pour faire plaisir à tout le monde, et donc à personne, voilà un de ces bon pavé indigeste dont j'ai le secret...et qu'on vienne pas me courir sur le haricot parce que c pas a proprement parlé de la philo, sinon je retourne illico rendre hommage au ganjagod
Eva Cantarella, Ithaque : De la vengeance d’Ulysse à la naissance du droit, Paris, Albin Michel, 2003
je vous avait parlé une ou deux fois de ce petit bouquin, assez sympa, sur la naissance du droit dans la polis, donc voilà
C’est à un véritable voyage dans le temps que nous invite Eva Cantarella. Notre guide, Homère et ses poèmes, particulièrement l’Odyssée. Mais ces poèmes ne sont pas seulement de beaux récits, qui ne feraient que déployer mythes et légendes. Certes, ils savent nous transporter dans un univers peuplé de monstres, de Dieux vengeurs, de magie, de héros… mais ils sont avant tout, aux yeux de cette spécialiste du droit antique, l’occasion de mettre en lumière, différents aspects d’un monde bien réel ; « Ithaque n’est pas une métaphore ». Au cœur du récit, c’est une foule d’éléments éclairant la genèse politico-institutionnelle de la Grèce antique, qu’Eva Cantarella se fait un devoir de nous livrer. Etudier Ithaque, ses habitants, Ulysse et ses aventures, c’est chercher à comprendre les mentalités, les mœurs, le statut des femmes, l’organisation sociale entre les familles, les châtiments… L’intérêt majeur de cet ouvrage, est sans conteste la description de ce monde « en mutation » auquel l’auteur tente de nous faire accéder. En effet, les poèmes d’Homère, sont le produit d’une longue transmission d’aède en aède, de suppressions, d’ajouts, de multiples variations… il n’y a point d’isochronie dans les poèmes, ces derniers pouvant associer entre eux des éléments qui ne datent pas de la même époque. Aussi, on peut voir se dessiner, à côté du monde grec « classique », dont les conceptions sont ancrées dans des valeurs aristocratiques et héroïques, où domine la force, le courage et la beauté propre à l’agathos, l’émergence de toutes nouvelles valeurs, fondées sur la collaboration… le développement de la politisation.
Ce voyage se fera tout d’abord en nous attardant sur Ithaque et la vie de ses habitants en l’absence du « roi », puis nous partirons rejoindre Ulysse à travers le récit de ses aventures, pour finir sur le retour de notre héros dans sa patrie et la mise en oeuvre de sa vengeance.
Avant de commencer de plain pied notre recherche sur la genèse de la polis grecque à travers le prisme des poèmes homériques, attardons nous un instant sur l’île d’Ithaque, qui sera le « théâtre du spectacle que nous nous proposons de suivre ». Il existe de nombreuses descriptions de la patrie d’Ulysse. Pour tout dire, Ithaque semble une île pauvre (impossibilité d’élever des chevaux;« Ce n’est qu’une île à chèvres ! ». Od, IV, 600-606.) , les propriétés d’Ulysse lui-même n’étant pas immenses (la liste faite par Eumée son porcher;Od, XIV, 100-102 ). La description qu’en fait Athéna, tout en soulignant « son cadre rude », permet de mettre en lumière un autre aspect de cette terre, que les yeux d’Ulysse tenaient pour ce qu’il y a de plus doux(Od, IX, 19-28.) ; « elle a du grain, du vin plus qu’on ne saurait dire, de la pluie en tout temps et de fortes rosées : un bon pays à chèvres ! un bon pays à porc ! des bois de toute essence ; des trous d’eau toujours pleins »(Od, XII, 244-247.)
Une fois ces rapides présentations faites, il s’agit pour nous de poser la question qui est à l’horizon de l’ouvrage de Cantarella. Ithaque est-elle une polis ? Par polis on peut entendre à la fois « un ensemble urbain » et une forme « d’organisation politique »…c’est évidemment sur la piste de ce second sens que nous nous lançons. Qu’est ce donc qu’une polis ?
