neojousous a écrit :
Si tous les hommes disparaissent de l'univers, tu crois réellement que tout vas disparaite, y compris les structures de l'objectivité ? C'est un sacrifice du sens commun important. Le sens commun me dit que si tous les sujets disparaissent, les lois de la physique n'en seront pas affectées. Poser qu'on atteint les choses mêmes, en relativisant la distinction sujet-objet, me parait conduire à ce genre de conclusion en réduisant l'objectif à des lois psychologiques découvertes par introspection par quelques personnes qui réfléchissent devant leur bout de papier (cf l'arbitraire de la hiérarchie des valeurs de Scheler).
(excuse moi pour le "langue de bois" c'était déplacé et non pertinent.)
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Bon, je vois que vous n'avez toujours rien compris à la méthode phénoménologique : j'avais pourtant, il y a déjà un bon moment, proposé un petit article sur la question... et foutre de vient, juste au dessus, de vous rappeler le changement radical de méthode qui donne sens et valeur à cette philosophie (bon, c'est vrai que le monsieur ne justifie pas grand chose et a la fâcheuse tendance à adopter un point de vue historiciste souvent insupportable...). Mais, comme on dit, "il n'y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre" (ou encore "on ne convainc que ceux qui sont déjà convaincu"...) Reprenons donc depuis le debut : vous avez le temps j'espère car ça va être, comme il se doit toujours en philosophie, un peu long...
Introduction :
Philosophiquement parlant, la phénoménologie a pris naissance dans la confrontation entre les conceptions classiques de la conscience, celles que l’on a désigné sous l’expression "philosophies de la conscience", d’une part, et d’autre part des recherches qui visaient à déstabiliser une position privilégiée qui avait été accordée à la conscience jusque là.
L’expression "philosophies de la conscience" désigne fondamentalement une attitude commune à des philosophies différentes, et qui consiste à voir dans la conscience à la fois une réalité fondamentale et un point de départ pour l’établissement des vérités, y compris et surtout les vérités scientifiques. Parmi ces auteurs, ont peut citer Descartes, "l’inventeur" de la conscience, celui qui le premier a définit le sujet par son activité de penser, le cogito, mais aussi Pascal qui, au lieu de ne voir dans la conscience que la certitude du sujet pensant, celui-ci puisant sa vérité ontologique dans l’humanité appauvrie et sèche d’un "Je" théoricien, insistera au contraire sur la faiblesse du sujet humain (ce "roseau pensant" ) sans fondement, dont la conscience lui fait savoir qu’il est un être fini, tout entier dans ses qualités ou Spinoza qui cherchera à penser l’union de l’âme et du corps, à faire apparaître leur interaction mutuelle, ou encore Leibniz qui reconnaîtra des degrés dans la conscience, depuis les formes de sous-conscience (animal) jusqu’aux formes de sur-conscience (divine). Pour tous ces philosophes, être conscient de ce qui nous entoure (dans l’attention, la vigilance) ou avoir conscience de soi-même inclut de façon générale, même implicite, une forme de rapport à soi qui peut s’éprouver, soit dans l’ordre de la connaissance, soit sur le plan de l’éthique.
Il est intéressant de faire remarquer que l’usage du terme conscience a justement appartenu très longtemps de façon exclusive au champ de l’éthique. Avant d’être reprise à l’âge classique dans la perspective métaphysique ouverte par la réduction cartésienne de l’âme à la pensée, la conscience a partie liée avec celle de jugement, sous la forme de l’opinion morale : sorte de témoin intérieur des actes accomplis par soi-même, qui atteste leurs intentions véritables, et les juges, cette conscience en appelle à une connaissance susceptible d’être partagée avec les autres. Ainsi, la pensée grecque décrit la conscience ou plus précisément la connaissance que chacun a de son for intérieur, ou de son coeur, le thumos, comme une sorte de consultation, d’entretien intérieur. Les héros d’homère parlent ainsi à leur coeur, le consultant avant d’agir. Témoignage que l’on se rend à soi-même, la conscientia ne trouve ainsi sa pleine efficacité que par l’affection qui l’accompagne, et qui donne un sens prospectif à son caractère essentiellement rétrospectif et récapitulatif. Montaigne adopte ce point de vue dans les deux chapitres des Essais consacrés explicitement à la conscience. C’est d’ailleurs avec Montaigne qu’apparaît une recherche philosophique de la véritable nature de la conscience elle-même. Si pour Montaigne, il s’agit moins d’une enquête théorique que de la justification d’une perspective morale universaliste : "chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition", par delà la diversité des expériences, individuelles et collectives, qui forment chaque conscience en sa singularité irréductible, c’est avec le débat métaphysique autour de la signification et de la valeur fondatrice du cogito cartésien qu’émergera une réflexion centrée sur la nature de la pensée (cogitatio), et sur la fiabilité de la conscience.
Avec le cogito cartésien donc, être conscient, c’est penser (à soi, aux autres et aux choses) et savoir immédiatement qu’on pense (la relation enveloppe une connaissance d’elle-même : la pensée ou conscience - ...de quelque chose - est en même temps pensée de la pensée, donc conscience de soi), sans que cette connaissance soit forcément médiatisée par une réflexion critique, un jugement (c’est la différence, sur laquelle insiste tous les profs de philo en terminale, entre "conscience directe" et "conscience réfléchie" ). Bien des textes de Husserl, ou de Sartre (pourtant tous deux appartenant à la seconde catégorie citée plus haut), sont exemplaires d’une telle attitude. Si la concscience de... est toujours aussi conscience de soi, elle ne peut donc prétendre être immédiatement connaissance de soi. C’est précisément la dimension transcendantale du "Je pense" (unité sans contenu - forme vide - susceptible de recevoir n’importe quel contenu), telle qu’elle apparaît chez Kant, qui permet de penser le sujet comme un Moi empirique, système complexe, toujours menacé de disparaître et souvent illusoire, des appartenances par lesquelles se constitue l’identité de ce sujet.
Les recherches susceptibles de contester le primat de la conscience relèvent principalement à l’époque contemporaine de la psychanalyse et de la phénoménologie.
