rahsaan | LES PARADOXES DE ZENON
(par le professeur Georges-Amédée Rahsaan, de l'Institut du Savoir Théorico-Pratique Universel )
Zénon et ses paradoxes
Zénon, disciple préféré de Parménide, faisait comme lui partie de l’école des Éléates. Parménide a le premier établi que seul l’Être est et que le non-être n‘est pas. Car rien de ce qui change ne demeure le même et ne peut par conséquent prétendre être absolument. En sorte que la multiplicité changeante n’est qu’une apparence, dont il faut nous détourner par la pensée, pour rejoindre l’Être, et ne pas nous perdre en vaines recherches sur le sensible. Le rôle de Zénon ne fut pas d’ajouter quoi que ce soit à la doctrine du maître, mais de combattre les opposants de Parménide, en montrant, à ceux qui tenaient sa doctrine pour absurde, que défendre le contraire de ce que professait Parménide amenait à des contradictions insurmontables. C’est le rôle de ses célèbres paradoxes sur le mouvement, de montrer que le mouvement ne peut être pensé sans contradiction. Zénon passe pour être l’inventeur de la dialectique, c’est-à-dire l’art du discours bref. La dialectique de Zénon visait à mettre les adversaires de Parménide face à leurs contradictions. Vous ne pouvez pas penser le mouvement sans contradiction, leur dit Zénon. Et puisque ces contradictions sont intenables, vous devez admettre que le sensible n’est qu’une apparence, et que ce qui est vraiment est l’Être. Zénon nous met face à une série de paradoxes des plus surprenants : ce qui nous paraît le plus évident, c’est-à-dire que des choses se meuvent, va contre la logique la plus rigoureuse. Les paradoxes de Zénon visaient en particulier la doctrine héraclitéenne de la nature, doctrine qui prétendait que tout se meut sans cesse, si bien que toute chose est balancée sans cesse entre deux contraires. La contradiction incessante est, pour le penseur d’Éphèse, le mouvement même des choses. Mais si rien ne demeure jamais identique à soi, alors la connaissance est impossible. On aboutit à des contradictions insurmontables et l’on ne peut plus rien dire, car une position est aussi vraie que son contraire. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, car l’eau qui coulait hier entre ces rives n’est plus la même qu’aujourd’hui. Le fleuve n’existe que pour autant qu’il coule sans cesse et ne demeure jamais lui-même. La contradiction apparaît ici pleinement : une chose est et n’est pas à la fois, donc aucune science n’est possible (comme le montre Platon dans le Théétète).
Contre cette doctrine, Zénon énonce ses célèbres paradoxes, qui prennent les conceptions d’Héraclite à contre-pied, en montrant que le mouvement n‘est qu‘une apparence. Les deux plus célèbres sont les suivants :
- Achille et la tortue : la tortue part en avance, et Achille essaie de la rattraper. Pour y parvenir, le héros grec doit d'abord parcourir la moitié de la distance, puis la moitié de la distance restante, puis la moitié de cette moitié etc. Donc il reste toujours une moitié à parcourir, donc Achille ne rattrape pas la tortue.
- La flèche : la flèche vole d'un point à un autre. Donc à chaque instant, la flèche se trouve en un lieu déterminé. Or, si elle est en ce lieu, elle n'est pas non plus ailleurs. Donc à chaque instant, la flèche est immobile. Or, la durée du vol de la flèche se compose de ces instants. Mais si le mouvement est nul à chaque instant, alors jamais une somme, si grande qu'on voudra, de déplacements nuls n'équivaudra à un mouvement. Donc la flèche est en réalité immobile. Il est impossible qu'elle se déplace.
Ces paradoxes révèlent l’impossibilité de concevoir le mouvement par la pensée, d’où Zénon tirait la conséquence que le mouvement n’existe réellement pas. Comme les autres penseurs Grecs, l’Eléate accordait une telle confiance au langage, que, de ce qu’une chose n’est pas pensable, il en concluait qu’elle n’existe pas. Or, si l’on peut admettre que le langage ne sait pas exprimer le mouvement, doit-on en conclure à l’inexistence du mouvement ? Il peut sembler plus raisonnable d’en conclure à un défaut du langage.
