En complément de l'étude sur Kant, je vous propose aujourd'hui, à partir d?un texte de Wittgenstein, une présentation du Tractatus logico-philosophicus !
" Le livre traite des problèmes philosophiques, et montre ? à ce que je crois ? que leur formulation repose sur une mauvaise compréhension de la logique de notre langue. On pourrait résumer en quelque sorte tout le sens du livre en ces termes : tout ce qui proprement peut être dit peut être dit clairement, et sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence.
Le livre tracera donc une frontière à l?acte de penser, - ou plutôt non pas à l?acte de penser, mais à l?expression des pensées : car pour tracer une frontière à l?acte de penser, nous devrions pouvoir penser les deux côtés de cette frontière (nous devrions donc pouvoir penser ce qui ne se laisse pas penser).
La frontière ne pourra donc être tracée dans la langue, et ce qui est au-delà de cette frontière sera simplement dépourvu de sens ".
Le texte à étudier est extrait de l?introduction au Tractatus logico-philosophicus (paragraphes 2, 3, 4). La philosophie de celui-ci s?inscrit dans la lignée d?une réflexion critique sur la métaphysique. Il s?agit pour Wittgenstein de délimiter le domaine de ce qui peut être dit légitimement de ce qui n?en fait pas partie, ce qui n?a pas de base sera avant tout logique pour le Tractatus, s?éloignant des projets similaires prenant pour critère des données empiriques.
L?analyse des propositions et la détermination de ce qui a du sens correspond notamment à une réflexion sur le langage : pour savoir ce que la philosophie peut et doit dire, il s?agit en effet de commencer par éclaircir la définition du dire.
Ainsi, en quel sens Wittgenstein propose-t-il de " tracer une frontière à l?acte de penser " ? Et selon quels critères ? Comment expliquer que la langue joue un rôle si important dans ce domaine ? La métaphysique est-elle vouée au silence ?
Dans la préface de son ouvrage, Wittgenstein expose son projet d?une manière extrêmement synthétique, permettant d?entrer plus facilement dans le labyrinthe des aphorismes qui suivront. L?intention est claire : traiter " des problèmes philosophiques " (l. 1), se prononcer, à son tour, sur les questions métaphysiques qui, au moment où le livre est écrit, n?ont pas trouvé de réponses. Il s?agit à présent de nous livrer des " vérités intelligibles et définitives ", comme il est mentionné au terme de cette même préface. Mais le développement qui suit n?est pas nécessairement celui auquel nous nous attendons : la formulation des problèmes philosophiques " repose sur une mauvaise compréhension de la logique de notre langue " (l. 2-3). Ainsi, comme s?il s?agissait pour Kant d?une audace de notre raison toujours en quête d?universalité, la métaphysique prend ici racine dans l?erreur grammaticale : sans cela, la plupart de ces problèmes ne seraient pas même formulés. La philosophie traditionnelle est une maladie de l?Intellect. Elle est donc due à un mauvais fonctionnement du langage, à sa méconnaissance. Poser des problèmes philosophiques, c?est simplement opérer une confusion grammaticale. C?est en particulier le caractère imagé du langage qui nous précipite dans la recherche de solutions qui n?existent pas, dans la construction de doctrines. Le langage nous fascine, puis nous échappe, se mettant à tourner à vide, ne s?engrenant pas dans le réel. La métaphysique est alors un " écho déformé de la grammaire ". Son tort consiste, entre autres, à se confondre avec la science, à assimiler empirique et concepteur grammatical.
En effet, selon Wittgenstein, la langue est corrélée au monde : elle reflète son agencement. La proposition est une image du monde qui lui impose sa structure : le nom correspond à l?objet, la phrase à un " état de choses ", une situation. Le langage est donc une capacité de figuration, il habilite une proposition à être l?image d?un fait réel ou possible. La vérité et la fausseté naissent de la comparaison entre la proposition et le fait, qui se fait sur la base de leur forme logique commune, condition même du caractère représentatif de la proposition : il y a identité de relation entre cette dernière et l?état de choses, ce " qui est le cas ". Il convient d?ailleurs de noter qu?il y a un rapport immédiat entre ces deux entités : quand on parle, on ne précise jamais que c?est la réalité. C?est peut-être cela qui favorise aussi les constructions métaphysiques : oublier que parler, c?est tacitement " dire ce qui est ".