La découverte de "l’inconscient" ou du non conscient n’est certes pas nouvelle. Il ne faut pas simplifier la confrontation conscient/inconscient jusqu’à la caricature. Une philosophie pour laquelle l’analyse de la conscience est centrale n’ignore pas qu’il y a de l’inconscient : non seulement des réalités hétérogènes à la conscience, telles que les choses de la matière inerte, mais des faits qui, tout en lui échappant, la concernent en son déroulement, tels que les phénomènes psychiques à l’oeuvre durant le sommeil ou encore dans la sélection entre ce qui est oublié et ce qui est retenu (Bergson). Ainsi, les conceptions classiques de la conscience au XVIIe puis au XVIIIe siècles sont elles-mêmes travaillées par certaines formes d’ "inconscient" : tout n’y est pas toujours ni continûment conscient. La conscience inclut dans sa définition la logique élémentaire de son émergence depuis ce qui n’est pas elle mais la constitue, à savoir l’inconscient lato sensu. La dynamique du devenir-conscient est un trait dominant de la conscience. L’insconscient n’est donc l’opposé de la conscience que si l’on définit la conscience en termes de réflexivité. Dès qu’on pense la genèse, l’inconscient en devient le terreau originaire d’enracinement, son autre intime, non son ennemi. En somme, la formulation même d’une théorie de la conscience oblige à s’interroger sur cet autre intime de la conscience qu’est le non conscient. Les formes d’inconscient nourrissent d’ailleurs une grande partie des critiques que l’on a adressées à Descartes, qu’il s’agisse, de façon indirecte, de Pascal, de Spinoza, lesquels, respectivement, enracinent la conscience dans l’affect, le corps ou la passivité de notre sentiment intérieur, ou encore, plus directement, de Leibniz, qui met l’accent sur des formes de pré-conscience internes à la conscience (d’où l’idée chez lui qu’il n’y a qu’une différence de degré entre conscience et inconscient).
Cependant, l’inconscient freudien n’a absolument pas le même caractère que les modalités de l’inconscient dont on trouve trace au Siècle classique. Premièrement, à la différence de ce qu’on trouve chez Pascal ou Spinoza, l’inconscient freudien est psychique et non pas affectif ou corporel ; deuxièmement, contrairement aux autres philosophes classiques mentionnés, il s’agit d’un inconscient effectif, doté d’un pouvoir et d’une autonomie, et non d’une modalisation faible de la conscience (différence de nature cette fois et non de simple degré entre conscient et inconscient). Bref, l’inconscient freudien n’est plus ce qui n’est pas ou plus conscient, sur un mode encore négatif : il est une force psychique active, ayant ses règles et sa logique propres, et un élément constitutif de l’économie psychique globale dont le rôle interdit de penser à part et selon une logique d’autonomie le fonctionnement de la conscience. L’inconscient acquiert, dans le cadre de la théorie psychanalytique chez freud le rôle d’un moteur actif unique qui reste cependant paradoxalement opaque, c’est-à-dire inaccessible. Ce qui caractérise au fond dans son originalité l’inconscient psychique freudien, c’est son caractère de point aveugle originaire, constitutif de ce que l’on a jusqu’alors appelé "conscience" et cependant irrécupérable par celle-ci, aussi bien, évidemment, que par lui-même.
Freud est donc l’auteur d’une anthropologie dualiste : il ne faut pas ériger la conscience en principe d’explication unique de tout le réel. Et c’est pourquoi, Freud verra en Schopenhauer le précurseur de la psychanalyse : "on peut citer comme précurseurs des philosophes de renom, au premier chef le grand penseur Schopenhauer dont la "volonté" inconsciente peut être considérée comme l’équivalent des pulsions psychiques de la psychanalyse."... "Il n’a pas seulement soutenu la thèse du primat de l’affectivité et l’importance prépondérante de la sexualité, mais il a même eu connaissance du mécanisme du refoulement." (cf. Sigmund Freud présenté par lui-même).
En fait, par-delà l’accent opposé qu’elles portent sur la conscience comme connaissance immédiate ou réflexive, se sachant ou pouvant s’apercevoir elle-même, ou bien sur l’inconscient comme lieu d’un savoir opaque à lui-même mais plus profond que celui qui est l’apanage de la conscience, la pensée classique et la psychanalyse ont grosso modo en partage la conception d’un sujet individuel et clos sur lui-même, c’est-à-dire figé dans le dualisme, fermée à toute forme d’altérité, qu’il s’agisse du monde des choses (dont le corps), des autres consciences ou des forces inconscientes. Or, la phénoménologie, que fonde Husserl au début du XXe siècle, se présente comme une discipline de pensée radicalement nouvelle : l’approche phénoménologique de la conscience consiste à en faire une structure dynamique d’ouverture au monde, aux objets et aux autres. Ainsi, à l’aperception de soi qu’encouragent cartésianisme et freudisme, Husserl oppose le mouvement d’un déploiement du soi vers son dehors. En d’autres termes, au retour introspectif sur soi, repliement sur le monde intérieur, enferrement dans les méandres de l’inconscient que peuvent impliquer les premières, le second signifie une fin de non-retour, à savoir l’accueil de l’extériorité, c’est-à-dire de ce qui est autre que soi, nous excède et, ce faisant, nous aide à nous dépasser nous-mêmes. La phénoménologie est fondamentalement une méthode de passage de l’attitude naturelle à l’attitude philosophique : il s’agit de convertir notre regard sur le monde et les choses en une prise de conscience philosophique des actes de la consciences par lesquels nous visons les choses du monde. La conscience est une expérience intégrante tout à la fois de soi et du monde, de soi par le monde et du monde via soi-même. Le monde n’a pas d’autre sens d’être que d’être pour une conscience : il n’y a rien d’autre en lui que ce qui est visé en lui : il est phénomène. Toute la réalité du monde s’épuise dans le fait de se présenter à la conscience. Le monde n’existe pas d’abord pour lui-même pour se présenter "après-coup" à la conscience : il n’est lui-même que dans le mesure où il se manifeste. Mais si le monde renvoie par essence à une conscience, l’être de la conscience à son tour, c’est de se rapporter au monde, c’est l’intentionnalité. Il n’y a pas une conscience qui, par ailleurs, prendrait conscience du monde, mais une conscience qui n’est elle-même qu’en sortant d’elle-même vers le monde, qu’en "s’éclatant" dans le monde. Le monde ne se soutient que d’être pour une conscience qui ne se soutient elle-même que de se rapporter à lui.
