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Je viens de recevoir Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes de Rousseau. Sachant que j'ai aucune connaissance en philosophie politique, qu'est-ce que je dois savoir d'important avant de commencer à lire ce discours ?
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Si tu veux comprendre la pensée politique de Rousseau, il faut effectivement te familiariser avec sa vision du contrat social exposée dans la seconde partie du Discours sur lorigine et les fondements de linégalité parmi les hommes (ou Second Discours) à partir de sa méditation sur létat de nature située dans la première partie. Il est alors intéressant de poser la question du lien existant entre ce contrat et celui du Contrat Social.
Tout dabord, il faut bien voir quil y a en Rousseau deux hommes qui parlent tour à tour quon pourrait nommer, lun le moraliste, lautre le savant.
Le moraliste est au fond un homme de passion qui semporte et qui grince et ricane pour la bonne cause, qui sindigne, qui fustige parce que le spectacle du vice et de la sottise le met hors de lui et quil ne voit pas dautre raison au malheur ou au mal quune sorte dacceptation, de consentement de la part de ses semblables. Doù ses emportements, ses diatribes, ses éclats de voix destinés à réveiller, à secouer, à faire réagir un interlocuteur quil pose comme responsable et cause de ses propres maux et faiblesses.
Le savant est un homme de raison qui, avec Spinoza, récuse "ceux qui préfèrent haïr ou railler les sentiments et les actions des hommes plutôt que de les comprendre" (cf. Ethique, III, préface). Le savant ne dénonce pas, ne blâme pas mais explique par les causes. Rousseau retrace alors un processus dont il ne dépend pas de lhomme quil le veuille ou quil ne le veuille pas et quil lui agrée ou non.
Rousseau tient au sujet de lévolution humaine des propos positifs. Si la perfectibilité est une faculté naturelle et spécifique, cest que Dieu a voulu que lhomme fût sociable et quil ne restât par conséquent pas dans létat de pure nature. Cest donc que lhomme était appelé à devenir autre chose de plus élevé, de meilleur, de plus haut quun animal innocent et bête. La perfectibilité est justifiée au vu de choses comme la pensée et les lumières, comme les "deux sentiments connus des hommes, lamour conjugal et lamour paternel" (cf. Discours sur l'inégalité, II, 13), la plus douce des passions (cf. lamour, II, 16), comme aussi la moralité qui donne lieu à un morceau enthousiaste dans le Contrat social (cf. I, 8).
Un tel passage contraste sans doute de la façon la plus criante avec la tonalité densemble du Discours sur l'inégalité et peut sembler une sorte de revirement choquant. Mais cest oublier la réserve (cf. "si les abus... dont il est sorti." ) et cest oublier que le Discours sur l'inégalité est consacré tout entier à la considération de cet abus, de cette dégradation qui a nom bestialité et non animalité : quand lhomme se dégrade il ne rétrograde pas à lanimal mais va en quelque sorte "en deçà" de lui. Que par ailleurs Rousseau ait lui-même évolué et ait été plus sensible à laspect négatif avant de lêtre à laspect positif ou que le Discours sur linégalité coïncide avec une exaspération du malaise, est fort possible mais de toutes façons la perfectibilité apparaît finalement comme borne de son principe et dans ses effets spirituels, comme justifiée dans ce quelle peut permettre de plus haut.
Si la perfectibilité doit servir et ne peut pas ne pas entrer en action, si elle est faite pour cela, nest-ce pas que lhomme est destiné à tout autre chose quau bonheur dune Arcadie (comme le pensait déjà Kant), et même, au contraire de ce bonheur, à la peine, à toutes les peines liées à cet immense travail quest le développement de cette faculté ? Car cest au risque de lerreur, de la douleur, de lextravagance, de la méchanceté que se confrontent nécessairement les facultés proprement humaines qui entendent sélever au savoir et à la vérité, à la vertu et au droit : la vérité nest atteinte que contre lerreur, la vertu contre le vice, le droit contre la violence, le sens contre labsurde, la positivité contre lillusion, etc... et ce nest que par le risque permanent de ceux-ci quon peut établir ceux-là. Lanimal reste en deçà deux, son "innocence" nétant que lincapacité où il est de pouvoir sélever à la plus légère idée de lun et de lautre (ce qui conduit Hegel à juger que même dans ses actes les plus déplorables, lhomme lemporte encore sur la nature parce quil témoigne ainsi de lesprit là où la nature en reste à laveugle détermination matérielle).
On peut donc dire que la cause des maux humains réside bien dans le don de la perfectibilité que la nature fît à lhomme. Dotation qui ne pouvait pas demeurer inerte et latente. Mais cette dotation voulue par Dieu est dabord principe de perfectionnement et d"ennoblissement", principe dhumanisation. Ce qui signifie que lhomme "perfectionné" ne peut plus sabandonner à une spontanéité naturelle (qui sest dérobée) et quil doit affronter des choix, des options, des oppositions, inconnus de lhomme naturel. Et cest en cela quil est ou plutôt quil est devenu responsable de ses maux puisquaussi il lui est donné, de par son humanisation, de pouvoir choisir entre la voie des lumières et celle de lerreur, la voie de la vertu et celle du vice, la voie du droit et celle de la force... Lhomme est responsable de ses maux et non la nature en ce que la faculté que celle-ci lui donna peut le conduire au meilleur...au risque du pire sans doute mais tel est le prix à payer.
Ceci signifie aussi que rousseau ignore toute ruse de la raison (à la manière dun Hegel), cest-à-dire toute justification du mal par la nécessité immanente à un devenir orienté vers une fin qui légitime ses moyens et le négatif inhérent à ces moyens. A tout moment, un "halte-là" est possible par celui qui a lesprit clair et cest au fond par acquiescement à une force des choses qui en vérité désigne notre propre inclination que nous y cédons. A tout moment, la voix de la nature (ou dune raison non pervertie ou dépravée) peut se faire entendre et il appartient à chacun de prendre ses responsabilités et de se détourner dun mal qui nest pas médiation nécessaire pour lavènement du bien. Doù le ton ardent du moraliste, lequel suppose la liberté, le libre arbitre et la liberté qui en découle.
Cest donc à une prise de conscience de notre responsabilité dans lexistence du mal que rousseau nous convie de la sorte. Le mal ne peut venir que de nous et nous seul en avons la charge (et la décharge) possible. Reste quon sent Rousseau toujours partagé entre un projet dassumer cette condition perfectionnée de lhomme, le présent et ce qui en lui peut permettre dorienter mieux lavenir dune part et dautre part cet invincible regret, cette insurmontable aspiration pour un état d "antan", pour un retour, lheureuse unité ou solitude primitive.