Il ne semble pas possible de poser une telle question, sans tourner notre regard vers Aristote et son « Ti pote estin e polis ? ». Voici ce que nous en dit le Stagirite :
Citation :
Mais, puisque à son tour la cité appartient à la classe des choses composées, semblable en cela à n’importe quelle autre de ces réalités qui sont des touts, mais des touts formés d’une pluralité de parties, il est évident que c’est le citoyen qui doit d’abord être l’objet de notre enquête, la cité étant une collectivité déterminée de citoyens. (Politiques, 1274b, 35-40.)
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Ce qui caractérise donc la polis, c’est ce statut de citoyen, c'est-à-dire une organisation politique, qui à la différence des « ensembles urbains » d’Orient, n’est pas dépendante d’un centre politique extérieur. Quelle soit gouvernée par un ou plusieurs magistrats importe peu, ceux-ci n’étant en aucun cas, des souverains absolus ; l’exercice gouvernemental était toujours entouré d’une assemblée de citoyens et d’un conseil des « anciens ».
Poser la question de la polis, en ce qui concerne Ithaque (ou les autres cités du monde homérique), c’est pénétrer dans le dédale des interprétations divergentes de spécialistes… suivons donc le chemin que l’auteur nous propose afin d’être en mesure de trancher une telle question. Il s’agit de mettre en lumière les habitants d’Ithaque, leurs aventures et comportements, « en cherchant à recueillir les aspects institutionnels de ces histoires »(E. Cantarella, Ithaque, p.85) .
L’ambiguïté de Pénélope
Le premier de ces personnages est la belle Pénélope. Eva Cantarella tente de montrer la complexité souvent méconnue de cette femme d’entre les femmes. Nous avons tous plus ou moins en tête une image d’Epinal de la femme d’Ulysse. Pourtant une lecture attentive des poèmes nous montre bien l’ambiguïté qui se cache derrière une telle figure. « A première vue », Pénélope est l’archétype de la « bonne » femme grecque. Elle est à la fois belle, pleurant son mari et souffrant de l’attitude des mnêstêres(les prétendants), Pénélope la « fidèle »…celle qui possédait « toutes les vertus que l’on pouvait trouver chez les femmes »(E. Cantarella, Ithaque, p.87) . C’est une femme qui, en plus d'être « sage » (periphrôn;Od, V, 216-217) , excelle dans les travaux domestiques tel que le tissage, reconnaît l’autorité masculine…en l’absence de son mari, elle écoute et obéit aux ordres de son fils Télémaque(Od, I, 356-359) .
En plus de ces qualités propres aux femmes, Pénélope partage avec son mari la fameuse mêtis, cette sorte d’intelligence toute en « subtilité », dont on use, le plus souvent, afin d’atteindre des « objectifs concrets et matériels » (qu’il faut bien différencier du logos qui n’est le propre que des hommes). Intelligence « basse », la mêtis s’apparente à la ruse, à l’astuce, n’hésitant pas à emprunter « des voies transversales ». Dans le monde homérique, tant qu’elle ne s’accompagne pas d’un dol ou d’une absence d’efficacité, elle constitue une qualité reconnue et respectée par tous ; il suffit de penser à la renommée d’Ulysse.