Les dimensions multiples de la relation que, en tant que sujets, nous entretenons avec le monde, s’y trouvent d’emblée inscrites : perception, affect, temporalité, mouvement, imagination, volonté, jugement, langage, rencontre d’autrui, communauté, histoire, savoir-faire, habitus, aspiration infinie au sacré et à l’absolu, telle est l’ample palette des différentes couleurs de la conscience. Chacune de ces dimensions en reflète tout à la fois la structure et la dynamique. Sur un mode structurel, ce sont les actes de la conscience qui définissent chacun à leur manière mon rapport au monde : perceptif, remémorant, imageant, empathique, langagier, volontaire, moteur, émotionnel, social, historique, habituel et spirituel.
Ainsi, avec la psychanalyse et la phénoménologie, sont mises au jour des données qui paraissent encore plus fondamentales que la conscience et qui déterminent le mode d’être de celle-ci (je vous parlerai un peu plus loin de "l'horizon" du vécu intentionnel motivé chez Husserl, c'est-à-dire de la visée d’un fond ou d’un "halo", relativement indéterminé, auquel renvoie l’objet lui-même mais dont la visée intuitive demeure vide).
Qu'est-ce donc que la conscience ?
Reprenons notre première caractérisation de la conscience : relation à soi, aux autres, aux choses, telle qu’elle enveloppe une connaissance d’elle-même. Cette connaissance, avant toute analyse ou explication, n’est autre que le fait de s’apercevoir : en éprouvant un sentiment, je m’aperçois que je l’éprouve ; en adressant la parole à autrui, je m’en aperçois ; en voyant mon entourage, je m’en aperçois... Cette " aperception", tant qu’elle n’est pas relayée par une réflexion, reste implicite (conscience directe) et n’est pas dénuée de risque d’illusion. Mais elle est au moins une expérience de la présence à soi et au monde sans laquelle il n’y aurait qu’inconscience.
Or, deuxième aspect de notre caractérisation, cette expérience (de soi) est toujours mêlée à une relation, quel qu’en soit le terme : réalité extérieure ou idée. La conscience n’est pas elle-même un des termes de la relation, elle est cette relation. On rencontre donc ici l’idée d’intentionnalité telle qu’elle a été reprise par Husserl, et formulée notamment dans un de ses principaux ouvrages, les Méditations cartésiennes : "le terme d’intentionnalité ne signifie ici rien d’autre que cette propriété fondamentale et générale de la conscience qui est d’être conscience de quelque chose, de porter en soi, en tant que cogito, son cogitatum." (fin du § 14). Il n’y a pas d’un côté un "je pense" (cogito) et de l’autre "ce qui est pensé" (cogitatum), de telle sorte qu’après coup s’établirait un lien entre les deux. Le fait même d’être conscient, s’accomplit comme rapport à ce qui est pensé ou toute pensée de... est en même temps pensée de la pensée. Avoir conscience de quelque chose est toujours conscience de soi ! "Penser" doit ici s’entendre sans restriction : il ne s’agit pas seulement de travail intellectuel, mais de tout mode de représentation. De fait, la conscience telle que nous commençons à la saisir - unité de l’aperception et de l’intentionnalité - est susceptible d’une variété peut-être indéfinie d’états ou de dispositions. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut en relever quatre : sentir, se souvenir, imaginer, réfléchir.
Sentir : nous sommes présents aux choses et les choses nous sont présentes grâce à nos sens. On peut certes soupçonner ceux-ci de tromperie. Mais s’il est vrai que certaines données sensibles peuvent incliner à des erreurs de jugement, comme dans le cas des illusions d’optique, elles n’en sont pas moins elles-mêmes manifestation de quelque chose. D’autre part, le sentir ne se limite pas aux opérations rendues possibles par les organes sensoriels (vision, audition...), il consiste aussi à éprouver des émotions et des passions qui contribuent à constituer notre perception du monde et de nous-même.
Se souvenir : la conscience sensible - à la fois sensorielle et affective - se déploie temporellement. Elle n’est pas seulement dans le temps, comme un objet qui passe par des états différents et successifs, mais elle constitue le temps en le rendant représentable par sa capacité à envisager le futur et à retenir le passé. Ce deuxième point notamment correspond à un aspect inséparable de la conscience : si quelque chose n’était pas retenu des différents états par lesquels elle ne cesse de passer, des impressions les plus fugitives aux représentations les plus manifestes, elle n’existerait même pas. Bergson l’a remarquablement souligné, dans une conférence sur "La conscience et la vie" : "Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s’oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement l’inconscience ?" (cf. L’Energie spirituelle). Cette conservation du passé consiste à retenir ce qui vient juste d’arriver, et se manifeste aussi à travers l’effort de rappel d’un passé plus lointain; mais dans l’un et l’autre cas, elle est inhérente à la conscience : être conscient, c’est, en même temps que sentir, se souvenir.
Imaginer : il n’y aurait pas de rappel du passé sans le pouvoir de former des représentations sensibles en l’absence de ce qui est représenté. Telle est l’imagination, déjà à l’oeuvre donc au coeur de la mémoire, elle-même intriquée avec le fait de sentir. Mais en imaginant, on peut aussi dépasser ce que livrent l’expérience perceptive et le souvenir. Bergson encore, juste après le passage cité plus haut à l’appui de l’idée que "conscience signifie d’abord mémoire", continue ainsi : "Mais toute conscience est anticipation de l’avenir. Considérez la direction de votre esprit à n’importe quel moment : vous trouverez qu’il s’occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être." L’imagination ne fait pas que reproduire, elle crée : elle produit des images de ce qui n’est pas encore. Et on pourrait encore prolonger : elle produit des images de ce qui ne sera jamais ; non qu’elle se détache du sensible : les données de celui-ci, notamment visuelles (figures, couleurs) sont toujours son matériau ; mais elle peut les combiner en des agencements qui défient toute référence directe à la réalité communément perçue. Les mythologies, certaines formes d’art, et bien des fantasmes de la vie individuelle de tout un chacun, témoignent de ce pouvoir constitutif de la conscience.