Le langage des paradoxes
Les paradoxes nous logent précisément au cœur de ce dilemme : ils mettent en lumière un écart insurmontable entre la logique propre à notre langage et la nature du sensible, à savoir le mouvement. Or, quel est le véritable intérêt de ces paradoxes ? Est-ce de prouver l’inexistence du mouvement, afin de prouver que ce qui est connaissable est immobile, donc non sujet au changement ? C’était l’intention de Zénon car il voulait défendre la doctrine de Parménide. A l’inverse, il est possible de défendre l’idée, peut-être plus intéressante, que les paradoxes de Zénon constituent le constat d’échec du langage à exprimer le mouvement, et qu’ils réclament un langage qui saurait nous dire qu’Achille rattrape la tortue. Cette interprétation, sans doute, va contre ce que, peut-être, Zénon avait consciemment l’intention de dire : à savoir que le mouvement n’est pas pensable sans contradiction et qu’il convient donc de n’accorder l’Être véritable qu’à l’immobile. Quoi qu’il en soit, il est incontestable que ces paradoxes visent à nous mettre dans l’embarras. Car leur formulation est rigoureusement logique et elle aboutit finalement à un renversement complet de l’opinion commune -ce qui est bien sûr le propre du para-doxe. Nous sommes plongés dans l’embarras d’une part quand, à suivre la logique, nous sommes forcés d’admettre le contraire de ce que l’opinion nous disait ; et plus encore, lorsque ce que nous disons conclue à l’inverse de ce que nous voyons. Plus j’observe une tortue, et plus je suis persuadé qu’elle avance. Mais plus j’essaie de dire qu’elle avance, et plus je suis conduit à dire qu’elle est immobile. Les formulations des paradoxes jouent donc sur des situations à la fois simples et inextricables. Il serait tentant de n’y voir que la seule malice du philosophe, prenant exprès des exemples limites, pour le plaisir de nous embarrasser, quitte à aller contre le bon sens. Et, en effet, il s’agit très exactement de cela ! Il s’agit de prendre des exemples qui nous mettent vraiment dans l’embarras, qui ne laissent, au sens commun, aucun échappatoire possible, sinon celui de creuser le paradoxe et d’y chercher une résolution. Autrement dit : le paradoxe nous prend au piège, nous ligote et nous immobilise, de telle façon que nous ne puissions nous libérer qu’avec ce qui nous emprisonne. Zénon désire véritablement que nous nous arrachions les cheveux sur ses paradoxes, que nous essayions à toute force de lui prouver qu’il a tort. Oui, essayons !
Mais nous verrons bientôt, et c’est là toute la malice de l’Éléate, que le paradoxe est comme un nœud de marin, qui se resserre d’autant mieux que l’on tente de le desserrer. C’est notre acharnement à essayer de penser le mouvement qui doit encore mieux nous obliger à avouer que le mouvement n’existe pas. A cette malice se retrouvent confrontés ceux qui essayent de dénouer le paradoxe. Quelles ont été les tentatives pour contrer les arguments de Zénon et surtout : y en a-t-il qui ont réussi ? Plus simplement, nous nous demanderons s’il faut se sortir de ses paradoxes. Et nous essaierons de montrer qu’en y répondant, nous risquons d’y perdre, et non d’y gagner.
Tentatives pour déjouer les paradoxes
1) Diogène le Cynique. Sa réponse, moqueuse, fut la plus simple : au lieu de se laisser prendre au piège, il se contenta de se mettre à marcher devant Zénon. Le philosophe du Chien fournissait alors la preuve en acte que Zénon se trompait. Si je peux marcher, alors le mouvement existe. C’est la réponse du bon sens. Façon de dire que si le paradoxe est en contradiction avec la réalité, c’est au philosophe de changer ses formulations.