Alors, salut politique ou salut moral chez Rousseau ? Il ne faut pas oublier la contemporanéité du Contrat social avec lEmile : à savoir lalternative (et la contradiction dont elle témoigne) qui soffre à lhomme dà présent et qui ne peut aboutir quà une demi-satisfaction, lalternative entre le citoyen et la satisfaction civique et lhomme et la satisfaction intérieure. A lire et relire les textes, nous sommes loin de pouvoir trancher ! D'où l'étude qui va suivre (niveau bac...) consacrée à cette question.
La pensée de rousseau se déploie selon une logique de la rupture et de la discontinuité ; celle-ci anime un schéma trinitaire par quoi rousseau reconduit dans une philosophie laïque lesprit religieux du christianisme et celle-ci fait du rousseauisme une philosophie de la chute et du salut, du mal et de la conversion. Cette logique implique une très forte opposition entre les différents moments de cet itinéraire humain et cela conduit Rousseau à établir un fossé entre état de nature et état civilisé, fossé dépouillant lhomme de toutes ses prérogatives les plus traditionnelles, le ramenant à une primitivité extrême contrairement à tout ce que ses prédécesseurs avaient admis (y compris Hobbes dont lhomme naturel parle et raisonne). Cest dans ce dépouillement extrême que Rousseau confère à lhomme une félicité et une innocence qui peuvent ériger cet état en valeur positive : indépendance, non-agressivité, répugnance à voir souffrir, simplicité constituent cette excellence originelle (qui nimplique cependant nulle cause, nul mérite).
Pourtant, Rousseau ne veut pas revenir à létat de nature. En témoigne notamment, par exemple, la note "i" du Discours sur linégalité qui expose pourtant la misère de lhumanité civilisée et les raisons quelle peut avoir de regretter ses libres et heureuses origines.
Ce refus indigné de prendre à son compte une telle chimère repose non seulement sur lidée déjà indiquée dune impossibilité à régresser et dun remède pire que le mal mais encore sur une autre idée selon laquelle létat de nature "na peut-être point existé" selon le mot de la préface. Voilà pourquoi il faut écarter les faits et recourir à des "raisonnements hypothétiques et conditionnels plus propres à éclaircir la nature des choses quà en montrer la véritable origine" et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde (cf. Second Discours, Préface, 4). "Nature des choses" plus qu"origine historique" : en somme essentiel plutôt que circonstanciel, rationnel plutôt quempirique. Létat de nature rousseauiste est présenté moins comme un fait constatable, situé dans le temps que comme une hypothèse nécessaire à quoi la pensée doit recourir pour comprendre le fonctionnement des choses à la façon dont Descartes ("nos physiciens " ) parlait de fiction du monde pour exposer les principes mécanistes de la nature.
Ces remarques de Rousseau méritent examen, dabord parce que le statut de létat de nature chez lui mais aussi chez dautres fait question et ensuite et surtout peut-être parce quil faut sinterroger sur ce concept même détat de nature. Car, quil désigne une réalité ou une conjecture, cest un fait quil est omniprésent dans la réflexion politique, juridique et sociale de lépoque (en fait depuis Hobbes) et quil convient de sinterroger sur ses raisons dêtre, ses justifications, son rôle dans ladite réflexion (et ceci est renforcé par cette constatation quil disparaît dans la philosophie du siècle suivant : non seulement comme fait il est récusé mais comme hypothèse il paraît cesser dêtre indispensable).
Le concept détat de nature est une des marques majeures de la philosophie politique moderne des XVIIe et XVIIIe siècles, lautre étant celui de pacte social qui lui est connexe. Cette philosophie affirme que les sociétés politiques organisées sont toujours fondées sur des conventions qui leur donnent naissance : à lorigine et au principe de toute société organisées, il y a un engagement qui lie et unit les contractants et qui décide cest capital des modalités de lautorité qui régira ladite société (cest-à-dire du type de relation quentretiendront gouvernants et gouvernés).
La convention qui inaugure la société politisée met évidemment fin à un état antérieur et cest lui quon nomme "état de nature". Le concept détat de nature na de sens quà lintérieur dune conception contractualiste, conventionnaliste du social et du politique puisquavant létat de bien institué par un art (juridique), il y a "fait" (factum), cest-à-dire un état naturel, spontané, immédiat. Mais attention ! Nature, naturel ne veulent nullement dire asocial et cest pourquoi on a dit que le pacte et la convention établissaient des sociétés "organisées" (et politiques). Le pacte ne signifie nullement "formation dune société à partir dindividus a-sociaux ou insociables" mais seulement formation dun corps social, dune société civile, cest-à-dire instituée selon des règles (contractées) et régie par des lois issuent dune autorité établie selon ces règles contractées. En fait, le pacte social nest pas tant la société comme telle que lorganisation politique de la société, cest-à-dire tout simplement lexistence dun pouvoir politique. De sorte que létat de nature définit toujours un état dépourvu de pouvoir politique.
Les philosophies politiques qui usent des concepts d"état de nature" et de "pacte social" (philosophies juridiques : Grotius, Pufendorf, Burlamaqui, Barbeyrac ; philosophies politiques : Hobbes, Spinoza, Locke, Rousseau) sont avant tout des philosophies de lorigine et du fondement du pouvoir politique, de lautorité publique. Cest comme telles quelles se sont imposées au long du XVIIe siècle, pour triompher au XVIIIe siècle, et ceci contre dautres philosophies également relatives au même système (cf. Robert Derathé Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps). Et il convient de souligner que le succès de cette philosophie conventionnaliste du pouvoir politique est dabord venu de ce quelles assuraient aux monarques et à labsolutisme des justifications qui leur parurent meilleures que toute autre (en particulier parce quelles évacuaient toute interférence religieuse).
Or si létablissement du pouvoir politique dépend dune convention, on peut supposer que ses modalités dexercice, sa nature, sa portée et ses limites etc... relèvent de ce qui est alors conclu. Et en effet, le pacte social est bien lacte définitoire, fondateur et légitimateur de lautorité publique. Mais dautre part, cet acte, qui met fin à la vie non politique (mais pas nécessairement non-sociale redisons-le) de létat de nature, ne le fait vraisemblablement quen fonction de ce qui se passe dans cet état. Cest par rapport à la situation qui est celle des hommes dans létat anté-politique qua sens lacte qui vient clore cet état et pour les modalités du régime politique. Et lon peut alors en conclure que la façon dont on conçoit que doivent être les modalités de lorganisation politique est fonction de la façon dont les choses se passaient dans létat dénué dorganisation politique et lon peut alors juger du caractère, si lon peut dire, hautement stratégique de ce concept détat de nature : en schématisant, on peut dire : tel est létat de nature, tel sera le pacte social et de là lEtat.
