous apaise, mais nest-ce pas au prix dune abdication de notre responsabilité sur notre vie, au prix dun renoncement à la revendication et à lusage de notre liberté ? Albert Camus dans le Mythe de Sisyphe accuse la religion de "faire le saut" par-dessus labsurdité de la condition humaine au lieu de la regarder en face. La cruelle lucidité de la raison refuserait les consolations du coeur ? Mais justement, pour Kant, la raison elle-même est inquiète. En quête dabsolu, elle a, écrit Kant dans la Critique de la raison pure, "un penchant naturel" à sortir des limites de la connaissance. Dieu n'est pas un objet déterminable (gegenstand) mais ce que Kant appelle une "Idée de la raison". La dialectique platonicienne proposait au logos, à lintelligence de remonter, au-delà de la science, jusquà cet inconditionné que dabord lamour découvre et nous désigne, monde intelligible dont le monde sensible n'est que lombre et lécho. Lontologie et la théologie rationnelle dAristote situent au-delà de notre monde naturel soumis au changement (à la génération et à la corruption, à la croissance et au déclin, à laltération) lEtre inaltérable, immuable et éternel, le divin, sur-naturel. Le mot Métaphysique lui-même signifie étymologiquement "ce qui est au-delà de la physique", cest-à-dire au-delà de la connaissance de la nature. La Métaphysique devient théologie en ayant le projet dune connaissance rationnelle du surnaturel ! Mais le surnaturel est-il connaissable ? On peut tout au plus le penser, nous dit Kant, mais non pas le connaître, cest-à-dire vérifier quun objet corresponde à notre pensée. En ce sens, les prétentions de la métaphysique ne sont pas plus crédibles que les rêveries des visionnaires. Mais si la raison ne peut rien savoir de Dieu, elle nous demande dy croire pour donner un sens à la vie morale. Limmortalité de lâme ou lexistence de Dieu sont pour Kant des postulats nécessaires de la raison pratique. Ce que la connaissance laisse échapper, laction lexige : "Que nous est-il permis despérer ?"
Comment la raison pourrait-elle rester indifférente devant ces échecs, qui ne relèvent pas des aspirations irrationnelles du vulgus, mais trahissent, chez les philosophes eux-mêmes, soit une méconnaissance de la vocation de la raison dans ses différents domaines dapplication, soit son abandon théorique pur et simple (Pascal, Kant) ?
Pourtant, dun usage illégitime de la raison en diverses philosophies a-t-on le droit de conclure à une impuissance généralisée de la raison et de son serviteur quest le philosophe ? Un rapide retour à létymologie du mot philosophie rappelle que celle-ci est amour de la sagesse comme revendication dun droit usage du logos (raison et discours). Nest-il pas alors contradictoire de la rendre responsable de la misologie ? Pourquoi et comment la philosophie serait-elle susceptible de causer et dentretenir laversion de ce qui la fonde et quelle revendique comme sa spécificité ? Mais il y a peut-être dans lexercice même de la raison philosophique, dans le détachement nécessaire quimpose la réflexion mais aussi dans laspiration à la clarté rationnelle que promeut la pratique de la philosophie, les véritables raisons de la misologie. Au-delà du mésusage de la raison, cest peut-être la philosophie elle-même, comme entreprise entièrement rationnelle, indifférente aux autres aspects de la "vie" (Nietzsche), qui serait véritablement responsable de la misologie.
En ce sens, le nihilisme est peut-être une étape nécessaire pour retrouver une philosophie authentique ? Or, le nihiliste tout en critiquant les valeurs, reste esclave du langage et des catégories logiques dans lesquelles ces valeurs se sont sédimentées et qui continuent à vivre et à sexprimer en lui malgré lui ! C'est pourquoi, Nietzsche pourra dire que la rupture avec la croyance en Dieu est indissociable dune rupture avec la syntaxe dans laquelle sest exposée cette croyance. Dune manière générale, la mise en question de la pensée traditionnelle est inséparablement mise en question des champs lexicaux, syntaxiques et sémantiques où cette pensée sest déposée. Doù la crainte que formule Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles, "que nous ne puissions nous débarrasser de Dieu, parce que nous croyons encore à la grammaire" : les catégories logiques et les concepts se sont logé au plus profond de notre manière de parler, donc déterminent notre manière de penser. Ainsi, nous nous disons athées, mais en réalité, nous dévalorisons la nature, proclamons notre foi dans légalitarisme, dans le progrès... Nietzsche était un visionnaire !