Mais, à la limite, Zénon pourrait répondre qu’il est bien d’accord avec Diogène : « Oui, je vois bien que tu bouges, mais comment peux-tu parvenir à le démontrer ? Et puisque la logique ne peut penser ton mouvement sans contradiction, peut-être n’est-il qu’une apparence trompeuse. Alors maintenant, prouve-moi vraiment que tu marches ! »
A refuser ce défi, Diogène se condamne au silence et la position de l’Éléate n’est pas un instant mis en danger. Or, disons-le dès maintenant, quel est le véritable enjeu derrière cette querelle ? Est-ce d’établir que la connaissance porte sur ce qui est immobile… ou bien de trouver un langage qui saurait dire le mouvement en supportant la contradiction qu’il implique ? C’est vers la deuxième solution que nous nous dirigerons.
2) Les mathématiques, sur l'exemple d'Achille et de la tortue, établissent que la somme d’une moitié, puis de la moitié de cette moitié etc. converge finalement vers un. Autrement dit, la somme ½ + ¼ + 1/8 + … 1/n finit par égaler 1. La série converge vers un : donc à force de parcourir la moitié de la distance, puis la moitié de la moitié puis… Achille finit bien par rattraper la tortue.
Variante de cette réponse : celle de la physique. Au fond, il est évident qu’à force de diviser en deux la distance, on finira par obtenir un segment Achille - tortue [AT] plus petit que la plus petite distance entre deux particules élémentaires. De sorte qu’Achille touchera bel et bien la tortue, quand il y aura moins d’une particule (disons) d’écart entre elle et lui. De la même façon, on prouve que la courbe de la fonction f(x) = 1/x, qui tend vers zéro quand x tend vers l’infini, est une hyperbole qui finit par toucher l’axe des abscisses. Car la distance entre la courbe et l’axe devient infiniment petite. Mais il faut objecter à cela que lorsque la distance à parcourir tend à s’annuler, lorsqu’il ne reste plus que la plus petite portion de distance à parcourir, alors le mouvement d’Achille s’annule également. De sorte que le héros au talon fragile finit par s’immobiliser, et ne rattrape pas son retard. Au fond, il s’agit d’admettre, contre ce que présupposait Zénon, que l’espace et le temps ne sont pas divisibles à l’infini. Au-delà d’une certaine division, on obtient un espace ou un temps si petits que leur mesure n’a plus aucun sens : autant dire alors qu’ils n’existent physiquement plus. C'est la solution de Planck, et elle était déjà suggérée par Démocrite : l'espace n'est pas divisible à l'infini.
Cependant, contre les réponses mathématiques ou physiques, il faut dire qu’elles ne nous tirent pas complètement d’embarras. Sans doute elles prouvent qu’Achille finit par parcourir toute la distance le séparant de la tortue. Mais elle le prouve en disant qu’on peut mesurer ce mouvement et en prévoir la fin. Mais elle n’exprime pas cette dynamique par les ressources de la logique, les seules dont, au fond, disposait Zénon. Or, si le paradoxe vient du langage, seul le langage peut nous en tirer. Les mathématiques constituent évidemment un langage, mais l’utilisation du symbolisme mathématique est elle-même immobile. C’est-à-dire qu’elle reconstitue la convergence du mouvement à partir d’une juxtaposition de signes, donc à partir d’une discontinuité. En ce sens, tout est dans le signe d’addition, qui doit finalement rétablir la totalité du mouvement, et dans le signe d’égalité, qui devrait en finir avec le paradoxe. Mais en réalité, Zénon ne serait peut-être pas nécessairement en désaccord avec ces équations. Puisque lui-même ne procède pas autrement, en disant que le mouvement réel se décompose bien en une infinité de moments juxtaposés, de la même façon que la continuité de l’équation se décompose en une infinité de signes, que seule la lecture peut relier. Donc dans les deux cas, le mouvement ne reçoit d’expression continue qu’après avoir été décomposé en instants immobiles : immobile comme la signification de « + », « ½ » ou « = », symboles indifférents et antérieurs aux relations que l’on peut construire avec eux.
