l'Antichrist | alterthon a écrit :
Citation :
Karl Popper croit aux faits avec une confiance totale. Mais toute perception, toute observation, est liée à une intention. Il ny a pas de faits en soi, mais des faits observés et sélectionnés.
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Dire que "Popper croit aux faits avec une confiance totale", c'est vraiment pousser son "réalisme" beaucoup plus loin que la façon dont il le concevait. Bien au contraire, Popper a combattu la naïve croyance aux faits qu'il a appelé "la théorie de la connaissance selon le sens commun" ou la théorie de l'esprit-seau: je le cite, ce sera plus fiable et plus simple: Citation :
La théorie du sens commun est simple. Si vous ou moi désirons connaître le monde, nous n'avons qu'à ouvrir grand nos yeux pour regarder autour de nous. Et nous n'avons qu'à tendre l'oreille pour écouter les bruits. Nos divers sens sont ainsi les sources de notre connaissance. J'ai souvent appelé cette théorie: la théorie de l'esprit-seau. Notre esprit est un seau; à l'origine il est vide, ou à peu près; et des matériaux entrent dans ce seau par l'intermédiaire de nos sens; ils s'accumulent et sont digérés. (...) Ma thèse est que la théorie du seau est foncièrement naïve et complètement erronée dans toutes ses versions... Presque tout est faux dans la théorie du sens commun. Mais l'erreur centrale, c'est peut-être le présupposé selon lequel nous nous serions engagés dans ce que Dewey appelait "la quête de la certitude". C'est ce qui conduit à isoler les données, ou éléments, ou "sense data", ou impressions des sens, ou expériences immédiates, pour en faire le fondement assuré de toute connaissance. Mais ces données ou éléments sont bien loin de jouer ce rôle: ils n'existent même pas du tout. Ce sont les inventions des philosophes optimistes...
Quels sont les faits? Enfants nous apprenons à décoder les messages chaotiques auquels notre monde nous confronte. Nous apprenons à les filtrer, à ignorer la plupart d'entre eux, et à distinguer ceux qui ont pour nous une importance biologique, soit dans l'immédiat, soit dans un futur auquel nous sommes en train de nous préparer par un processus de maturation.
Apprendre à décoder les messages qui nous parviennent est extrêmement compliqué. Cet apprentissage repose sur des dispositions innées. Nous avons, c'est mon hypothèse, une disposition innée à rapporter ces messages à un système cohérent et partiellement régulier ou ordonné: à la "réalité".
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En somme, Ce pauvre Popper que tu as si indûment malmené dit exactement la même chose que toi: qu'il n'y a pas de faits en soi, mais des signaux filtrés et soigneusement choisis par des dispositions innées qui nous imposent de constituer une image du monde conforme à nos intérêts: notre "réalité".
Du reste, Popper a répondu à la 3ème objection en disant que "nous ne procédons jamais globalement à la mise à l'épreuve de nos théories, mais toujours de manière fragmentaire, pièce par pièce, ce qui suppose chaque fois un grand nombre de connaissances traditionnelles inévitablement tenues pour acquises. Mais aucune de ces connaissances acceptées de manière non critique ne doit être mise définitivement à l'abri de la critique." Autrement dit, la théorie de la lumière invoquée pour pouvoir observer la bille qui tombe fait ici partie de ces "connaissances traditionnelles tenues pour acquises".
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Bon, je navais pas lintention de rentrer dans le détail de largumentation mais puisque vous my forcé, allons y : le problème du "fait" ne se réduit pas, comme vous le pensez, à celui de la "croyance naïve" (que je ne conteste pas par ailleurs, simplement je vous réponds que ça nest pas du tout le problème et même il faudrait sans doute discuter cette prétendue "croyance naïve"
). Le fond du problème concerne la différence fait / norme. Dire que Popper "croit" aux faits, cest dire que, sil y a pour lui une décision morale à la base de la connaissance dans son ensemble et donc aussi de la connaissance scientifique (cf. La société ouverte et ses ennemis), sil y a un aspect normatif dans beaucoup de ce que nous appelons "fait", alors même quil ny a pas de "faits normatifs", il nempêche quil croit aussi à une sorte de super-norme, comme il y a en physique des super-lois : la distinction claire fait / norme dans la connaissance humaine. Ce nest pas parce que la justification des croyances factuelles est affaire normative que cela fait des énoncés factuels des jugements normatifs. Il y a une différence, car notre idéal - notre schème conceptuel, si vous préférez, notre langage Galileo-normatif - de lexplication et de la justification requiert une différenciation nette fait / norme, même si elle est difficile à tracer et quil y a des cas limites.