Que trouve t-on dans le misologue nihiliste contemporain sinon l'égoïsme déclinant de l'individu narcissique à l'horizon étriqué ? La conception nietzschéenne de l'individu est radicalement différente : dans l'individu nietzschéen se confond le mouvement de la vie prise dans sa totalité (ce que le savoir scientifique confirme en se réappropriant les projections religieuses archaïques, en dé-divinisant la nature, c'est-à-dire en dépassant la conscience naïve qui nous éloignait de la nature par ses fantasmagories idéalistes, ce qui contribue effectivement à replonger l'individu dans l'univers, à re-naturaliser l'homme, mais qu'il nous fait perdre en même temps en engendrant une sorte "d'homme théorique" asymptotique, un être contemplant froidement un univers-spectacle) et la conscience du passé culturel qu'il rassemble et prolonge. Cet individualisme sain n'a rien à voir avec l'atomisme moderne qui n'en est que la monstrueuse caricature ! Le nihiliste n'est qu'un atome social narcissique qui déchaîne ses désirs et sa frustration dune absence de sens dans un monde sans passé et sans avenir : il refuse le temps, la loi de lévolution et éternise son présent au lieu de le ré-inscrire dans la totalité du temps de la vie. Le nihiliste est un membre de la civilisation (Zivilisation), l'expression tardive et mortifiante d'une aventure culturelle sur le déclin, c'est-à-dire donnant une sur-puissance aux forces uniformisantes. Comment confondre cet atome grégaire de la civilisation occidentale avec l'individu fragile et improbable dans sa solitude et sa nouveauté, le philosophe, l'esprit libre ayant atteint une "innocence" ou une non-conscience heureuse, "bonne conscience" (et non plus "conscience malheureuse" à la Hegel) ?
Au nihilisme, il faut donc opposer le cynisme, c'est-à-dire une façon d'interroger les pseudo-évidences, ces " vérités " de la raison auxquelles nous sommes affectivement attachées parce que le langage commun nous en impose la lecture ("bien", "mal", "vrai", "faux"...) mais qui cachent leur nature instinctive et leur origine fondamentalement pulsionnelle. A force de nier le corps et ce qu'il révèle dans le clair-obscur des affects, nous avons fini par refouler la seule vérité qui mérite quelque considération : notre vision du monde et de la vie nest quune vision seconde et déformée, lexpression jamais questionnée de valeurs pérennes figées dans des réflexes de lectures par limpérialisme dune conscience qui, tout à la fois, veut cacher sa nature affective et désirante, et lexploite en entretenant le besoin dune vérité morale normalisée et univoque. Le cynisme est une façon de refuser cet "humain trop humain", cet humanitairement bêlant, notre mauvaise foi à comprendre notre propre lecture morale des instincts, ce déni de la conscience par lequel linstinct du troupeau trouve à se satisfaire dans la tradition morale dune "vérité" directement accessible dans les "faits". Le nihiliste est esclave de sa non-pensée qui n'est elle-même quune interprétation qui signore comme telle et bien souvent condition de la survie dun groupe culturel dans la mort symbolique de toute autre forme de culture.
Faut-il à tout prix sauvegarder la philosophie en la détachant de toute responsabilité dans la misologie ? Noublie t-on pas lessentiel lorsquon ne voit dans la misologie que leffet désastreux et accidentel dune perversion de la raison, cest-à-dire des erreurs et des préjugés ? Mais si la philosophie est directement responsable, cest-à-dire cause de la misologie, na-t-elle pas aussi, de fait, la responsabilité de lutter contre elle par une auto-critique salvatrice ? La raison ne doit-elle pas se dépasser elle-même dans son exercice philosophique en reconnaissant son "autre", son complément dans ce qui semble sopposer à elle, la sensibilité, le corps, bref "lirrationnel" (Pascal, Nietzsche) ? C'est la finalité même de la philosophie contemporaine...
Message édité par l'Antichrist le 23-04-2006 à 12:03:18