Femme d’exception donc, mais à y regarder de plus près, il semble que le personnage de Pénélope soit bien plus ambigu. Certes, elle passe de longs moments à pleurer l’absence de son mari, souffre du comportement des prétendants, ainsi qu’à l’idée de devoir se remarier. Toutefois, on ne peut occulter l’alternance entre ces phases, et celles où elle prend en considération l’hypothèse d’une nouvelle union. Ce n’est évidement pas la prise en compte d’une telle possibilité qui soulève la question de son ambiguïté, mais bien la manière dont Pénélope tente de jouer sur tous les tableaux. Comme le déclare Antinoos, qui est l’un des prétendants : « Voilà déjà trois ans, en voici bientôt quatre, qu’elle va, se jouant du cœur des Achéens, donnant à tous l’espoir, envoyant à chacun promesses et messages[…] » (Od, II, 89-92)
Et Antinoos, dont on pourrait mettre en doute l’« objectivité », est loin d’être le seul à énoncer de telles critiques ou réserves sur la personne de Pénélope. Que l’on pense à Athéna(Od, XIII, 380-381) , Télémaque(Od, XVI, 74-77) . Elle-même n’hésite pas à le dire, lors de cet entretien avec Ulysse déguisé en mendiant : "C’est ainsi que mon cœur tiraillé se déchire : dois-je rester ici auprès de mon enfant, tout garder en l’état, défendre mon avoir, mes femmes, ce palais aux grands toits, ne songer qu’aux droits de mon époux, à l’estime du peuple ? ou dois-je faire un choix et suivre l’Achéen dont les présents sans fin viendront, en ce palais, faire le mieux sa cour ? "(Od,XIX, 524-529)
Ce qui est le plus marquant, c’est sans aucun doute, sa décision d’organiser ce tournoi de tir à l’arc au moment même où elle apprend qu’Ulysse est encore vivant et sur le chemin du retour. Déjà Télémaque(Od, XVII, 142-146) et Théoclymène, le devin, l’avaient prévenu du retour de son mari et de la mort des prétendants. Pourtant, c’est à l’instant où Ulysse déguisé en mendiant lui interprète son rêve(Od., XIX, 536-550) , qui présage également le retour du roi et la mort des prétendants, que Pénélope décide d’organiser ce tournoi afin de se choisir un nouvel époux. Ce comportement est plus qu’équivoque. Certains passages du poème vont même beaucoup plus loin, et mettent en doute la paternité de Télémaque. Que ce soit Athéna(Od, II, 274-275) , le vieux Nestor(Od, III, 122-123) , Télémaque(Od, I, 215-216) et même Ulysse qui après avoir demandé à Télémaque de garder le secret sur son retour ajoute, « si c’est bien de mon sang, de moi, que tu naquis »(Od, XVI, 300) . Ainsi, loin de n’être que l’archétype de la « bonne » femme grecque, Pénélope se caractérise plutôt par l’ambiguïté de sa conduite. Elle est ce personnage, qui dans un monde méfiant à l’égard des femmes, devait en même temps pouvoir symboliser l’ensemble des vertus féminines désirables. « D’un côté (en général), Pénélope était le modèle ; de l’autre (de temps en temps, mais avec une certaine fréquence), elle était une femme, avec tous les traits et les défauts que les hommes homériques prêtaient aux femmes. »(E. Cantarella, Ithaque, p.104.)
Les prétendants et le problème de l’hubris
Même si, à de nombreux égards, Pénélope peut être considérée comme éminemment désirable, on ne peut que s’étonner du nombre de ses prétendants. Homère en décompte cent huit, et la caractéristique de masse de cette cour se retrouve dans les différentes versions que l’histoire nous a léguées. En ce qui concerne le mode de vie, l’organisation…de cette cour, le poème ne regorge pas de détails ; certains vivent à Ithaque, d’autres viennent d’ailleurs…
A la différence de Pénélope, dont l’étude du comportement a mis au jour une certaine ambiguïté, celui des prétendants ne peut susciter aucun doute. Ils sont l’arrogance incarnée, ne vivant que dans l’excès, n’hésitant pas à consommer et gaspiller sans vergogne les biens d’Ulysse, à abuser des servantes et des esclaves… Il est frappant que ces derniers se permettent d’enfreindre les règles les plus fondamentales du monde homérique, à savoir celles de l’hospitalité (xenia). Dans le monde antique, c’est tout une sociabilité, un système politique et économique qui reposaient sur de telles règles. Les rituels d’échange de cadeaux sont l’expression des mécanismes d’alliances et des moyens, pour certaines familles, de se procurer des biens autrement inaccessibles(Ce que l’on appelle les biens « de prestige », ne circulent pas par les circuits propres aux bien produits par l’oikos, mais pour une grande part, par le biais des « cadeaux d’hospitalité ») . Le principe est simple, « qui reçoit un présent le rend toujours, parce que, comme il est souvent dit explicitement, restituer est themis, c’est une règle à laquelle on ne peut déroger »(E. Cantarella, Ithaque, p.110.) . Et pourtant, c’est bien cette règle, dont dépend la stabilité des liens et alliances, que les prétendants ne cessent d’enfreindre(Bien qu’ils enfreignent beaucoup d’autres règles) .