On voit aussitôt lenjeu formidable dissimulé derrière le concept détat de nature : car il commande les justifications, les raisons données à tel modèle politique plutôt quà tel autre. Ou, pour inverser le schéma indiqué précédemment, on peut dire : tel on veut lEtat (et par conséquent le pacte social avec ses principes), tel on fera létat de nature.
Il est alors aisé de comprendre la diversité des façons dont fut conçu le fameux état de nature et plus particulièrement létonnante opposition qui surgit entre philosophes à son sujet puisque pour les uns, létat de nature est un état de socialité et même de sociabilité spontanée, tandis que pour les autres il est un état dinsociabilité et de conflit permanent : chacune de ces deux conceptions commande, en vertu de sa teneur particulière, une certaine idée du pacte social et donc de létat de ses prérogatives, de son fonctionnement, etc... (conforme aux yeux du philosophe).
Cest ce que rousseau a très bien compris, ce qui revient à dire que Rousseau a saisi et dénoncé ce quavant la lettre on peut appeler lidéologie ou le caractère idéologique des conceptions de létat de nature faite par ses devanciers. Soulignant dans le Discours sur l'inégalité (préface, 6) le désaccord surprenant et scandaleux qui règne sur cette importante question, il distribue régulièrement lépithète de "sophiste" à tel ou tel pour signifier quil y a raisonnement captieux destiné à justifier sous une apparence de raison un résultat en droit inacceptable mais tout à fait désirable pour lintéressé. Parlant des façons argumentatives de Grotius (cf. Du contrat social, I, 2) il dit quon "pourrait employer une méthode plus conséquente [plus cohérente] mais non plus favorable aux tyrans". Grotius est un "sophiste payé" : un penseur à gages !
De là le projet rousseauiste de rétablir la vérité (scientifique) contre lerreur (nullement involontaire) de manipulateurs intéressés, alors que les théoriciens précédents ont fabriqué leur état de nature "sur mesure" en partant, non de lhomme originel, mais de lhomme civil et dun homme civil tel quils voulaient le voir (cest-à-dire lui-même fait sur mesure, en fonction du type dinstitutions politiques et sociales quils souhaitaient justifiés). Rousseau se flatte de restituer la vraie figure primitive de lhomme tel quil sortit des mains de son Créateur (cest-à-dire tel que le voulait Dieu et par conséquent tel que lhomme doit le respecter sil veut respecter et il le doit la volonté de son Créateur).
On peut se demander ce que vaut en vérité ce projet datteindre le seul véritable état de nature (non trafiqué, non manipulé). Peut-on dire que rousseau fait oeuvre "scientifique" là où ses prédécesseurs firent oeuvre "idéologique" ? On a déjà le double visage de lanthropologie rousseauiste et cet entrelacement entre le scientifique et le moraliste, lobjectif et le projectif, le factitif et le normatif, le gnoséologique et laxiologique apparaît bien en cette matière de létat de nature. Il est certain en effet que la reconstitution par Rousseau dun état de nature qui ne soit pas une grossière transposition aux premiers âges dune situation enfantine très actuelle et à quoi on a seulement ôté lélément institutionnel, peut être créditée dune valeur heuristique réelle. Et peu importe ici que le détail de la description rousseauiste soit périmée, cest le principe "génétique" et "évolutionniste" qui importe et qui est positif. On peut dailleurs sétonner de la sûreté dune reconstitution que confirment tel ou tel état de la recherche ethnologique ou préhistorienne. Avoir bien vu, par exemple, que contrairement aux visions style guerre du feu ou même style Protagoras (mythe de Prométhée / Epiméthée), lhomme naturel (laustralopithèque ? Lhomo habilis ? Lhomo erectus, bref lhomme davant le feu par exemple 500, 600, 700 000 ans avant Jésus-Christ) nétait pas du tout un malheureux démuni affrontant lépouvante dune nature hostile et ténébreuse, mais un être parfaitement accordé à son milieu ; avoir si remarquablement ressaisi lessence de ce quon appelle à présent la révolution néolithique méritent admiration. Rousseau a vraiment introduit la vertigineuse distance des millénaires et parvient à juste titre à se gausser de ses prédécesseurs, lui qui nétait "point obligé de faire de lhomme un philosophe avant que den faire un homme" (cf. Discours sur l'inégalité, préface, 10) et qui pouvait uniquement souligner que toutes les définitions données par ces "savants hommes..."(cf. Discours sur l'inégalité, préface, 6).
Cela étant, il faut reconnaître que son état de nature joue le même rôle que chez tous ses prédécesseurs, et que la détermination de sa teneur est affecté dun coefficient fortement axiologisé aux fins de justifier des conclusions normatives au sujet de létat souhaité (et corrélativement de lEtat refusé), pour mieux légitimer ce qui doit (et ne doit pas être). En somme létat de nature joue chez rousseau, comme chez tous les autres, un rôle de "canon", de règle (positive le plus souvent, ou négative chez Hobbes), afin de juger du présent et de disposer dune norme, dune règle, pour apprécier ce qui est en regard de ce qui (ne) doit (pas) être et pour exiger ce qui doit être. Létat de nature fournit la norme de lexigible, il nest pas un concept descriptif mais normatif. Il ne décrit pas une réalité mais un idéal (ou un contre-idéal). Il nest pas réaliste mais "idéaliste", pas historique mais moral. Ce que Rousseau avoue en disant que même si létat de nature na jamais existé : "il est pourtant nécessaire d[en] avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent" (cf. Discours sur l'inégalité, préface 4), déclaration à quoi pourraient souscrire tous ses prédécesseurs.
Et que pour lui létat de nature soit affecté dune valeur référentielle qui lélève au rang de canon, est assez attesté par les références à son statut divin. Létat de nature est par essence la perfection ou même lidéal dont on ne sécarte que par malheur et qui doit guider tous nos efforts pour vivre ou revivre mieux. A cet égard (et mutatis mutandis) létat de nature rousseauiste ne se différencie guère de létat de nature lockien, par exemple, où lon voit les hommes vivre directement sous la houlette de la loi naturelle, conçue par dieu. Lhomme naturel rousseauiste nest pas sociable, il na pas de raison développé, il vit instinctivement mais Rousseau fait bien "du concours et de la combinaison" (préface 9) des deux principes instinctifs et primitifs donc bons qui sont dans lâme humaine, la racine des règles du droit naturel. Ils sont donc léquivalent en termes sensibles de la loi naturelle des juristes et des philosophes antérieurs.