Vous voyez peu à peu venir la suite : le vice fondamental du paradoxe est de prétendre reconstituer le mouvement à partir de l’immobilité. C’est bien sûr la célèbre objection de Bergson à Zénon : il faut donc maintenant l’examiner. 3) Selon Bergson, l’illusion d’où procèdent les paradoxes est la même que l’illusion produite par le cinéma. Dans les deux cas, on veut reconstituer un mouvement par une suite de positions fixes. Les images inscrites sur la pellicule passent devant l’objectif à une vitesse régulière (24 images/secondes) et donnent l’illusion que les personnages bougent. Mais ce ne sont que des images fixes : l’effet cinématographique repose sur la persistance rétinienne ; les images défilent trop vite pour que l’œil humain puissent les voir distinctement, les unes après les autres, de sorte que la différence entre deux images successives lui reste invisible. Il lui apparaît alors un mouvement continu, une image mobile. L’artifice de Zénon est exactement le même : il affirme que le mouvement d’Achille ou de la flèche pourrait être reconstitué à partir d’une suite d’images fixes. A chaque instant la flèche est immobile. Or, même une infinité de déplacements nuls ne pourront jamais reconstituer un déplacement réel. Donc la flèche est immobile. Donc nous voyons la flèche voler, mais nous sommes forcés de dire qu’elle est immobile. Qui croire ? Nos yeux ou notre langage ? Nos sens ou notre logique ? Zénon décompose le mouvement en positions fixes, et dit ensuite que le mouvement est la suite de ces positions fixes, de sorte qu’il n’y a pas de mouvement, mais de l’immobile. C’est ici que Bergson tente de démonter l’illusion fondamentale de Zénon. En la dénonçant, il prétend non pas dénouer le nœud mais dire qu’il n’y avait pas lieu de le nouer. Il n’y a pas de nœud gordien : il suffit de tirer pour la corde pour montrer que l’emmêlement se défait de lui-même. Il faut étudier de plus près la réponse de Bergson.
L'intelligence refuse le mouvement
Mais quelle est l’origine de cette illusion ? Une fois donnée la solution (le mouvement ne se compose pas de positions fixes), reste à comprendre d’où vient ce (faux) problème posé par l’Éléate. Il faut comprendre comment notre esprit en vient à se plonger lui-même dans l’embarras.
La réponse de Bergson, reprise presque dans tous ses livres, est la suivante : notre intelligence est faite pour les besoins de l’action. Car avant de penser, il faut agir. L’intelligence provient de notre besoin d’agir sur les choses en les considérant sous l’aspect qui nous sera utile. Ainsi, de l’ensemble des images qui se présentent à moi, ce que Bergson appelle la matière, l’intelligence sélectionnera celles qui se prêtent à ma pratique, et de ces images, l’aspect sous lequel il est le plus commode de les prendre. Si je vois un arbre au milieu du chemin, mon intelligence le traitera comme un obstacle à contourner, donc elle traitera l’arbre d’après sa forme extérieure et elle me dessinera virtuellement le mouvement à parcourir pour contourner l’arbre. Pour les besoins de notre sujet, il n’est pas utile d’aller plus loin dans l’exposé de l’intelligence chez Bergson.
Disons qu’à l’intelligence s’oppose l’intuition, qui est un « instinct ressaisi » (EC, III). Cette intuition, au lieu de nous séparer du mouvement réel pour nous permettre de l’utiliser, au lieu donc de réduire l’ensemble des images à une matière inerte qui se prête à la manipulation, l’intuition nous permet de ressaisir l’élan de la vie, de coïncider avec le mouvement des images, de nous plonger dans leur dynamique, donc de sympathiser avec le tout. C’est dire que l’intelligence réduit le tout en parties, le mouvement en positions statiques, le flux en inertie, alors que l’intuition remonte la pente descendue par l’intelligence : elle exprime l’élan créateur qu’est la vie, en sa tendance ascendante. Ainsi, les paradoxes de Zénon sont l’expression la plus simple, la plus exemplaire, du langage de l’intelligence. C’est l’intelligence qui parle, quand elle dit qu’à chaque instant la flèche est immobile, car elle me dit qu’il me serait possible d’attraper la flèche au vol, de saisir la tortue, en arrêtant le mouvement en un point précis. Les choses peuvent bien changer sans cesse, l’intelligence anticipe et arrête ce mouvement, de façon à me présenter des choses sur lesquelles mon action pourra s’exercer. C’est l’intelligence, ou entendement, qui s’exprime par la voie de Zénon. Plus encore, dit Bergson, il n’y a « de langage que de l’entendement » . Le langage n’est pas fait pour les spéculations métaphysiques, pour saisir la continuité de la durée, mais est au contraire un instrument au service de la pratique. En sorte qu’il serait presque impossible de dénouer le paradoxe logique de Zénon, car sa logique est celle de notre langage tout entier. En sorte que pour dire à Zénon que sa logique est fausse, on ne pourrait le dire qu’avec le langage lui-même qui, radicalement, va dans le sens de Zénon. Pour dénoncer cette illusion radicale du langage, il n’y a que le langage. L’enjeu est alors de tordre ce langage, de le retourner contre lui-même pour l’obliger à dire ce qu’il n’est pas fait pour dire. C’est bien ce que tente Bergson, dont l’œuvre pourrait se résumer à tenter de donner un langage à l’intuition.