Réfléchir : par rapport aux opérations précédentes, celle-ci semble faire rupture. Sentir, se souvenir, imaginer, se produisent à même le courant de conscience au point que celui-ci n’est peut-être rien d’autre que le champ mouvant des expériences sensibles et affectives, des souvenirs et des images ; est-il jamais un moment de la vie éveillée qui serait dépourvu de tout objet de perception, de toute rétention du passé, de toute production imaginaire ? En revanche on ne réfléchit pas tout le temps qu’on est conscient. C’est que la réflexion est un retour sur soi qui exige d’abord une prise de distance. Ce n’est pas le simple rapport à soi que nous avons mis sur le même plan, lors de notre définition initiale, que le rapport aux autres et aux choses, et qui ne désigne rien d’autre alors que la capacité à se sentir soi-même. C’est un dédoublement interne par lequel la conscience se prend elle-même pour objet, ou prend pour objet certaines de ses manières d’être ou certaines de ses opérations : ce que nous faisons précisément en essayant de dire ce que c’est que sentir, se souvenir, imaginer, et même réfléchir (la réflexion étant alors auto-réflexion). Cependant, même si cette activité relève d’une attention qui ne peut qu’être intermittente, il faut la considérer comme essentielle à la conscience. C’est qu’elle est ce par quoi celle-ci devient conscience de soi. Et certes il y a vie de conscience, plus ou moins obscure et confuse, avant le passage à la conscience de soi. Mais c’est par cette conscience de soi que la vie spontanée de conscience, faite de données sensibles, de souvenirs et d’images, devient manifeste et donc véritablement effective.
Ainsi, l’idée d’un sujet psychophysique à laquelle nous sommes parvenus ne met-elle pas en cause le primat de la conscience ? Le rôle de l’inconscient, et notamment en celui-ci des pulsions, donc également le rôle de la vie organique, n’inclinent-ils pas à voir dans la conscience un phénomène relativement superficiel ? Bien sûr, ce n’est pas si simple.
D’abord, par "primat de la conscience" on ne veut pas dire, et nul n’a jamais voulu dire, que seule existerait la conscience, ni même qu’elle existerait "en premier" (du point de vue d’une succession chronologique) ; on veut dire que c’est à partir d’elle, notamment en tant qu’elle est capable de réflexion, que peuvent être produites des connaissances, des plus communes aux plus élaborées théoriquement, et que peuvent être accomplies des actions, du moins tant qu’elles ne se réduisent pas à des comportements automatiques. Ensuite donc, tout ce que nous venons de dire de l’inconscient et du corps ne peut l’être que du point de vue d’une conscience qui cherche à connaître ce qui n’est pas elle et qui cependant la concerne intimement : l’inconscient n’apparaît pas comme tel (sinon il ne serait justement pas inconscient), il se signale à travers des indices que seul un travail d’interprétation très réfléchi et instruit peut déchiffrer comme expressions de tel ou tel processus inconscient ; la vie organique n’apparaît pas comme telle en ses mécanismes les plus fondamentaux, même si certains de leurs effets peuvent être ressentis consciemment, elle n’est accessible qu’à des recherches dont on voit mal comment elles pourraient s’effectuer si elles n’étaient pas chaque fois le fait d’une conscience en éveil. Ajoutons également que le patient du psychanalyste doit lui-même faire preuve d’une conscience particulièrement vigilante : il ne faut pas oublier les jours et heures des séances, il faut faire en sorte de pouvoir les payer, il faut accomplir un travail sur soi qui vise non pas à rendre conscient l’inconscient (du point de vue psychanalytique on n’en aura jamais fini avec ce dernier) mais à établir des relations telles entre sa vie consciente et la part inconsciente de soi-même que la première se déroule sans souffrance trop pénible. Bref, si l’on est attentif à la démarche par laquelle une conception du sujet implique des références hétérogènes à la conscience, on n’en est pas moins renvoyé à celle-ci comme condition sans laquelle le sujet ainsi conçu ne serait qu’un artifice théorique.
Qu’est-ce donc que cette conscience, si elle ne se réduit ni à un effet psychologique secondaire et intermittent, ni à une notion logique qui reviendrait à la déréaliser ? Husserl retient l’intentionnalité comme attribut essentiel de la conscience. C’est que pour Husserl, notre connaissance des choses, aussi bien commune que scientifique, ne peut trouver un appui que sur l’étude de leurs modes d’apparition ; c’est ce que signifie le mot "phénoménologie" tel qu’il le reprend pour dénommer la méthode philosophique qu’il entend promouvoir : c’est littéralement l’étude des phénomènes, de ce qui apparaît tel que cela apparaît (c'est sur ce point que Michel Henry s'opposera à Husserl). Or, cet apparaître est toujours le fait d’une conscience dont les visées ou intentionnalités - perceptions sensibles, souvenirs, images, actes intellectuels - constituent ce qui apparaît comme ayant tel ou tel sens d’être - une chose matérielle, un événement du passé, une chimère, un concept mathématique. Elucider les phénomènes, c’est donc analyser les intentionnalités de la conscience. Mais ce travail n’est nullement spontané, car ce que Husserl appelle "l’attitude naturelle", que nous avons tous en partage, autrement dit notre disposition la plus constante et immédiate, consiste à être dirigés sur le monde, les êtres et les choses, ainsi que nous-mêmes comme êtres du monde ("sujets psychophysiques" comme nous le montre Freud). Et certes nous sommes cela et il y a tout cela. Seulement, tant que nous sommes polarisés en cette direction, nous ne pouvons pas être attentifs à la façon dont ce monde, ces êtres et ces choses nous apparaissent. L’étude des phénomènes, sans laquelle toute science et sans doute aussi toute action risque de rester aveugle, requiert donc une rupture avec l’attitude naturelle, une mise en suspens (non pas une négation) des croyances et intérêts liés à la supposition inévitable de l’existence du monde et de nos personnes dans le monde, précisément, pour décrire comment ce monde apparaît à la conscience : c’est ce mouvement de pensée que Husserl appellera "épochè phénoménologique".