La question, classique, sur lexistence historique ou non de létat de nature perd ainsi beaucoup de sa portée. Le fait que létat de nature vaille avant tout comme canon et règle pour juger de ce qui convient aux hommes en matière dinstitutions peut saccommoder dune forme dexistence non empiriquement, non historiquement attestée. On mesure cependant bien le caractère équivoque de cette notion à la fois raison justificatrice et principe régulateur pour un certain choix institutionnel quand on voit que cet état naturel a été tantôt admis comme un fait, tantôt posé comme une simple possibilité.
Il semble que dans lensemble des tenants de lécole dite du droit naturel un philosophe comme Locke ait considéré que létat de nature a bien existé à lorigine et quil fut une sorte dâge dor. En revanche, Hobbes envisage sans difficulté le caractère purement hypothétique dune telle existence historique car la force de sa position tient en ceci que létat de nature (tel quil le dépeint) na nullement besoin dêtre situé en un lointain passé (disparu depuis si longtemps quil est facile den contester lexistence) puisquil existe dès que deux hommes sont ensemble. Létat de nature nest pas derrière nous mais "sous" nous en ce sens que le plus léger fléchissement des contraintes sociales suffit à ramener au jour une agressivité, une compétition violente, des débordements conflictuels, que rien ne peut supprimer. Sous la mince pellicule de lhomme policé, des habitus sociaux modérés, gronde toujours lorage des passions et des désirs. Le char de lEtat est le couvercle dun volcan que le moindre incident fait sauter ; le vernis de la civilisation masque à grand frais la sauvagerie de la brute. A tous ceux qui lui reprochaient laffreux tableau quil faisait de létat de nature, Hobbes demandait sarcastiquement ce quils faisaient la nuit, durant leurs voyages, etc... sinon se barricader, sarmer, se méfier, se garantir... de leurs semblables si sociables et si bienveillants ! Sans compter que cest létat de nature qui règne entre ces super-individus que sont les Etats.
Lexistence de létat de nature est donc moins historique que "trans-historique". Elle est latente, immanente aux conduites humaines. Létat de nature est un fait que chacun peut constater (pourvu quil ne se raconte pas dhistoires) car il resurgit perpétuellement puisque ses causes (le désir, la crainte, la gloire) sont indéracinables. Comment du reste expliquer que, dans lhypothèse des théoriciens du droit naturel qui prétendent que létat de nature fait un état de sociabilité et de bienveillance, les hommes aient renoncé à cet état ? Sils ont été conduits à contracter afin détablir une autorité et des lois contraignantes, cest forcément parce que la sociabilité naturelle nallait pas sans accrocs. Toute la force de la position hobbesienne est là, et comme le note Derathé, on finissait toujours bon gré mal gré par devoir passer sous les fourches caudines du terrible anglais, dès lors quon évoquait le pacte social et la fin de létat de nature.
Laporie majeure des penseurs classiques du droit naturel est là : dépeignant un état de nature globalement très positif, comment expliquer la nécessité où les hommes furent den sortir ? La conception hobbesienne de la nature na évidemment pas cette redoutable difficulté et force est dadmettre quà cet égard elle paraît beaucoup plus solide en son réalisme impitoyable que celle des Pufendorf et des Locke. Le caractère "idéologique" de ce dernier semble difficilement niable au regard de la lucidité de son illustre compatriote. Locke dépeint en effet létat de nature comme un état de sociabilité tranquille dans lequel, sous légide de la loi naturelle, les hommes exercent paisiblement des droits naturels (inaliénables) dont Dieu les a pourvus, et en particulier le droit de propriété. Cest la positivité de cet état qui fait règle pour létablissement dune autorité que Locke veut tempérée, respectueuse des droits naturels absolument imprescriptibles et destinée exclusivement à empêcher toute action susceptible dattenter à ces droits : cest le futur "Etat-gendarme" du libéralisme qui protège et favorise la "société civile" et perd toute légitimité dès lors quil accroît son caractère autoritaire. Locke est le théoricien de la "glorieuse révolution" de 1688 qui chassa les Stuart et en laquelle sorigine la monarchie parlementaire à langlaise quadmirent tant Montesquieu et Voltaire. Mais Locke ninsiste guère sur les raisons de passer de létat de nature à létat civil, il souligne constamment la continuité entre les deux états et la nécessité pour létat civil de demeurer au plus près de létat de nature ("Laissez faire, laissez passer " ).
Or, cette difficulté dexpliquer pourquoi les hommes, qui vivent si bien à létat de nature, éprouvent le besoin dintroduire lart politique (fut ce de manière modeste), difficulté inexistante chez Hobbes, se retrouve dans le rousseauisme quoique dune autre façon ; et cette difficulté interfère précisément avec la question de la réalité ou de lhypothéticité de létat de nature dans cette conception.
Il ne faut pas oublier en effet que létat de nature se divise en deux et recouvre deux situations à ne surtout pas confondre. Il y a en effet à lorigine vraiment première ou supposé létat de pure nature. Exposé dans la première partie du Discours sur linégalité, il concerne lanimal humain solitaire et réduit à des fonctions purement animales. Ensuite il y a létat de "sauvagerie" qui est déjà un état de société (naturelle) et dans lequel les hommes ne sont plus seulement des bipèdes mais des êtres parlant, pensant, fabricant, désirant... Or, cet état de nature second est parfaitement attesté et Rousseau ne se fait pas faute de renvoyer dans ses notes aux récits de voyageurs qui ont découvert depuis deux siècles ces êtres exotiques. Or, il ressort des propos de Rousseau que ce second état de nature est supérieur au premier. Il convient en effet de ne pas perdre de vue que létat de pure nature concerne un être qui na dhumain que les apparences physiques et qui pour le reste nest quun animal stupide et borné tout libre (indépendant) et heureux (satisfait) quil soit. Rien de réel ne différencie alors lhomme de la bête brute et lon peut tout de même hésiter à considérer un tel état comme lidéal supérieur, le paradis de perfection dont pour notre malheur nous sommes déchus.
Mais justement, il faut penser larticulation entre ces deux états de nature : le second étant réel sans conteste, quen est-il du premier ? Sil fut également réel, pourquoi lhomme est-il passé de lun à lautre ? Sil nest quune hypothèse, quel statut faut-il alors donner à cette antériorité sans réalité historique ?