Ce n?est donc pas simplement en mettant des mots les uns à côté des autres qu?une proposition représentera le réel, de même qu?un alignement de notes ne donne une mélodie et l?expression d?un sentiment. La proposition doit avoir une certaine structure et une certaine syntaxe : l?exemple de Carnap " César est un nombre premier " montre bien que ce qui est correct n?a pas forcément de sens : cela ne décrit pas un état de choses. C?est d?ailleurs pour cela qu?un nom seul n?a pas de sens : il ne dit rien. La proposition préexiste à l?objet. Pour avoir du sens, il doit être pris dans une structure propositionnelle. Celle-ci doit être saine, informative et permettre de distinguer un monde possible d?un autre. Il y a ainsi deux sortes de non-sens : les vérités nécessaires tout d?abord, vraies quel que soit le monde, ne nous apprenant rien. C?est la tautologie. Il y a aussi la contradiction, toujours fausse. Mieux que des non-sens, elles sont vides de sens. Il y a, d?autre part, la métaphysique, qui croit nous apprendre des choses sans en avoir le pouvoir : ses thèses ne sont ni vraies ni fausses. Elles n?ont pas de sens. Le système de Wittgenstein une fois présenté, nous comprenons en quoi la philosophie traditionnelle " repose sur une mauvaise compréhension de notre langue " (l. 2-3). A partir des bases que nous avons, nombre de questions se retrouvent remises en question. En effet, la phrase " Il n?y a pas d?image vraie a priori " (2.225) rappelle que " pour reconnaître si l?image est vraie ou fausse, nous devons la comparer avec la réalité " (2.223). Il est donc inutile de spéculer sur la justesse de telle ou telle hypothèse métaphysique : une proposition n?a de sens que si elle représente une chose à laquelle on peut la comparer. Il n?y a pas de réalité (et donc ni fausseté ni vérité) a priori. Wittgenstein fait ici preuve d?un empirisme radical. Une image dépend de ce qu?elle représente. Si les mathématiques peuvent être considérées comme " vraies " a priori, elles n?ont pas vraiment de sens : elles ne représentent rien, ne décrivent pas de faits, ne sont pas connaissance. Elles sont davantage de l?ordre de la règle grammaticale. Elles dessinent la structure de notre description des faits. Il s?agit donc de rompre le parallèle classique établi entre cette discipline et la philosophie : les mathématiques ne décrivent pas la réalité, mais ils posent des règles, des connexions conceptuelles. Et notre adhésion à ces règles comporte une part de foi. Vouloir parler de relation causale est donc illusoire, Hume l?a déjà signalé. Le fondement des lois physiques est psychologique, non logique. Il n?y a pas de nécessité physique. Les faits sont indépendants les uns des autres. La notion de loi physique est donc illusoire. Le Tractatus présente un univers de contingence radicale. Le problème de la finalité de l?existence du monde, celui de la destinée de l?âme... tout cela n?a donc plus lieu d?être : il n?y a pas d?engendrement d?un état de chose par un autre. De même, la volonté ne peut agir sur le monde : il n?y a que des coïncidences. La succession des événements d?un état de chose n?a pas de sens au préalable : c?est le sujet qui l?ajoute par la suite. D?autre part, Wittgenstein renverse le problème des essences en considérant que l?objet n?existe qu?en tant qu?il est pris dans une situation. La vision intemporelle des essences est, là encore, illusoire. Tous les débats qu?implique la notion d?essence reposent donc sur une erreur. Il ne s?agit pas de dire ce que sont les objets, mais bien " comment " ils sont. De même, la question pertinente à propos du monde est " Comment est-il ? " et non " Pourquoi ? ". De toute façon, la relation " image/état de choses " est individuelle : il n?y a pas de représentation générale du monde : c?est l?atomisme. De ce point de vue, la possibilité d?un état de chose n?est que ce qui peut être dit : il n?y a pas de puissance métaphysique.
De façon générale, tout ce qui concerne l?éthique, l?esthétique etc... ne peut faire l?objet d?une connaissance : il est vain de poser des questions à ce propos et de prétendre y répondre. Comme l?affirme Wittgenstein en 6.41 : " Le sens du monde doit être en dehors de lui (...) il n?y a en lui aucune valeur (...) car tout est accidentel ". On comprend comment sont évacués toutes ces mécompréhensions de la logique du langage que regroupe la philosophie : " Il ne peut y avoir de propositions éthiques. Les propositions ne peuvent rien exprimer de supérieur " (6.42). Et " La solution de l?énigme de la vie dans le temps et l?espace se trouve en dehors de l?espace et du temps ", et donc en dehors des cadres de notre connaissance.