Ce comportement des prétendants nous impose d’en passer par la question de l’hubris, ce qu’on pourrait traduire par la « démesure » ou l’ « arrogance », c'est-à-dire toujours toujours compris comme un excès. La question du sens de l’hubris et de ses modalités n’est pas nouvelle, plusieurs interprétations se sont succédées. Longtemps perçu comme une arrogance « qui faisait oublier à l’être humain les limites de sa nature de mortel », on considéra l’hubris comme un délit religieux. Au début du XXème siècle cependant, on commença à remettre en question un tel point de vue ; si nous voulons comprendre l’hubris et ses modalités, nous ne devons pas nous pencher sur les rapports avec les dieux, mais bien sur les rapports entre les hommes. Ce qui est déterminant pour nous, c’est de retenir le rapport entre l’hubris et la timê (honneur). Dans le monde homérique, les agathoi sont dans l’obligation d’affirmer leur timê. Cependant, les agathoi possédant plus ou moins d’aretê (vertu, excellence), et donc de timê, ne sont pas égaux les uns par rapport aux autres ; celui qui possède davantage de timê entend bien que celle-ci soit reconnue à son juste titre. Prenons par exemple, l’opposition entre Achille et Agamemnon, lorsque ce dernier lui enlève Briséis. Dans une telle configuration, Achille se doit, sous peine de lâcheté, d’affirmer sa timê, tout en tenant compte de celle d’Agamemnon ; « c’est à l’interieur de ce rapport difficile qu’acquiert sens et raison d’être le concept d’hubris comme « démesure », dépassement d’une limite : de la limite, précisément, qu’il ne faut pas franchir au moment pourtant extrêmement compétitif de l’affirmation de son honneur. »(E. Cantarella, Ithaque, p.115)
Comme l’écrivait Aristote, « le propre de l’hubris est de provoquer l’atimia »(Rhétorique, 1378b, 23-25.) . Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que l’hubris, dans le monde homérique, ne désigne jamais un comportement en soi, mais dépend toujours du rapport spécifique entre deux personnes. Prenons le cas de Thersite. Ce dernier fait à peu près les mêmes critiques qu’Achille envers Agamemnon. Mais tandis que les reproches d’Achille reçoivent les clameurs de l’assemblée, avec les siennes, Thersite ne récolte qu’une pluie de coups(Iliade, II, 274-277) . Ainsi, dans cet univers aristocratique, l’hubris qui est lié au respect et à l’affirmation de la timê, n’a de sens qu’entre deux agathoi. Si pour un agathos c’est un devoir que d’affirmer sa timê, et donc d’entacher celle de son « adversaire », il ne peut dépasser une certaine limite, sans quoi, on ne le considère plus comme étant animé par la « louable intention de montrer son aretê, mais de celle, peu louable, de ternir plus que de raison, et donc inutilement, l’image d’autrui ».(E. Cantarella, Ithaque, p.119.)
Les fondements du pouvoir
Que cherchent donc les prétendants ? Alors, qu’ils abusent et gaspillent sans retenue les biens d’Ulysse, pourquoi veulent ils donc, à ce point, obtenir la main de Pénélope ? Que peuvent donc être les rapports entre ce mariage et la conquête du pouvoir politique ? De telles questions ne peuvent être envisagées qu’après une brève description du pouvoir et de ses fondements dans la société homérique.