On sait que le tableau dressé par Rousseau de cet état primitif aboutit à lidée dune harmonie "symbiotique" entre une nature fertile et prodigue et un homme parfaitement adapté à son milieu. Cette "idylle" na rien de niais car elle repose sur la disparition rapide des inaptes et sur cette idée que la nature est dautant plus prodigue que ce quon lui demande est modeste. Or les besoins de lanimal humain sont très simples et aisés à satisfaire. Sur ce point Rousseau dénonce lillusion qui repose sur la peur que nous avons de nous retrouver seuls et nus devant la nature ; car cest une illusion de civilisé devenu incapable de vivre sans un attirail compliqué de protection variées (vêtements, outils, maisons), incapable de se passer dune foule de choses apparemment superflues (le raffinement des mets par exemple). Il ne faut pas penser le pur sauvage sur le modèle du civilisé et les premiers se trouvent parfaitement à leur aise là où les seconds seraient dans le plus grand embarras. Raisonnement parfaitement remarquable et entièrement confirmé par lethnologie et la préhistoire, dans lequel Rousseau prend le contrepied de la vieille image de lhomme démuni et voué à sa perte dans une nature hostile et marâtre (mythe de Protagoras). En outre, étant solitaire et disposé en dimmenses territoires, la catastrophe hobbesienne de la guerre est nécessairement inconnue et derechef le thème sophistique de la nécessité de lart cesse dêtre pertinent. Prométhée na nulle raison dêtre.
Comment dans ces conditions a-t-il pu se faire que lhomme devienne prométhéen ? Telle est la difficulté et Hobbes en somme revient à la charge : il faut bien que quelque part lhomme ait été menacé pour quil ait cru bon de codifier sa condition naturelle. A cela Rousseau répond dans le Discours sur l'inégalité (II, 3) quen effet "il se présentera bientôt des difficultés...". Des aléas climatiques voire des révolutions exigèrent de la part des hommes une initiative qui les força à la coopération et progressivement les mit sur le chemin de la société, du langage, de la pensée, des sentiments et des besoins plus complexes.
Mais comment penser ce "bientôt" ? Il semble que Rousseau veuille dire que la nature a été dabord tranquille et maternelle, uniforme et régulière et quà un moment donné, des troubles sont survenus qui détruisent une harmonie génératrice dinertie et dindéfinie poursuite dune même vie. Idée que Rousseau paraît confirmer quand dans son Discours sur lorigine des langues il écrit que "Celui qui voulut que lhomme fut sociable toucha du doigt laxe du globe et linclina sur laxe de lunivers". Cette idée dun accident (au sens littéral, quelque chose survient) pourrait être - chose remarquable confirmée par nos connaissances actuelles sur les modifications climatiques et écologiques qui affectèrent il y a quelques millions dannées lest africain (passage de la forêt à la savane) et eurent des répercussions décisives sur le comportement de populations dêtres hybrides, ni singes anthropoïdes, ni homo, quon appelle "australopithèque" (archanthropes, Lucy).
Mais on peut tout aussi bien penser que cette distinction entre une nature uniforme et une nature agitée ne relève pas de la succession chronologique mais dune dissociation méthodologique. La description que Rousseau fait de la nature dans la première partie du Discours sur l'inégalité a pour but dexposer le rapport homme / nature non pas réel mais principiel. Il sagit dexposer le rapport minimal des deux en ôtant tout ce qui est susceptible dentrer de jeu de faire évoluer ce rapport, et afin de restituer une sorte de point de départ absolu indépendamment de toute évolution si minime soit elle (une sorte darrêt sur image, dinstantané dune origine qui en fait na jamais eu lieu empiriquement, concrètement, car tout est toujours en mouvement) mais qui nen est pas moins sous-jacent. Lanalyse de la première partie du Discours est le produit dune abstraction méthodologique, dune chimère dissociatrice destiné à créer (intellectuellement, conceptuellement) le corps chimiquement pur (mais inexistant comme tel dans la nature) de l'état de nature cest-à-dire de l'homme à létat brut dans un milieu instantané (abstraitement, fictivement étiré à lenvi doù le caractère étrange, mythique, immémorial du récit rousseauiste qui rappelle ce temps davant le temps, ce temps du "à lorigine il y avait" des récits mythiques).
Mais en fait ce corps pur nayant jamais existé comme tel, la nature na jamais été arrêtée et fixée et lhomme na jamais été cette pure animalité immuable et Dieu na pas dabord créé un monde tranquille puis, pris de la volonté de rendre les hommes sociables, il na pas brusquement décidé de modifier laxe du monde pour y faire surgir ces révolutions et ces accidents, ces bouleversements dont le Discours sur lorigine des langues fait état beaucoup plus nettement que le Second discours. Et cest en ce sens quon pourrait comprendre que létat de nature na peut-être point existé : il na jamais existé à létat pur ; mais emporté par le flux du devenir auquel la nature est demblée soumise, il a demblée été affecté par divers caractères issus de ce mouvement des éléments. Létat de nature est une sorte de point zéro, donc est linstant qui précède le départ ; cest le monde sortant des mains de Dieu, en sa perfection, et juste avant que son cours ne lemporte. Cest comme tel quil est la perfection, le bien (et cette norme référentielle dorigine quil faut restituer et remémorer si lon veut pouvoir redonner à la vie une étoile polaire) juste avant que le mal ne vienne le contaminer. Pourrait-on revenir à une telle origine absolue, davant le temps ?
Mais quel est donc ce mal et pourquoi le mal qui vient (soit au bout dun certain temps, soit demblée) altérer cette perfection ? Quelle en est la cause, la source, lauteur ? Lhomme aurait-il pu ne pas choir dans le mal ? Tout est bien sortant des mains du créateur et tout périclite dans celles de lhomme. Peut-on admettre cette "répartition des tâches" et nous couvrir la tête de cendres ? Les choses sont en vérité beaucoup plus complexes et la pensée de Rousseau suscite embarras et perplexité.
Analysons le moment du mal. Avant de répondre à cette question, il convient dabord de revenir sur lexacte nature et lexacte source du mal. Le mal vient-il de la sortie de létat de nature cest-à-dire de létat de solitude et consiste-t-il dans la société ; ou bien vient-il dautre chose quon a appelé civilisation ? En un mot, la pensée définitive de Rousseau est-ce : la société voilà le mal ?
Sur ce point comme sur bien dautres, les formules tranchées de Rousseau peuvent égarer ou rendre perplexe et limage, certes caricaturale, dun Rousseau vitupérant toute société et thuriféraire dune absolue sauvagerie nest pas totalement dénuée darguments. Maints propos donnent à penser que pour lui lhomme en sortant de son isolement naturel a perdu sa condition la plus douce et la plus propice au bonheur.