Qu’est-ce que l’épochè ? Dans l’ensemble de la culture scientifique ou philosophique, l’étude des expériences humaines repose sur le présupposé d’un sujet qui se met en rapport avec un objet, c’est-à-dire sur une attitude fondamentale et naturelle n’envisageant la réalité que sur le mode spatial et matériel afin d’en rendre compte selon un schéma causaliste. La "thèse du monde", autrement dit la position du monde autour de moi comme existant, l’attribution d’être à tout ce que je perçois en dehors de moi, est l’attitude spontanée de chacun de nous, ce pour quoi Husserl l’appelle "attitude naturelle". Elle est, dans le fond, une méconnaissance des distinctions essentielles et nous est donnée d’entrée de jeu avec la première perception, comme si le monde nous incitait, au moment même où son phénomène se donne à nous, à le poser comme existant. A partir de là, nous nous voyons nous-mêmes comme des choses parmi les choses du monde. Opinion originaire, cette thèse figure à l’arrière-plan de nos jugements et de nos conduites. Une science comme la psychologie ou la sociologie se tient dans l’attitude naturelle, puisqu’elle cherche les relations entre l’homme et les phénomènes extérieurs, comme si entre les deux il pouvait y avoir relation de causalité de la même manière qu’entre deux substances homogènes. Mais l’attitude naturelle obscurcit précisément le fait que les choses spatiales extérieures ont une manière propre de nous apparaître : elle dénie le type d’apparaître du monde, le monde comme phénomène. Le psychologisme naturaliste explique les faits psychiques (y compris les idéalités comme les essences mathématiques...) à partir d’un modèle physique : les prémisses produisent leurs conclusions comme l’eau est produite par l’union de l’hydrogène et de l’oxygène. Le moi vivant (union inaliénable du corps et de l’esprit), l’uni-dualité du sujet et ses expériences subjectives, tout ce qui en lui échappe aux catégories et aux modes d’existence des réalités naturelles, ne peut donc avoir d’objectivité, à moins, justement, d’être réduit à un contenu psychologique. Ainsi, pendant des siècles, l’observateur des expériences humaines et des facultés actives est resté un spectateur focalisé sur la visibilité de la pensée : il fallait rendre l’esprit manifeste, le saisir sur le mode de l’extériorité. C’est encore aujourd’hui l’espoir des neuro-sciences : lier les opérations de l’esprit à des processus organiques déterminés et à des comportements observables. Mais dans les passions, correspondant au jeu de nos organes sensibles, nous ne pouvons lire que des effets, relevant d’une réceptivité passive. Une telle voie nous condamne au désespoir en nous interdisant tout accès direct aux phénomènes, en rendant impensable la possibilité d’une manifestation immédiate, l’intuition d’une constitution antérieure au constitué. C'est pourquoi, à l’inspectio mentis doit être substitué une vision directe, une "pensée de contact" qui s’installe au coeur même de l’expérience, du vécu (au lieu de le décomposer, comme le fait le psychologisme, en ses éléments ultimes au point de perdre le noyau significatif), là où s’entrecroisent les rapports du sujet et du monde, de la corporéité et du psychique.
Etant donné la différence d’évidence entre le monde et les vécus, dans la mesure où Husserl a le projet d’un savoir absolument évident et ne présupposant rien, sa phénoménologie devra donc par principe suspendre ("épokhè" ) la thèse de l’existence du monde. Je continue à regarder, à entendre, mais je ne pose pas l’existence de ce que je vois et de ce que j’entends : je "neutralise" en quelque sorte mes vécus, je fais comme s’ils continuaient certes à s’effectuer, mais sans qu’ils concernent une réalité existante.
Cependant, Husserl ne pense absolument pas que le monde n’existe pas, qu’il n’y a peut-être que des esprits. Le sens philosophique de l’épokhè consiste à mettre en lumière la différence essentielle de phénoménalité entre la conscience et le monde, afin de comprendre ultimement en quoi consiste la thèse du monde. "L’idéalisme phénoménologique n’a qu’une seule tâche et une seule fonction : expliciter le sens de ce monde, précisément le sens par lequel il vaut pour tout un chacun comme existant effectivement, et de plein droit. Que le monde existe, que dans l’expérience continue convergeant sans cesse vers la concordance universelle il soit donné comme monde existant, voilà qui est parfaitement indubitable. Toute autre chose est de comprendre cette certitude sur laquelle s’appuient la vie et les sciences positives, et d’expliciter son bien-fondé." (ID, III, Postface à mes Idées)
Suspendant la thèse du monde, la phénoménologie sera donc une analyse de ce qui reste : la structure des vécus. Comment dèslors cette analyse des vécus pourra-t-elle avoir un contenu ? En comprenant que la structure même de la conscience est d’être ouverte sur le monde et d’inclure en elle le sens de chacun des objets auxquels elle a affaire. C’est là la signification de "l’objet intentionnel".
L’attitude naturelle (la vôtre donc !), courante, voit les choses de façon binaire : d’une part le monde, de l’autre moi. Ainsi elle croit qu’en mettant entre parenthèse la thèse de l’existence du monde pour passer à l’"attitude transcendantale", il ne reste plus que le "moi", seul et vide.
C’est là son erreur (votre erreur !). De même que le monde et la conscience ne s’opposent pas comme deux objets, mais sont fondamentalement dissymétriques puisqu’ils n’ont pas le même type d’être, de même, il est naïf de penser le sujet et l’objet comme deux étants qui subsisteraient par eux-mêmes et auxquels la relation qu’ils entretiennent viendrait s’ajouter par ailleurs. Le monde et le moi ne subsistent pas par eux-mêmes indépendamment de la relation qui les constituent l’un par l’autre : la relation est première. Le monde n’est tel que dans la manière qu’il a d’apparaître à un sujet et le sujet n’est plus le reflet passif du monde mais l’acte de le constituer en ensemble de significations. Le monde n’est plus un monde de choses "irréelles", mais un monde "d’objets intentionnels", c’est-à-dire de significations visées par la conscience et immanentes à cet acte de visée, tandis que la conscience n’est plus le réceptacle d’images du monde, une "boite à représentations" construites à partir des impressions sensibles, mais apposition active d’un sens. Bref, comme déjà dit, le monde ne se soutient que d’être pour une conscience qui ne se soutient elle-même que de se rapporter à lui. Toute pensée n’est pas d’abord une pensée et ensuite pensée de quelque chose. Lorsque nous pensons, nous pensons toujours à quelque chose ; cette indissociabilité du quelque chose et de l’acte de le penser est la pensée même. Il n’existe donc pas de pure pensée qui serait pensée de rien et se déterminerait par surcroît. Si l’on prend comme exemple une perception, on voit tout de suite que ce type de pensée porte à même elle l’objet qu’elle vise. Percevoir, c’est toujours percevoir quelque chose, et cela vaut pour tous les actes de ma conscience : juger, évaluer, se souvenir, etc… Toute conscience est conscience de…
Que trouve-t-on alors ? Le champ est libre pour l’analyse des intentionnalités. L’intentionnalité de la conscience signifie en premier lieu qu’une conscience est toujours dirigée sur quelque chose, un objet, y compris lorsqu’elle se vise elle-même dans la réflexion. Cet objet n’est pas forcément empirique comme cette table ou ce livre que je saisis au moyen de mes sens dans la perception. Lorsque j’imagine un centaure, lorsque je me souviens d’un événement passé, lorsque j’étudie une relation mathématique ou lorsque j’éprouve du désir, de la haine ou de l’amitié pour une personne, dans chacun de ces cas, la conscience vise un objet selon une modalité à chaque fois spécifique. Par exemple, une conscience qui imagine pose son objet comme irréel, alors que la conscience perceptive pose son objet comme réel. En outre, le monde de l’imagination présente des structures distinctes de celles du monde réel de la perception dont la temporalité et la spatialité ne sauraient se confondre avec celles de l’imaginaire, etc... Husserl s’est attaché à décrire aussi rigoureusement que possible ces différentes modalités de l’intentionnalité de la conscience. Une telle description relève de l’analyse intentionnelle et de la phénoménologie statique.