Or si l’intuition est bien essentiellement intuition de la durée, la durée ne peut guère être sentie, faute d’être acceptée par le langage, qui ne porte que sur de l’immobile. En effet, nos discours sont formés de mots séparés, que nous relions entre eux afin d’établir des propositions. Peu importe ici de savoir s’il faut partir du discours et retrouver les mots par décomposition, ou s’il faut partir des mots pour retrouver le discours. Le fait est que les mots sont séparés, que les phrases sont distinctes, que ce qui permet la souplesse du discours (la relative indépendance de ses parties) fait aussi sa faiblesse, en ce qu’il ne peut pas reconstituer le mouvement vrai à partir de mots séparés. Le langage, instrument de l'intelligence
D’où les illusions engendrées par le langage, dénoncées aussi bien par Bergson que par Nietzsche, la plus grande d’entre elle étant de nous faire croire à des sujets demeurant en deçà du changement. Si je prononce une phrase simple comme : « le cheval court », il me viendra naturellement l’illusion qu’il y a d’abord un cheval, puis qu’il court. Il est vrai qu’une fois la course terminée, le cheval sera encore là, et qu’il pourra par exemple se mettre à manger, sans courir. Je dirai donc : « le cheval mange. »
En sorte que le cheval reste relativement indépendant de cette action ponctuelle, la course. Mais je conserverai l’illusion que s’il y a action, il y a quelque chose qui agit, donc qu’un sujet est plus substantiel qu’une action, car plus immobile. C’est l’intelligence qui parle, car c’est elle qui exige que le plus solide, le plus vrai, le plus essentiel, soit l’immobilité. Or, en tout état de cause, le cheval n’est que relativement plus durable que son mouvement de course. Et lorsque le cheval aura disparu, d’autres mouvements continueront de se produire. En sorte que ce qui est immobile est fragile, et que la durée sans cesse changeante constitue l’étoffe la plus solide de ce qui « est ». Le mouvement est plus durable, plus essentiel qu’Achille ou la tortue, qui ne sont, dirait Spinoza, qu’une composition de mouvements. La question est donc : comment donner un langage à l’intuition ?
C’est ici que nous arrivons au centre de la philosophie de Bergson, qui « repose », pour ce qui nous intéresse à présent, sur la dualité de l’intelligence et de l’intuition. Ici se niche une difficulté : d’une part, Bergson montre les limites de l’intelligence ; lorsqu’elle tente de porter sur des spéculations métaphysiques, engendrant ainsi illusions et faux problèmes. Mais l’intuition peut à peine recevoir une expression propre, et la faute n’en incombe pas, évidement, à Bergson qui peut, au mieux, faire sentir ce que l’intuition nous montre. Il a pour lui ce style merveilleux, plein de métaphores aussi justes que poétiques, de comparaisons habiles, et cette fluidité dans le discours qui lui permet d’aborder, dans un langage simple, les problèmes métaphysiques les plus ardues. La poésie, en tant que créatrice, épouse le mouvement créateur de l’élan de vie.