Cependant, une telle façon de voir les choses présente un inconvénient car léloge de létat de nature comme bien humain, comme éden humain, est léloge dun état dans lequel il ny a dhomme que le nom ou plutôt les apparences. Quest-ce que lhomme naturel sinon, de laveu même de Rousseau, un animal ? Physiquement cet animal a nos traits mais quant au reste il est borné à lexercice des facultés qui sont celles des autres bêtes (instincts, sensations...). Si létat de nature est un paradis perdu, ce paradis ne nous concerne pas, il concerne un autre être qui a disparu. Pouvons-nous vraiment regretter et invoquer comme norme un état qui nous est à ce point étranger ? Lhomme naturel de Rousseau nest ni Adam ni lhomme naturel des jurisconsultes comme Locke.
En fait, les choses sont plus complexes. Le mal humain présent ne peut être dit tel que par rapport à un bien qui soit également humain et ce bien humain ne saurait être pleinement naturel puisqualors il ny aurait quasocialité (ou alors faut-il dire que nous ayons la nostalgie de lanimalité ? Mais cest alors avoir la nostalgie de quelque chose dancestral que nous fumes mais que nous ne pouvons absolument plus redevenir et retrouver, quelque chose à quoi nous sommes devenus irréductiblement étrangers). Or ce bien "humain" que nous avons perdu pour connaître le mal, cest en réalité la "sauvagerie" que les hommes ont perdue pour la "civilisation" et cest pourquoi le véritable tournant, gros de conséquences accablantes, ne se situe pas véritablement entre la première et la seconde partie du Second discours mais dans le cours de la seconde partie, à un moment que Rousseau qualifie de "grande révolution" qui a "perdu le genre humain". De quoi sagit-il donc ?
Que la description de la première partie désigne une période originelle antérieure, ce degré zéro, cet instantané abstrait aussitôt emporté dans un cours agité, il reste que la destinée actuelle de notre espèce nest telle que parce que divers événements affectèrent létat naturel et formèrent autant de "circonstances" propres à solliciter rudement les êtres naturels et parmi eux, lespèce humaine.
Or cette espèce est dotée dune faculté singulière décrite par Rousseau à lalinéa 17 de la première partie et quil nomme "faculté de se perfectionner" ou "perfectibilité" et cette faculté "à laide des circonstances développe successivement toutes les autres". Cest donc cette faculté spécifique qui, sollicitée par les difficultés ("mais il se présenta bientôt des difficultés", Discours sur l'inégalité, II, 3) issues "du concours fortuit de plusieurs causes étrangères" (Ibidem, I, 50), développe progressivement la pensée, le langage, les savoir-faire, les passions, évolution retracée parfois minutieusement par lauteur au début de la seconde partie du Discours. Pour plus de commodités, les hommes sassemblent alors en petites sociétés et aboutissent à ce que Rousseau appelle la "société commencée" (cf. Ibidem, II, 19) cest-à-dire la "sauvagerie". Dans la terminologie de lauteur, le terme de sauvagerie correspond à ce qui sera appelé ultérieurement "sociétés primitives", à ce que nous nommons (dun terme que nous voulons moins péjorativement connoté) "sociétés archaïques" cest-à-dire à ces petits ensembles humains de quelques dizaines, quelques centaines au plus dindividus, pratiquant une économie collective de déprédation légère (chasse, pêche, cueillette) à peine perfectionnée de quelque petit jardinage ou élevage domestique. Les récits des voyageurs faisaient alors état de ces sociétés avec dautant plus de curiosité quelles étaient "exotiques", éloignées non seulement par la distance et les moeurs mais encore par labsence, linexistence chez elles de tout ce que les grandes sociétés européennes jugeaient naturel et indispensable : agriculture, commerce, Etat, administration, instruments et commodités.
Or, Rousseau signale (cf. Ibidem, II, 19) cet état comme le paradis perdu. Car lhomme y est vraiment un homme pleinement tel mais cet homme conserve les privilèges de létat de nature à savoir liberté et bonheur. Sans doute na-t-il plus lindépendance absolu du solitaire mais son nécessaire commerce avec ses semblables, outre tous les avantages intellectuelles et affectifs quil comporte, ne lempêche pas de demeurer "indépendant" (cf. Ibidem, II, 20) puisquil demeure capable de sappliquer seul à tel ouvrage quil désire. En somme, tout individu demeure foncièrement capable dautarcie et nulle action ne lexpose à tomber sous la coupe dun autre, à devoir sa subsistance à un autre (la chose est certes collective mais outre quelle peut toujours être à la rigueur un acte individuel, elle est le fait dégaux interdépendants et non dune relation unilatéral).
Le mal humain nest donc pas la socialisation, qui fait de nous des hommes et naltère pas la liberté ni le bonheur, mais ce qui met fin à cette société commencée, dont Rousseau pressent quelle a duré fort longtemps car : "Plus on y réfléchit... ne jamais arriver" (II, 19). Et le texte qui confirme cette affirmation se trouve dans le chapitre 8 du Contrat social, I. Rousseau ne pouvait donner démenti plus net à tous ceux qui se figure encore et toujours quil veut nous faire redevenir des bêtes. Il est vrai que cette apologie de la sortie de létat de nature comporte une réserve "si les choses de cette nouvelle condition... dont il est sorti ". Mais le terme même d"abus" est éclairant : ce nest pas cette nouvelle condition, son usage proprement humain, qui est proprement détestable, au contraire, mais ce sont ces abus. Quest-ce à dire ?
Laissons de côté le funeste hasard dont fait état la réflexion sur la pérennité potentielle de la sauvagerie et ne considérons que ceci : "Dès linstant... moissons". Dans ce passage, justement célèbre pour la force des antithèses, lample mouvement et le rythme de la période, Rousseau affirme que la "jeunesse du monde" a pris fin, que les hommes découvrirent la propriété, lappropriation individuelle des choses. Bref le mal cest la propriété car delle sensuit linégalité et toutes ses turpitudes. Nous voici à linstant de la chute, cet instant symboliquement évoqué par Rousseau au début de la seconde partie du Discours par cet homme plantant des pieux, creusant un fossé autour de son bien, introduisant entre lui et les autres une frontière, une cassure irrémédiable, hissant lunité sociale et la "convention" (stricto sensu) du tous pour un, un pour tous.
Mais doù surgit la fatale, la funeste propriété ?
1) De la spécialisation (division du travail) et de la forme nouvelle de coopération quelle entraîne (dépendance du non spécialiste vis-à-vis du spécialiste).