Ainsi, l’importance de la thèse husserlienne de l’intentionnalité réside également dans le bouleversement de la description traditionnelle de la relation du sujet et de l’objet. Avec Husserl, il n’est plus possible de réduire cette relation à la simple représentation (Vorstellung) d’un objet par un sujet. Par là, si je décris un acte de conscience quelconque, par exemple la perception d’une chose spatiale, je ne décris pas seulement des opérations de la conscience, mais j’explicite aussi les structures de l’objet en tant qu’objet perçu, "objet intentionnel". Celui-ci, que les Recherches nommaient "matière" de l’acte, les Idées directrices le nomment "noème", et baptisent "noèse" l’acte qui le vise. Noèse et noème sont corrélatifs et possèdent chacun des modalités corrélatives. En quel sens ? Husserl montre que chaque intentionnalité a une certaine "modalité doxique", selon la manière dont elle pose son objet, qu’elle pose son objet comme étant, à la façon d’une perception habituelle, qu’elle le nie ou même qu’elle le conjecture. On peut ainsi concevoir une perception peu sûre d’elle, qui conjecture, par exemple, qu’elle voit, de loin, un homme, sans être sûre que c’est un homme ou une femme. La modalité doxique du côté noétique sera ici la conjecture, quant au noème de l’acte (l’homme perçu) il aura le caractère modal du "peut-être existant" (ID 1, § 104 sq.).
Husserl distingue bien l’objet intentionnel, autrement dit le sens que vise ma conscience et qui est immanent à l’acte de conscience, de l’objet réel (real), que l’épokhè aura mis de côté : en ce sens on peut le dire "irréel".
Ainsi, la conscience n’est pas le réceptacle d’images du monde qui se formeraient à partir de l’action physique d’objets matériels sur elle et leur ressembleraient plus ou moins ; elle est apposition active d’un sens. Cette apposition, loin d’être arbitraire, obéit à certaines régularités que la phénoménologie cherchera à décrire. En particulier, chaque acte de conscience appartient au flux général de la conscience, il s’y insère de façon motivée. Quand je perçois le dos de la maison, cette perception se rapporte à la perception du devant de la maison en tant que confirmation de celle-ci - au contraire, si au dos, je vois des tréteaux et du carton-pâte, nous aurons un rapport d’infirmation : la seconde perception annule la première et change son sens en "perception d’un décor de théâtre". Aucune perception d’une face d’objet n’est donc isolée, elles sont toutes en relations anticipantes, confirmantes ou infirmantes avec une série d’autres perceptions et s’inscrivent sur cette série comme sur un horizon.
De la sorte, "chaque état de conscience possède un "horizon" variant conformément à la modification de ses connexions avec d’autres états et avec ses propres phases d’écoulement. C’est un horizon intentionnel dont le propre est de renvoyer à des potentialités de la conscience qui appartiennent à cet horizon même" (MC, § 19). La "motivation" est alors le type général de lien qui peut exister entre divers moments de la conscience pure. Ainsi, "l’unité qui traverse le flux de conscience est aussi une unité de motivation" (ibid., § 56d). Ce qui est inclus dans l’horizon intentionnel d’un acte motive les actes ultérieurs de la conscience, c’est-à-dire permet d’en rendre raison sans toutefois les impliquer automatiquement (ID Il, § 56) : d’où la distinction de la causalité et de la motivation. Lorsque, dans la vie courante, je recherche les motifs d’une de mes actions, je ne les regarde pas comme des causes, parce qu’ils ne l’ont pas entraînée nécessairement ; autrement dit, on peut concevoir qu’avec les mêmes motifs je ne l’aurais pas commise.
Ainsi, comme le montre la description de la perception d’un objet, la conscience en visant cet objet vise toujours plus que cet objet, et ce "plus" n’est pas, à proprement parler, représenté mais appartient à titre de corrélat à la perception elle-même. Tout vécu de conscience est un vécu intentionnel qui possède un horizon, c’est-à-dire la visée d’un fond ou d’un "halo", relativement indéterminé, auquel renvoie l’objet lui-même mais dont la visée intuitive demeure vide.
C’est également de ce "plus" que relèvent les déterminations temporelles à travers lesquelles apparaît cette maison - que je vois pour la première fois ou, au contraire, que je revois pour la énième fois. La description phénoménologique de l’intentionnalité rencontre la question du temps, c’est-à-dire de la manière dont la conscience vit dans le temps, mieux : se temporalise. La mise entre parenthèses du monde permet en effet de mettre hors circuit ce temps objectif du monde, qui est le temps dans lequel vit la conscience psychologique en tant qu’objet dans le monde, afin de poser la question, déjà rencontrée par Kant, de la relation intime de la conscience et du temps. Du point de vue transcendantal, le temps n’est pas seulement une dimension des choses mais de la conscience elle-même, et il nous faut parvenir à saisir le temps, non pas en tant qu’il serait localisé dans la conscience, mais en tant qu’il coïncide avec le flux de la conscience. Ainsi, il ne suffit pas de dire que conscience signifie mémoire, anticipation de l’avenir, mais il faut en outre comprendre de quelle manière, pour reprendre le mot de Bergson, la conscience est durée et s’auto-constitue en se temporalisant.