Le problème de la philosophie est donc qu?elle ne tient pas compte du caractère descriptif d?une phrase. Elle joue sur la place des mots. Pour éliminer ces confusions, il faudrait créer une langue symbolique, donnant un seul terme à une seule fonction. Nous ne pouvons en effet dire indifféremment : " Ce couteau est bon " et " Cet homme est bon ". La dernière proposition semble avoir un sens, comme la première, mais elle n?en a pas : elle parle d?universaux, non de faits. Ce n?est pas faux mais cela n?a pas de sens, et ne devrait pas pouvoir être formulé. On ne peut pas jouer avec le sens des mots ordinaires comme le fait la langue métaphysique, pleine de non-sens, ne décrivant aucun état de choses mais faisant tout comme : elle déguise le langage, la pensée prend le normatif pour le descriptif. Ainsi, (4.002), l?homme possède la capacité de construire des langues par le moyen desquelles tout sens peut être exprimé, sans qu?il y ait une idée de ce que chaque chose. C?est pourquoi (4.003) les questions métaphysiques " ne sont pas fausses, mais dépourvues de sens. Nous ne pouvons en aucune façon répondre à ces questions ". La connaissance ne peut progresser que grâce aux méthodes des sciences de la nature.
Ainsi, " tout le sens du livre " (l. 4) consiste à délimiter " ce qui proprement peut être dit " et ce sur " il faut garder le silence ". Il s?agit de renoncer à poser des thèses : les propositions doivent être purement analytiques. La pensée est langage : il n?y a donc pas de pensée digne de ce nom qui soit confuse et non exprimable. La pensée est la logique, il n?y a pas de pensée illogique. La logique est une sorte de " forme a priori de notre sensibilité ". On ne peut se représenter dans l?espace ou le langage quelque chose d?illogique. Alors " tout ce qui peut être dit peut être dit clairement " (l. 5). Le reste, c?est l'ineffable. Wittgenstein disait lui-même que l?essentiel de son livre en était la partie non-écrite. Cela recoupe d?ailleurs le paradoxe du Tractatus : celui qui comprend vraiment comprend qu?il est dénué de sens. Il doit " jeter l?échelle après y être monté " (6.54). Les propositions servent à démontrer que les affirmations de leur type n?ont pas de sens. Il y a donc trois niveaux différents :
- le monde ou l?ensemble des états de choses.
- la pensée et le langage, qui représentent le monde.
- puis ce dont on ne peut pas parler, définit négativement. Les questions qui passent les limites du pensable n?ont pas de réponses : (6.5) : " D?une réponse qu?on ne peut formuler, on ne peut non plus formuler la question ". Ce qui n?a pas de réponse, comme les problèmes métaphysiques, n?a pas lieu d?être formulé en question. On ne peut connaître le sens de la vie ni savoir pourquoi le monde existe. Et l?Ethique, nous l?avons dit, se situe au-delà du vrai et du faux : elle est transcendantale. La philosophie doit avouer qu?elle ne donne aucune signification à certains de ces mots (Dieu, l?âme...). Mais il faut tout de même accorder qu?il y a de l?ineffable. " Au delà des contingences, il existe des réalités dont le mystère est inexprimable, réalités mystiques ".
Il faut " garder le silence " (l. 6), ce que l?auteur lui-même a fait pendant plusieurs années, " trace une frontière (...) à l?expression des pensées ". L?injonction finale évoque le fait que la philosophie, malgré son effort pour elle-même de dévoiler les pièges du langage, se condamne finalement au silence. Le sens éthique du monde est indicible.
L?héritage kantien se fait perceptible dans cette volonté de limiter le monde à ce qui peut être dit. Sans le langage et le point de vue qui le forme, pas de monde. " Tracer une frontière à l?acte de penser " (l. 9), c?est le but de l?autre philosophie, légitime, elle ! Pas celle qui se présente sous forme de doctrines, mais celle qui est activité de description, " clarification logique des pensées " (4.112). " Elle doit délimiter l?impensable de l?intérieur, par le moyen du pensable " (4.114). Là où Wittgenstein se démarque de Kant, c?est sur les modalités de cette limitation du dicible : pour le premier, c?est le langage qui détermine le champ de notre pensée. Pour le second, ce sont nos principes qui limitent l?usage de la raison à la seule expérience possible. La perception prend le rôle de l?expression. Dans les deux cas, il s?agit d?interdire l?évocation d?un sens global du monde et de la condition humaine : ce serait un discours incorrect, ne parlant pas de faits. La philosophie doit parvenir à faire reconnaître l?obligation au silence sur ce qui n?a pas de sens. La question de Wittgenstein est bien, à la suite de celles de Kant : " Que peut-on exprimer ? ". Le critère est celui du sens, dont le propre critère est la correspondance logique entre une proposition et une réalité. Le sens conditionne la possibilité. Elle doit décrire un état de chose pour être exprimable. Il faut un objet, plus une pensée à propos de cet objet (ainsi le nombre n?a-t-il pas de sens). Et c?est le sens de cette pensée (comme celui du tableau) qui est comparé à la réalité.