2) du travail, entendons dune action destinée à produire au delà de la consommation immédiate un surplus dont on pourra user comme dun moyen de pression sur dautres. A une économie fondée sur la non spécialisation et une production (une déprédation) au jour le jour, économie où tous sont unis dans linterchangeabilité et légalité, se substitue une économie fondée sur léchange de services spécialisés (le paysan, le berger, le métallurgiste...) et la production dun surproduit susceptible de spéculation ; économie où tous deviennent dépendant mutuellement les uns des autres, mais dans une spécialisation et une appropriation qui supprime léquivalence et légalité : la différenciation laborieuse engendre la distinction économique et sociale, chacun se sentant différents des autres par ses talents veut accroître et consolider cette différence par le moyen de la possession quil assure grâce à ce talent propre.
A léconomie de déprédation légère, toute proche encore de lanimalité, succède une économie dexploitation et daccumulation qui sempare de la nature et bouleverse son visage. Lagriculture, cest la mainmise sur la nature jusqualors effleurée par lacteur des hommes, vivants parmi dautres vivants, simple espèce parmi dautres espèces. Agriculture qui elle-même requiert la métallurgie apte à forger des outils indispensables à une telle maîtrise de la terre. Et cest pourquoi : "La métallurgie... le genre humain" (II, 21).
Cest alors que se met en place lordre des choses qui nous est familier. Il vaut la peine de souligner que par la seule force dune reconstitution largement raisonnée, Rousseau ait identifié comme responsable de la société inégalitaire, quon appellera un jour "société de classe", ce quon nomme aujourdhui la "révolution néolithique", ce processus doù lhistoire sort de la préhistoire et les sociétés "chaudes" des sociétés "froides", processus au cours duquel lhomme se sédentarisa, créa lirrigation, construisit les premiers villages puis les premières cités, de vastes sociétés auxquelles il fallut lorganisation étatique et ladministration, lécriture, bref ce quon nomme en effet aujourdhui les civilisations. Et comme Rousseau lajoute (II, 28), les choses étant parvenues à ce point, il est facile dimaginer le reste, ce reste qui consiste en la période qui va de lEgypte antique à lEurope du XVIIIe siècle et où, derrière des visages superficiels, un même principe social sest perpétué : linégalité et la coupure entre ceux qui regorgent de richesses, donnent et gouvernent et la multitude affamée qui manque du nécessaire.
Lopposition paraît se situer moins entre nature (+) et société (-) quentre société (+) et société (-). Il est vrai que la société sauvage peut être dite naturelle en quelque façon puisque, à la façon de la société naturelle des jurisconsultes ou de Locke, elle ne repose pas sur un pacte et des institutions convenues. En sorte quil y a lieu de distinguer chez Rousseau un état quon peut qualifier de pure nature qui ignore toute société et un état de nature devenue qui développe la socialité. Ce qui différencie ce premier état social encore "naturel" (non pas quil soit spontané et originel mais parce quil est sans conventions) de létat social "artificiel", cest non pas tant lexistence dun pacte que celle dune appropriation (II, 2), le pacte nétant lui-même quune conséquence de la propriété, la propriété rendant indispensable la conclusion du pacte.
Ces différences entre Rousseau et ses prédécesseurs renvoient toutes à la différence fondamentale qui en est la clé : pour ceux-ci le passage de la nature (non social ou sociale peu importe) à la société civile est toujours positif, soit absolument chez Hobbes (puisquon y passe du pire au meilleur) soit relativement chez les autres (puisque la société civile a pur but de conforter le bien naturel). Le devenir historique civil est dans le principe une bonne chose (cest surtout de façon accidentelle et extérieure que le mal peut advenir, quand la société politique sécarte trop de la nature de la loi naturelle). Cest le contraire pour Rousseau : les institutions civiles étant issues de la propriété cest-à-dire de linégalité cest-à-dire de la destruction de lheureuse indépendance naturelle, sont forcément mauvaises. Le devenir historique civile, loin de remédier à la nature (Hobbes) ou de conforter la nature (Pufendorf, Locke) détruit la nature. Lart est ici directement fatal à la nature et Rousseau est lexacte antithèse de Hobbes sur ce point.
Quoi quil en soit, cest dans le pacte social que lhomme non seulement retrouve les avantages perdus de lorigine mais encore les étend (comme lhomme chrétien sera dans sa salvation et son élection finales bien au-dessus dAdam avant sa faute). Rousseau va même jusqu'à souligner les limites de la félicité et de lexcellence originelles par rapport à la supériorité de son état final heureux et moral. Il semble donc que laccession de lhomme à sa plus grande supériorité ait pour condition le contrat social. Mais cest ici que surgit la difficulté. La moralité a pour condition la socialité, la sortie de la solitude animale primitive, certes mais quelle socialité ? Il apparaît clairement que ce "changement très remarquable" dépend dun état civil établi daprès ce qui est exposé dans le chapitre 8 du Contrat Social que Rousseau appelle de ses voeux.
Et justement ce contrat social est présenté comme ce qui doit être institué si lon veut que des hommes échappent à la violence, loppression, linjustice etc... Ce qui signifie que tel nétant présentement pas le cas, les hommes vivent aujourdhui dans limmoralité et la méchanceté. Et en effet Rousseau décrit la civilisation comme état dimmoralité puisquil repose sur linégalité et loppression du faible et du pauvre par le riche et le fort. Doù lexistence dans le texte de Rousseau de deux contrats, celui du Discours sur linégalité qui est fallacieux, intervenant à un moment où la corruption de lordre de chose initial est fort avancé déjà et celui du Contrat social authentique qui en est le rétablissement sur des bases saines et à des conditions non truquées, authentiques.
Il en résulte comme conséquence que la morale acceptable doit attendre pour exister quintervienne ce contrat social authentique et quelle est inconnue tant que règne le contrat social faussé décrit dans la seconde partie du Discours sur linégalité. Illustration de la formule fameuse des Confessions qui dit que Rousseau découvrit que tout naît de la politique. Mais cest alors que la difficulté se précise, une difficulté qui a double visage. Primo, celui dun manque de cohérence dans les propos de Rousseau. Secundo, celui dune contradiction peut-être inéluctable dont Rousseau est la cause, quil ne résout pas et dont la résolution est problématique.
Difficulté 1 : Si la moralité véritable dépend du "bon" contrat social, elle est en réalité future (et problématique). Or Rousseau la présente dans le Contrat social comme un fait et cela parce quil présente le contrat social comme un fait ! Il sexprime à lindicatif de la description : "Ce passage de létat de nature à létat civil produit..." cest-à-dire quil parle du "bon" contrat social non plus comme un programme pour lavenir mais comme dun fait passé.
Et en outre ce contrat social authentique produit une condition nouvelle susceptible dabus tels quils dégradent souvent lhomme au-dessous de son ancienne condition (naturelle) ! Cest-à-dire que le contrat social dont parle le Contrat social est à la fois le contrat social idéal, le seul valide (celui qui ne dévaste pas) et celui qui a eu lieu (mais sest dégradé). Que devient dans ces conditions la distinction entre le contrat du Discours sur linégalité et celui du Contrat social ?