Si la distinction est importante, cest donc en tant que super-norme ou méta-norme. Mais, dans le domaine épistémologique, on sait combien la confusion entre pouvoir théorique et pratique joue un rôle important dans la structuration du savoir. Toute la théorie de Kuhn sur lévolution de la science est justement fondée sur lidée que le savoir pratique a partie liée au savoir théorique. Lidée dautorité théorique, dont Kuhn a bien montré le rôle dans le cadre de la science normale et des révolutions scientifiques, mêle le cognitif et le normatif. Elle joue précisément sur le caractère parfois problématique de la distinction. Plus généralement, il est évident que dans les faits il peut aisément y avoir confusion du normatif et du théorique. Chose que Popper ne développe pas ou pas assez
Cest pourquoi, bien que je devine plus ou moins où vous voulez en venir, il est faux de dire "qu'il n'y a pas de faits en soi, mais des signaux filtrés et soigneusement choisis par des dispositions innées" (et ça nest pas ce que pense Popper), car si les jugements normatifs représentent quelque chose (pour dire quun énoncé est normatif, il faut le mettre en relation avec des faits, même sil nest pas inféré des faits cf. Kant), cette représentation "naturelle" (ce que vous appelez "innée" ) propre aux énoncés normatifs est-elle pour autant la représentation de faits ? Et de faits substantifs ? Relie-t-elle le jugement aux faits ? Or, il ny a pas de faits normatifs spécifiques, et donc il ny a pas de représentation naturelle propre à un jugement normatif. Cest le problème des questions normatives : savoir quels faits pourraient les résoudre, cest déjà une question normative. Une question normative ne peut décider quels faits la résoudraient, car y arriver serait, en partie, décider quelles normes nous acceptons.
Donc, à la rigueur, je suis daccord lorsque vous parlez de "signaux
qui nous imposent de constituer une image du monde conforme à nos intérêts : notre réalité", puisque la rationalité des jugements normatifs nest pas fondée sur des faits normatifs, mais sur laccord collectif. Ce critère - cela fait sens - est déterminable linguistiquement et communautairement, sans pour autant être fondé sur lintersubjectivité. Cest laccord qui détermine la norme et lobjectivité du jugement, même si cet accord est le résultat dune histoire et dune évolution qui peuvent être vues comme naturelles (cest peut-être dailleurs ce que entendiez, improprement, par "innée"...). On a là une forme de naturalisme qui nexclut en rien une distinction forte entre fait et norme (justement parce que, comme le dirait Wittgenstein, notre histoire naturelle nous a conduits à de telles distinctions, qui sont en quelque sorte sédimentée dans notre langage et nos pratiques).
Mais vous devez bien comprendre que le naturalisme anthropologique est hybride et donc problématique. Les normes sont le produit dune évolution, mais cette évolution leur a précisément donné un statut particulier. Les normes sont révisables, mais pas de la même façon que les faits, tout en étant elles aussi exprimées dans le langage - elles sont, si vous voulez, "dans le même bateau". Or, si nos énoncés normatifs et descriptifs, quoique distincts, sont dans un même bateau, on peut adopter une perspective holiste sur lensemble de nos jugements : si lon ne peut complètement naturaliser les normes, cest-à-dire leur donner un fondement directement factuel, cest quon peut en fait trouver un fondement normatif à nos énoncés sur la nature, sans pour autant effacer la distinction. Ainsi, pour une hypothèse scientifique donnée, même sil y a sous-détermination, il y a un domaine de faits pertinents. Nous ne pouvons expliquer les croyances des physiciens atomistes sans citer des faits atomiques quelles représentent, même si la représentation se fait de manière problématique. Ce nest pas le cas des jugements normatifs. Cela pose le problème général de la révision des croyances. Le holisme doit inclure les croyances pratiques et théoriques, lesquelles rencontreraient lexpérience de la même façon - enfin, en fonction de leur éloignement de lexpérience, cest-à-dire de la place stratégique quelles auraient dans le système. On peut rejeter une expérience pour conserver une norme, ou éventuellement on peut, pour une simplification radicale du système, rejeter une norme ou la réviser. Cela ne fait pas des énoncés normatifs des énoncés comme les autres, puisque justement cest leur centralité qui permettrait de réviser le plus efficacement le système. Et la maxime (pragmatique ?) qui enjoindrait de faire telle ou telle modification (dans les normes ou les théories) serait, elle, dordre normatif. Ce qui, comme déjà dit, suggère quil y a une prémisse normative dans la connaissance. Même sil ny a pas de faits normatifs, il y a un aspect normatif dans beaucoup de ce que nous appelons "faits". Tout cela est très loin d'être clair chez Popper ! Pour vous en convaincre, je vous invite à lire La connaissance objective (Complexe, 1985). Message édité par l'Antichrist le 21-01-2006 à 10:38:39
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