Avant de savoir si les concepts s?appliquent à la réalité, Wittgenstein pose comme préalable de savoir si l?harmonie est possible. Ce ne sont pas nos capacités qui délimitent le langage, comme chez Kant, mais le sens. On ne peut en effet se placer sur la frontière, penser en dehors de la pensée. On reste toujours dans le langage, c?est pourquoi la limite lui est interne : on trace les contours du dicible. On demeure malgré tout à l?intérieur de la relation entre le monde et l?image du monde. Voilà la nuance entre " l?acte de penser " et " l?expression des pensées " (l. 8) éclaircie. Kant oublie que nous ne pouvons " penser les deux côtés de cette frontière " (l. 10) : pour trouver une limite, il faut se trouver des deux côtés de la limite. Ne pouvant pas penser l?impensable, nous nous rabattons donc sur la limite du pensable-exprimable / pensable-insensé. " La frontière ne peut être tracée que dans la langue ". Le véritable langage est celui qui reflète logiquement la structuration, elle-même logique, du monde, sur le reste, il faut se taire. La proposition qui a un sens (elle décrit un fait possible) avant sa confrontation avec le monde est légitime. Ce qui n?a pas de sens correspond à ce qui n?est ni vrai ni faux. Le faux représente la réalité, bien que ce soit incorrectement : il peut donc être exprimé, puisque réfuté. Seule une proposition qui peut être vraie (et donc vérifiée, même si elle ne l?est pas) a un sens.
Limiter l?expression de la pensée, c?est limiter le domaine du sens dans le langage. Puisque nos capacités nous permettent de penser plus qu?il ne faut, c?est le langage qui, dans son exigence de logique, doit faire barrage. Mais il ne faut pas en conclure que certaines pensées sont illogiques : on ne peut raisonner illogiquement comme on ne peut dessiner en ignorant les lois géométriques ou l?espace. Le monde est logique, le langage et la pensée doivent l?être aussi. Notons que l?art est une tentative de sortir des limites du langage et de la logique, en suggérant la possibilité de nier la géométrie, en s?en servant d?une façon détournée, mais continuant finalement à servir les lignes et les courbes. La métaphysique, elle, déconnecte réellement le langage ordinaire de ses objets. Et c?est quand il n?y a plus d?objets qui correspondent à l?image que l?on en donne qu?il faut tracer la frontière. Sans réalité, la représentation n?a pas de sens. Ce qui est simplement " dépourvu de sens ", c?est donc le langage qui fonctionne à vide.
Il existe donc deux sortes de langage, et deux sortes de philosophies. La seconde, pour s?exprimer, s?assure de la validité logique de ses propositions. Son but n?est pas de rechercher des essences ou de faire des déductions : elle prononcerait alors des phrases dénuées de sens. La philosophie, le langage, doit être purement descriptive et renoncer à expliquer et à théoriser sur le modèle des sciences. De toute façon, une fois les confusions grammaticales éliminées, les problèmes s?évanouissent. La philosophie doit être la description du cas singulier, des différences et des parentés. Elle décrit l?usage ordinaire des mots au lieu d?en faire un usage métaphysique. Mais sa tâche n?est pas prête d?être terminée pour autant, son activité est toujours partielle, et l?évolution du langage amène de nouvelles confusions à élucider. Elle apporte, au moins provisoirement, la paix dans les pensées.
Tout ceci ne va pas sans poser un certain nombre de problèmes : Wittgenstein reconnaît l?existence de " réalités mystiques " mais qui sont ineffables. L?objet de la philosophie est la pensée, mais pas dans son caractère psychologique ; c?est comme problème linguistique qu?elle doit être considérée. Mais même ce modeste projet semble dénué de sens. L?auteur le reconnaît lui-même : " il faut jeter l?échelle ". Comme le dit Quine, vouloir énumérer ce qu?il y a dans le monde est déjà un projet métaphysique. Le Tractatus lui-même est dénué de sens, il fait partie de ce qui est du mauvais côté de la frontière. Il n?est composé que d?aphorismes dogmatiquement posés. D?ailleurs, malgré sa première conviction d?avoir livré des vérités définitives, Wittgenstein est finalement insatisfait de son livre. Il reprendra son projet en tentant de lever les points délicats de son exposé, notamment le caractère dogmatique qui annulait sa démonstration. Comment dépasser la philosophie au nom de la philosophie ? Quel est l?intérêt de dissoudre les problèmes au lieu de les résoudre ? Et celui d?une philosophie " orthopédique ", imposant le silence ? la réflexion ultérieure que Wittgenstein fait sur les jeux de langage semble d?elle-même montrer combien les contraintes de la pensée correspondant à un fait, les contraintes du langage pourvu de sens étaient trop strictes. Avec cette limitation de l?expression de la pensée, le " problème de notre vie demeure encore intact " (6. 52).
Message édité par l'Antichrist le 20-03-2004 à 09:47:31