Afin d’éclaircir ce mouvement fondamental de temporalisation, Husserl de nouveau recourt à la notion d’intentionnalité. Il ne s’agit toutefois pas de cette intentionnalité objectivante que nous avons rencontrée précédemment et par laquelle un objet déterminé, la maison, nous est donné, mais d’une intentionnalité non objectivante spécifique. Ainsi, "le tout juste passé" relève d’une intentionnalité particulière, distincte de celle du ressouvenir qui vise le passé, et que Husserl nomme rétention. De manière analogue, le futur proche est l’objet d’une intentionnalité protentionnelle ou protention, distincte de celle qui vise le futur. Alors que le ressouvenir vise le passé en tant que tel, qui est re-présenté ou présentifié, la rétention vise le tout juste passé et constitue une dimension immédiate et originaire de la conscience du présent. Ainsi, le présent ne se réduit pas un pur instant sans épaisseur, et le présent vivant enveloppe l’impression originaire et sa rétention comme sa protention. La conscience est toujours conscience rétentionnelle et conscience protentionnelle.
Ces quelques éléments nous permettent d’entrevoir de quelle manière la notion d’intentionnalité remanie la relation traditionnelle du sujet et de l’objet. Comme l’écrit Husserl : "Tout cogito est, en tant que conscience, et, au sens le plus large, visée de son objet, mais cet objet visé de manière présomptive est, à chaque instant, plus (...) que ce qui est explicitement visé à chaque instant". En d’autres termes, dans la perception et, plus généralement, dans la saisie d’un objet quelconque, la conscience dépasse cet objet selon les multiples horizons qui le constituent. Mais il faut préciser que ces horizons sont en même temps des horizons temporels. En effet, comme nous l’avons vu, chaque perception externe opère un renvoi des côtés véritablement perçus de l’objet de la perception aux côtés qui sont visés corrélativement sans être encore perçus. Or, ces derniers sont seulement anticipés sur le mode de l’attente en tant qu’ils sont alors à venir du point de vue de la perception. Il s’agit là d’une protention qui revêt un sens nouveau avec chaque phase nouvelle de la perception. Nous voyons ainsi comment l’intentionnalité est inséparable du mouvement par lequel la conscience se temporalise et se rapporte au monde lui-même. Nous entrevoyons du même coup que l’intentionnalité de la conscience n’est autre que la transcendance d’un être qui existe et dont l’être-au-monde constitue la structure fondamentale de son existence.
Enfin, en s’efforçant de décrire la genèse même de la conscience dans son mouvement de temporalisation, l’intentionnalité rompt de fait avec la conception substantialiste de la conscience. En effet, qu’est-ce que le temps désormais sinon cette puissance de néantisation au coeur même de la conscience ? Il s’ensuit que la conscience ne saurait être décrite ontologiquement comme cet être subsistant qui n’a besoin que de lui-même pour exister et qui est ce qu’il est. Parce que la conscience n’est pas son passé, ou plutôt parce que la conscience n’est pas son passé tout en l’étant, et, de même, parce que la conscience n’est pas son avenir tout en l’étant, il apparaît alors que la conscience n’est pas purement et simplement un être mais bien plutôt un néant d’être. C’est cette idée qu’exprime J.-P. Sartre dans L’être et le néant lorsqu’il définit la conscience comme un être qui n’est pas ce qu’il est et qui est ce qu’il n’est pas. Et on peut remarquer que cette structure ontologique décrit également le simple rapport de la conscience à elle-même ou présence à soi : consciente de soi, la conscience est toujours à distance d’elle-même, séparée d’elle-même par un néant, et ne peut coïncider avec elle-même sans s’évanouir.
Mais est-ce tout ? Peut-on se contenter de décrire des intentionnalités qui se juxtaposent ou se succèdent ? En fait, chez Husserl, la diversité des intentionnalités suppose un "ego" qui en est comme le foyer : ainsi, lorsque je me représente un événement du passé comme ayant été vécu par moi, c’est que la différence entre ce passé et ce présent s’accompagne de l’unité d’un même sujet conscient; le flux temporel des intentionnalités ne serait qu’éparpillement de représentations sans aucune coordination s’il n’était animé par un même sujet qui ne peut se dire qu’en première personne ("je" ). Par la réduction phénoménologique, nous gagnons le domaine des purs vécus de conscience avec leur structure noético-néomatique et pouvons ainsi décrire les différents vécus. Mais dans la mesure où l’intentionnalité est le mode d’être de la conscience, la phénoménologie n’est pas seulement la science eidétique de la région "conscience", elle est d’emblée un savoir eidétique portant sur la constitution de tous les types d’êtres en tant qu’ils sont susceptibles de se présenter originairement. La réduction phénoménologique, loin d’être une soustraction, fait gagner le champ transcendantal à partir duquel sont possibles tous les "sens d’être" que nous pouvons rencontrer – tels que le sens "être une chose spatiale", le sens "être une musique", et ainsi de suite. La phénoménologie, par conséquent, "embrasse toutes les ontologies rationnelles – du moins quant à leurs axiomes, pour autant que ceux-ci expriment des connexions d’essence immédiates d’une conscience possible." (ID Ill, § 12). Cette "conscience" à laquelle conduit la réduction est "transcendantale" parce que tout ce qui lui est transcendant est constitué comme tel en elle. La phénoménologie transcendantale élucide le sens des étants que les sciences présupposent comme donnés, car elle "résout les fonds dogmatiques des sciences ou des sciences entières comme la physique et la psychologie en régulations de fait ou essentielles de la conscience transcendantale." (ibid., § 14).
Votre argument consistant à dire : "s’il n’y avait pas de monde, de nature et de vie, il n’y aurait pas de pensée, pas de conscience" est ici hors jeu parce que la phénoménologie se place au niveau de la constitution du sens même de l’être naturel et de l’être vivant. Il ne s’agit pas de "constitution" au sens de genèse empirique, historique, car toute question de genèse présuppose un monde dans lequel un certain enchaînement de faits que nous voulons retracer aura fait naître certaines choses. La phénoménologie ne présuppose pas l’existence de telles choses, mais elle décrit comment leur sens peut apparaître à une conscience.
De ce point de vue, la philosophie phénoménologique est un idéalisme transcendantal parce que tout le réel est constitué par un ego transcendantal dont l’activité n’est ni réfléchie ni volontaire. Cet ego transcendantal n’est pas le moi empirique que je peux saisir dans le mouvement introspectif de ma conscience ou en me posant comme un objet du monde traitable par des expériences de psychologie.