Cependant nous tombons ici sur un paradoxe : c’est que Bergson nous fait très bien senti les illusions de l’intelligence, mais qu’il lui est bien plus difficile de faire parler l’intuition. De sorte qu’à la limite, nous avons une intuition du fonctionnement de l’intelligence, tandis qu’il faut de très complexes analyses pour reconstituer l’intuition. En sorte que nous pouvons très vite nous plonger dans le mouvement de l’intelligence, mais qu’il faut beaucoup d’efforts pour rétablir la continuité intuitive à partir des catégories de l’entendement. Il n’y a presque que l’intelligence qui puisse être saisie par l’intuition. Peut-on éviter de faire appel à une évidence, à un sens intime, à des données immédiates de la conscience, comme le fait Bergson, c’est-à-dire ne rien laisser en-dehors du langage ? Peut-on exprimer l’évidence même dans le langage, sans rien laisser au non-dit ? Peut-on, en d’autres termes, transposer tout ce qui se voit dans tout ce qu’on peut dire ? Ce serait la seule façon de sortir des paradoxes de Zénon. Il faudrait accepter entièrement le fonctionnement du langage, sans chercher aucune ressources en-dehors de lui, sans appel à l’évidence (comme Zénon) ou à des significations pré-établies et séparées (comme les mathématiques). N’est-ce pas l’enjeu proprement philosophique des paradoxes, le défi que nous adresse Zénon : reconstituer le mouvement par le langage, et par le langage seul, en refusant de se reposer sur un quelconque sens pré-donné. Il faudrait arriver à un usage du langage où il n’y aurait pas besoin de donné, car tout serait dit. Cette tentative audacieuse, ce fut celle de Hegel. 4) Intégrer toute la philosophie de Héraclite dans la logique, c’est bien ce que Hegel a réussi. Déployer entièrement le langage selon la dynamique propre, tel est la nature même de la dialectique. Déjà chez Héraclite l’harmonie résulte de la tension entre les contraires : l’harmonie est la tension même, en tant qu’elle trouve sa mesure propre. Il y a contradiction entre la proposition « cette chose est là » et « cette chose n’est pas là », car la position de l’une rend automatiquement l’autre fausse. Or, le mouvement est précisément le passage d’une proposition à l’autre, de « la chose est là » à « la chose n’est pas là ». C’est par l’union des contraires que le langage dit le mouvement. Aller jusqu’à se heurter à la contradiction, affronter cette contradiction et la résoudre est le dialectique même. En ce sens, peut dire Hegel, toute philosophie est idéaliste, car elle dit une position et élève cette position à l’absolu, en éliminant la position contradictoire. L’absolu est le sujet pour Kant, alors que c’est la substance chez Spinoza. Kant doit donc éliminer toute connaissance de l’en-soi des choses pour poser la subjectivité, tandis que Spinoza élimine l’idée de substances particulières séparées, pour poser Dieu comme seule substance. Ainsi la philosophie vit de la position qui est la sienne, et de l’exclusion de la position contradictoire. Et c’est cette seconde partie qui est occultée, en ce que tout A ne se pense qu’à moitié, en oubliant que A est aussi négation de non-A. Hegel revient sur cette partialité de toute thèse philosophique, montrant la positivité du négatif. Cette positivité est la vie de chaque position particulière, car chaque particularité ne se définit que par rapport à d’autres, qu’elle exclue. La vérité (spéculative) d’une thèse réside donc dans son antithèse, puisqu'elle se soutient de son exclusion.
Contre une vision erronnée de la dialectique
Une vision simpliste de la dialectique veut qu’elle se déploie en une thèse, puis une anti-thèse qui marque les limites de la thèse, avant que ne se déploie une synthèse, qui réconcilie les deux. Mais il est visible qu’ici, c’est encore l’entendement qui parle, l’entendement qui pose des déterminations séparées, opposées, unilatérales. Ainsi comprise, la dialectique ne nous fait pas sortir de l’entendement et de ses représentations. Car si l’entendement pose la thèse et l’antithèse comme opposées, il se trompe encore en croyant que la synthèse devrait surmonter cette opposition. Car l’entendement reconduit ainsi ses oppositions figées. En effet, de l’exclusion mutuelle de la thèse et de l’antithèse, l’entendement passe à l’exclusion mutuelle du couple thèse-antithèse et de la synthèse. Autrement dit, la synthèse devient l’antithèse du couple [thèse+antithèse], donc l’opposition de départ subsiste, sous une autre forme. Elle est repoussée, pour être retrouvée plus loin, et reconduite, sous la forme artificielle de la synthèse, ou de la réconciliation mal comprise.