Le Discours sur l'inégalité obéit nettement au schéma ternaire : nature (+) qui ignore le droit civilisateur (-) qui adultère et fausse le droit, enfin lart perfectionné (+ +) qui rétablit le droit selon la nature qui lignorait (cette troisième partie étant bien entendu en filigrane programmatique). Le Contrat social trouble ce schéma en faisant du (bon) contrat un idéal et un réel. Mais du coup si le bon contrat social nest pas totalement irréel et programmatique, mais déjà réel, la moralité quil induit nest pas elle-même totalement irréelle et programmatique, et elle a déjà une existence historique. Et dans ces conditions, létat présent nest pas totalement mauvais, qui connaît déjà la moralité et sest déjà élevé à son idée. De même que létat de nature, quoique bon, manque cependant de quelque chose dessentiel, de même, mais inversement, létat civil, quoique mauvais, possède quelque chose dessentiel du point de vue excellence.
Ainsi, on ne voit pas très nettement si pour Rousseau la morale suppose seulement létat social ou seulement létat social correct, ses propos pouvant autoriser lune et lautre dans ces interprétations. Pourtant, il paraît difficile daprès des propos de Rousseau de nier que la morale nexiste pas encore et de prétendre que son instauration doive attendre la conclusion du bon contrat. Non seulement parce que lexemple des cités antiques atteste dune vertu que rousseau na jamais marchandée mais encore parce que le christianisme atteste de lexistence dune autre moralité bien différente de celle quon vient dexaminer et qui est intimement liée au politique (avec la difficulté quon vient de rappeler). Et ceci nous conduit à la seconde difficulté.
Difficulté 2 : Car non seulement létat corrompu qui succède à létat bon des origines, nignore pas, semble-t-il, la haute valeur de la moralité (qui fut la vraie défunte et la vraie valeur de lhomme) mais en outre il connaît une moralité qui est distincte non seulement du politique corrompu dici présent mais distincte de toute politique cest-à-dire forcément du politique lors même quil sera (si cest possible) rétabli sur les bases saines que Rousseau expose dans son Contrat social. Bref une moralité bien différente de la "vertu" et des moeurs caractéristiques du citoyen.
Cest quen effet, cette moralité que le contrat social produit en lhomme (comme en fait état le chapitre 8 du Contrat social) est toujours et nécessairement une moralité civile ou civique, bref une moralité particulière, propre à une collectivité, collectivité nationale qui est vis à vis des autres dans létat de nature (sur ce point Rousseau retrouve tout à fait Hobbes). Et à cette moralité nationale, civile soppose une moralité universelle, celle que lEvangile a répandue et dont les commandements sadressent à tous les hommes.
Et nous revoici par conséquent confrontés à cette "dualité didéal", lhomme et le citoyen, évoquée au début. Face à luniversalisme et au cosmopolitisme trop facilement optimiste de lépoque, Rousseau montre que la volonté générale est nécessairement particulière par rapport à dautres corps politiques et cest pourquoi lindividu est partagé entre son statut de citoyen et sa condition dhomme : le mouvement de civilisation qui élève et ennoblit lhomme (cf. Contrat social, I, 8) sarrête aux frontières de la communauté civile car au-delà, le citoyen devient soldat en guerre contre son semblable qui est lennemi, raison pour laquelle Rousseau est très critique vis à vis du Projet de paix perpétuelle de labbé de saint pierre quil avait entrepris de commenter.
Cependant, cest ce mot de civilisation qui éduque lhomme et pas seulement le citoyen, la perfectibilité recèle et lun et lautre et cependant tous deux sont en conflit puisque la morale de lhomme exige ou interdit ce que la morale du citoyen interdit et exige (et vice versa). Il apparaît alors que Rousseau est dans un grand embarras à ce sujet et paraît adopter tantôt un parti tantôt lautre.
Ladmirateur des cités antiques et le réformateur radical des sociétés modernes ne veut évidemment pas mettre la morale au-dessus de la loi et faire de la loi morale quelque chose de plus impérieux et de plus vénérable que la loi politique. Cest pourquoi, dans le manuscrit de Genève, il écrit que "Nous ne commençons proprement à devenir hommes quaprès avoir été citoyens". Par où lon voit ce quil faut penser de ces prétendues cosmopolites. Le ton est fort critique et paraît tenir la moralité universaliste pour quelque chose de plus irréel (factice, apparent) que la Sittlichkeit lié à luniversel concret de la cité.
Dans le Contrat social, la moralité consécutive à la socialisation sera reprise en main par le législateur qui a pour tâche dinstituer un peuple et nullement le genre humain. Doù le rôle de la religion civile qui prend le relais de la religion nationale des cités dantan.
On peut même voir la pensée de Rousseau se renforcer sur ce point à partir du Contrat Social. Les conceptions que cet ouvrage expose de lEtat le considèrent toujours comme une réalité en soi. Rousseau étudie lEtat "en vase clos" cest-à-dire abstraction faite de lexistence concurrente des autres Etats. Or cette existence a nécessairement des conséquences importantes sur le fonctionnement interne de lEtat (ce que Rousseau appelle la police en ce sens notamment que les nécessités de la sûreté extérieure fait que la vie politique interne ne saurait être pleinement démocratique).
On peut alors comprendre que Rousseau ait pu sexclamer plusieurs années après avoir écrit le Contrat social qu'il est "un livre à refaire". Or les Considérations sur le gouvernement de Pologne contemporaines de ce jugement et où les références au Contrat social sont manifestes, a ceci dintéressant quil traite dun Etat forcé par sa situation "géopolitique" de subordonner sa "police" à sa "sûreté". Et dans une telle situation il ny a pas 36 solutions ; un humanisme moral universaliste est tout à fait déplacé. Tout rêve dune "Société des Nations" comme dit Kant reposant sur un développement de la conscience morale collective comme moteur est écarté au profit dune réponse entièrement contraire à lidéalisme kantien, puisque Rousseau préconise pour les Polonais une "éducation nationale" cest-à-dire stricto sensu une inculcation des vertus patriotiques de lamour exclusif de la patrie contre toute bienveillance cosmopolitique trop propre à accepter la loi de ladversaire.
Mais dun autre côté, le Rousseau "chrétien" ou en tous cas adepte dune religion naturelle, comme celle du Vicaire savoyard est contraint de tenir un tout autre discours. Dans le Discours sur linégalité, il parle avec faveur des grandes âmes cosmopolites qui
Message édité par l'Antichrist le 24-08-2005 à 09:27:04