Que se passe-t-il, en effet, si l’on va jusqu’au bout du mouvement de retour de la conscience sur elle-même, nécessaire à l’analyse des intentionnalités, c’est-à-dire à la connaissance des phénomènes, si l’on ne se contente pas de discerner tel ou tel état passager, mais si l’on tente d’aller jusqu’à la racine de cette diversité d’opérations et d’actes de la conscience ? Selon cette orientation et cette exigence, le moi qui médite se retrouve en fait lui-même en tant que subjectivité, et le mot doit être pris ici dans sa littéralité : la subjectivité est un mode d’être qui consiste à se trouver "sous" et donc à donner une assise commune aux multiples visées de la conscience. Or, si la subjectivité est bien cela, elle ne saurait être limitée au moi méditant : celui-ci la découvre, mais il ne la produit pas. Elle est aussi bien à l’oeuvre dans le moi expérimentant, c’est-à-dire le moi en tant qu’il fait l’expérience naturelle, réelle et possible du monde : cette expérience est dite "naturelle" au sens où elle précède justement le retour sur soi par la méditation, et consiste notamment dans la perception commune du monde, qu’elle soit déjà acquise ou à venir. Cette subjectivité est à l’oeuvre encore dans le moi agissant, le moi en tant qu’il est engagé dans des activités, y compris les activités liées à la connaissance scientifique (observation, expérimentation, calcul). Cette même subjectivité préexiste donc aussi et déjà à toute connaissance naturelle de soi. Une connaissance naturelle de soi n’est nullement une absence de réflexion : elle est aussi bien la clairvoyance dont tout un chacun peut faire preuve que, de façon différente, un travail qui pourra prendre forme en des disciplines telles que la psychologie ou en des recherches mobilisant plusieurs disciplines (psychologie, biologie, neurologie...). Mais, quelles que soient les différences considérables entre ces attitudes et ces pratiques, elles ont toujours le même objet : la connaissance naturelle de soi, c’est la connaissance empirique du sujet psychophysique. A ce sujet, dont il ne s’agit pas de nier la réalité, préexiste une subjectivité qui serait donc encore plus fondamentale. Pourquoi ? Précisément parce que tout ce qui forme l’individu psychophysique - données anatomiques, fonctionnements physiologiques, processus psychiques inconscients et conscients - n’est accessible qu’à cette conscience intentionnelle que la méditation découvre en mettant en suspens la croyance à l’existence du monde et les intérêts qui y sont liés, cette conscience intentionnelle qui trouve elle-même son unité dans un ego transcendantal qui ne saurait donc être confondu avec le sujet psychophysique.
Le projet phénoménologique, en tant qu’élucidation de toutes sortes d’intentionnalités à la source des connaissances humaines, vise à mettre au jour le sol sur lequel toute science s’édifie, donc à élaborer peu à peu la science des sciences, la science la plus universelle, ou plutôt la seule science universelle. Mais à cela il ne faut pas moins que l’adoption de "l’attitude phénoménologique transcendantale". "L’attitude" : il s’agit d’une position, obtenue par modification à partir de l’attitude qui nous est la plus naturelle, celle qui consiste à admettre spontanément le monde, les choses, nous-mêmes en tant qu’individus dans le monde. "L’attitude phénoménologique" : il ne s’agit pas de nier ni de mettre en question l’existence du monde, des choses..., il s’agit d’en manifester et d’en expliciter les manières d’apparaître, donc d’en chercher les rapports essentiels avec la conscience qui les intuitionne. "L’attitude phénoménologique transcendantale" enfin : cette conscience qui, d’un point de vue descriptif, n’est qu’un flux d’intentionnalités, a son unité dans un "ego" ; mais cet "ego" n’est pas la personne psychophysique, autrement dit l’individu dans le monde, puisque celui-ci fait justement partie des phénomènes qui se donnent à la conscience intentionnelle (comme lorsqu’il nous arrive de nous voir situé en un lieu, ou de nous entendre en train de parler...). C’est donc un "ego" qu’il faut qualifier de "transcendantal", par différence avec "psychologique" ou même "psychophysique", puisqu’il est ce par quoi un monde, des choses, ainsi que lui-même et ses semblables comme êtres du monde, apparaissent, et apparaissent comme des réalités transcendantes, c’est-à-dire extérieures à cet "ego empirique" qui en quelque sorte s’épuise à les viser.
Au terme de mon explication, vous êtes donc en mesure de comprendre pourquoi la phénoménologie n’est pas une psychologie introspective. L’exclusion de la référence à une existence réelle était déjà dans la 5e Recherche (RL V, § 2) ainsi que le critère de distinction entre vécu psychologique et vécu phénoménologique pur. La phénoménologie précède la psychologie, car la question de la constitution de l’objet intentionnel précède l’étude des états d’âme dans lesquels les hommes vivent et se représentent ces objets. C’est seulement lorsque je reconduis la thèse du monde pour repasser à l’attitude naturelle que j’appréhende la conscience comme un étant du monde parmi les autres étants et fondé sur un certain rapport à un corps et, par là, à la nature vivante et physique. La psychologie ne peut donc reprendre à son compte les énoncés phénoménologiques qu’en présupposant la constitution du je "empirique" à partir de l’ego transcendantal, la "mondanisation" de celui-ci.
Cette distinction entre l’ego empirique et l’ego transcendantal continue certes à faire problème, après les analyses de Sartre, Merleau-Ponty. Faut-il retrouver, en deçà des opérations perceptives immédiates et spontanées par lesquelles l’homme adhère au monde, la subjectivité fondatrice absolue, qui ne soit ni psychologique, ni historique, ni mondaine, mais transcendantale et universelle ? Pour Merleau-Ponty, l’erreur de Husserl fut justement de croire en l’existence d’un sujet plus fondamental que le sujet psychophysique, le "Je pense" qui, de l’expérience pré-réflexive à l’activité réfléchissante et au travail conceptuel, en conditionnerait l’appréhension. La conscience est-elle constamment sous-jacente aux connaissances comme à toute autre activité de l’homme dans le monde ? Au contraire, tout en admettant que le cogito (husserlien ou cartésien) ne saurait se réduire à une diversité d’états et d’événements psychologiques, Merleau-Ponty critique l’idée d’une pure activité spirituelle soustraite à toute limite de fait et à toute condition temporelle. Le "Je pense" ne peut être un absolu dissocié de toute inhérence au monde et de toute expérience d’autrui. Le cogito ne peut être caractérisé par la référence à un sujet pensant ontologiquement distinct du monde sensible et de l’insertion dans un milieu intersubjectif.
C'est ce qui m'intéresse surtout et dont j'aimerai vous entretenir un jour ou l'autre...