Contre cela, il faut dire : il n’y pas du tout de synthèse, seulement la compréhension unie de ce que l’entendement tient pour séparé. C’est dire que la Raison, loin de dépasser l’entendement, ne fait que redire ce que l’entendement avait dit, mais en incluant cette fois l’acte même du dire dans le dit. Comme le dit Slavoj Zizek (cf. Le Sujet qui fâche, I): nous choisissons d’abord l’entendement (et sa pseudo-synthèse, qui produit en fait une autre antihèse) et ensuite, nous choisissons à nouveau l’entendement.
Et cette fois, nous savons qu’il n’y a rien au-delà lui, que l’union est la séparation elle-même. En sorte qu’il faut commencer par l’entendement, et se tromper, puis ensuite se reprendre, et répéter l’erreur pour la ressaisir comme vérité. La Raison ne dit qu’une chose : le pouvoir de l’entendement est absolu, et c’est seulement en séparant que l’on peut unir, car cela qui est séparé d’autre chose est essentiellement lié à elle. Le pouvoir séparateur de l’entendement est aussi en même temps son pouvoir d’unification. Mais dans un premier temps, l’entendement perd conscience de lui-même en agissant, et ne voit qu’une partie de ce qu’il fait (la séparation), au lieu de voir qu’en séparant, il unit.
Donc il faut commencer par se tromper sur le mouvement, pour accéder véritablement au mouvement. Il ne faut surtout pas reculer devant le paradoxe logique de Zénon en essayant d’en sortir autrement que par le langage. Il faut dire que seule la logique de Zénon nous permet de refuser l’évidence, et nous oblige à exprimer le mouvement par le langage seul. Il y aurait donc, comme dirait Hegel, identité spéculative, c’est-à-dire complicité secrète, entre Zénon et Héraclite, puisqu’ils sont les seuls à avoir inclus dans leur langage les contradictions inhérentes au langage. C’est cela même qui nous séparait du mouvement (la fixité du langage) qui doit nous permettre de dire le mouvement. L’obstacle doit devenir la solution. Comme dit Bergson, un problème bien posé est déjà un problème résolu. Mais ne reconduit-on pas un dualisme d’entendement, en opposant encore le langage et le mouvement ? Si le langage doit exprimer un mouvement qui est en-dehors de lui, si le mouvement n’est pas du langage, qu’avons-nous gagné à ces circonvolutions dialectiques ? N’a-t-on pas reconduit la contradiction du paradoxe de Zénon ? Le mouvement reste séparé du langage, qui doit parvenir à le représenter. Autrement dit, le langage devrait se plier pour dire ce qui est en-dehors de lui, en sorte que ce qui se dit porterait encore sur ce qui n’est pas encore dit. Mais ce serait au fond reproduire l’antithèse du discours et de son objet. Langage et mouvement
Le mouvement est-il définitivement indicible ? Le langage n’est-il voué à dire que ce qui est immobile ? Mais il se pourrait bien que cette dernière objection constitue un début de résolution. Le langage serait-il le mouvement lui-même ? Avec l’école des Eléates, dit Hegel, la philosophie atteint la forme spéculative de l’expression du Concept, alors que les Pythagoriciens ne considéraient que le Nombre, c’est-à-dire le Concept sous la forme d’une idée ordinaire. En réduisant l’être à l’immobile, les Eléates tiennent nécessairement tout ce qui change pour néant. Ainsi se déploie la dialectique, pur mouvement de la pensée dans le Concept. C’est cet accès au Concept qu’expriment les paradoxes de Zénon, l’affranchissement de l’esprit par rapport à l’évidence sensible, l’affirmation de sa liberté supérieure. Le mouvement naturel est perdu pour de bon ; ce qui est gagné est le mouvement propre de la pensée dans et par le langage, à savoir la dialectique elle-même. Dès lors, il devient inutile pour la pensée de se représenter un quelconque mouvement hors d’elle, car elle a trouvé son autonomie. La pensée spéculative est ainsi sortie hors de l’ordre de la représentation. La dialectique n’est pas représentative : elle n’est pas savoir d’une chose située en-dehors de son discours et dont elle ferait son objet. Déjà, Kant proposait comme solution aux paradoxes sa thèse célèbre selon laquelle l'espace n'est pas "hors de" nous, mais est la forme a priori de la sensibilité. Dès lors, les contradictions de Zénon venaient de ce que l'entendement tentait de connaître comme objet d'expérience ce qui est en réalité condition de possibilité de cette expérience : l'espace lui-même. Kant ouvrait donc la voie vers une résolution dialectique des paradoxes, en montrant que la difficulté venait de ce que la raison se heurtait à ses propres limites.
Mais chercher à résoudre les paradoxes de Zénon, trouver une façon de les défaire, c’est en revenir à la pensée représentative, à l’évidence naturelle ; c’est retomber, en deçà de la dialectique, à la raison d’entendement. Mais avec l’école des Eléates, la pensée atteint au pur mouvement du Concept en lui-même. La dialectique se déploie d’abord en son mouvement propre en niant le mouvement naturel. « D’abord la flèche est là, puis elle est là, et ensuite elle est là. Elle ne peut donc pas se mouvoir, car à chaque instant elle est immobile. » C’est la négation du mouvement de la flèche, mais le début du mouvement de la dialectique. C’est en pensant le mouvement de la flèche que la pensée échoue à penser ce mouvement qui lui est extérieur, mais qu’elle s’engage dans son mouvement propre, la dialectique. « D’abord la flèche est là, puis elle n’est plus là, et l’instant d’après elle est là. » En sorte que le mouvement doit apparaître comme parfaitement contradictoire pour la pensée. Mais la contradiction est d’abord la limite à laquelle la pensée se heurte, puis la contradiction devient le mouvement propre de la pensée. L’obstacle devient la résolution. D’abord l’esprit rate le mouvement, puis l’esprit se met en mouvement. L’esprit est d’abord ignorant de lui-même (« je vois cette flèche voler »), puis, en tant qu’entendement, il prend conscience de sa séparation d’avec l’évidence sensible (« cette flèche ne peut pas se déplacer, car à chaque instant elle est immobile ») et enfin l’esprit répète l’entendement et accède à la spéculation dans le Concept, c’est-à-dire au mouvement de la contradiction et de sa résolution. Logos et mouvement
Zénon ne doute pas que le mouvement existe, qu’il soit sensiblement certain. Mais de cette évidence, la pensée ne peut rien dire sans contradiction. L’évidence sensible, immédiate, non-dite, est donc pour la pensée la contradiction même, en tant que la pensée ne peut pas dire non plus la contradiction. L’évidence et la contradiction demeurent non-dites, et se rejoignent alors même qu’on les croyait séparées. La raison se meut dans le concept, en tenant ensemble ce que l’entendement croyait séparé par une contradiction. C’est parce que Zénon, comme tous les Grecs de l’Antiquité, n’avait du monde que l’appréhension commune qu’il a pu combattre les évidences et parvenir à la dialectique pure. Sur des bases mathématiques entièrement différentes de celle de l’Antiquité, les sciences physiques contemporaines ont pu, pour leur part, non pas résoudre les paradoxes, mais du moins montrer sur quels présupposés géométriques elles reposaient. En particulier, elles diront qu’un segment fini peut se composer d’une infinité de points, si bien que pour accomplir un mouvement fini, il ne m’est pas nécessaire d’accomplir un effort infini. La science peut donc constater combien elle a progressé, lorsqu’elle s’aperçoit que ses outils logiques ne permettraient plus à Zénon, aujourd’hui, de tenir ses paradoxes.
Mais le mouvement de la raison, lui, ne connaît pas de progrès linéaire. La dialectique n’a peut-être pas fait un pas en avant depuis Zénon. En philosophie, la pensée est toujours à reprendre, le mouvement sans cesse à refaire. Dès lors, ni la notion d'immobilité ni celle de mouvement ne sont aptes à décrire le cheminement du logos, qui n'est ni éternel ni éphémère, que rien ne représente adéquatement, qui n'est ni le fleuve du devenir ni la rive stable (Parménide = Héraclite). Les paradoxes sur le mouvement de Zénon sont donc la torsion propre de l'esprit, qui se saisit en échappant à toute représentation.
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