Comment comprendre la fonction et le pouvoir du basileus ? Il faut d’abord rejeter l’hypothèse d’un pouvoir monarchique héréditaire. Télémaque ne peut en aucun cas être considéré comme assurant la fonction de son père pendant son absence. Le fait de pouvoir convoquer l’assemblée ne fait pas de lui un prince héréditaire(Même si c’est souvent le roi qui convoque l’assemblée, ce n’est pas une prérogative qui lui est propre) . D’ailleurs un propos de Télémaque répondant à Antinoos nous apporte quelques informations : "Etre basileus n’est pas un mal, crois-moi ; tout aussitôt, c’est la maison fournie et l’homme prisé. Mais des princes (basileis) achéens, il y en a d’autres, et quantité, à Ithaque entre-deux mers, jeunes gens et vieillards. Qu’un autre soit élu, si vraiment il est mort notre divin Ulysse ; du moins sur ma maison, c’est moi qui régnerai et sur les serviteurs que le divin Ulysse m’acquit en ses croisières."(Od, I, 392-398)
Visiblement, en plus de ne pas considérer comme anormal que l’on cherche à occuper la fonction de son père, Télémaque nous informe sur l’existence de nombreux basileis, et ce même à Ithaque. En fait, le terme de basileus renvoie à la fois au « chef » de toute la communauté, mais aussi à l’ensemble des chefs des différentes oikoi (maisons). Il nous faut nous demander, quel peut bien être le critère qui fonde le pouvoir (l’influence) particulier du basileus sur les autres chefs de familles ? Dans cette société aristocratique aux institutions « légères », ce critère ne peut reposer que sur la force. Aussi, l’on comprend les nombreux passages de l’Odyssée, où certains personnages, loin de leur patrie, s’interrogent sur la conservation du pouvoir au sein de leur maison(Od, XI, 175-176 ; Od, XI, 492-497 ; Od, VII, 148-150) . Si la plupart du temps la succession se fait en faveur de l’héritier, la force de la maison étant indiscutée, il n’est pas impossible que d’autres basileis, en l’espèce plus forts que l’héritier, ne cherchent à usurper le pouvoir.
Comment s’agit-il alors de comprendre cette volonté des prétendants d’épouser Pénélope ? Il ne faut pas y voir une supposée règle de succession par l’intermédiaire du mariage avec la veuve du roi, mais bien plutôt le moyen de résoudre un problème concret. En l’espèce, le manque de force de Télémaque l’empêchant d’assurer la succession et le très grand nombre des prétendants. Le mariage avec Pénélope permettrait d’éviter une « lutte ouverte » entre les différents prétendants et leurs familles, ce qui affaiblirait grandement l’ordre social. « S’il est exact que le pouvoir repose sur la force, cela ne signifie pas que la force soit l’unique fondement du pouvoir : la royauté homérique repose aussi fermement sur le consentement populaire »(E. Cantarella, Ithaque, p.129-130.) . Dans une telle situation d’instabilité, ce mariage rend possible d’établir un lien de continuité clair entre « l’ancienne et la nouvelle charge royale », permettant ainsi le transfert en faveur du nouveau basileus du consentement populaire, qui entourait le vieux « roi ».
Nous allons pouvoir nous intéresser plus particulièrement à Ulysse et à ses nombreux voyages de Troie à Ogygie, l’île de Calypso. Ces différentes aventures, seront autant d’occasions nous permettant d’explorer la mentalité homérique ; l’importance du trait didactique de ces multiples rencontres, les met en évidence comme autant de « leçons de vie ».
Commençons par notre héros, Ulysse. Comme tout agathos digne de ce nom, il possède toutes les différentes vertus des nobles. Il est beau, doté du courage et de la force. En plus de ces vertus fondamentales pour un héros, Ulysse excelle dans l’usage de la ruse (mêtis). Avec Ulysse, la mêtis est une vertu des plus appréciable et des plus efficace… songeons seulement que, sans Ulysse et sa mêtis, Troie ne serait pas tombée. Notre héros est vraiment particulier, car si « Achille est le plus fort, Ulysse, par son astuce accomplit des entreprises que même Achille ne saurait mener à bien »(E. Cantarella, Ithaque, p.159.).
Dans le monde homérique, on comprend bien qu’agir selon la justice, est loin d’être une préoccupation. Quand il est question de l’affirmation de sa timê entre agathoi, l’exemple paradigmatique d’Agamemnon dérobant Briséis à Achille, nous montre bien que le problème de l’injustice ne se pose pas directement (la limite étant bien entendu l’hubris).
Or ce qui est frappant c’est qu’à de très nombreuses reprises, le poème présente Ulysse comme un Héros se préoccupant d’agir selon la justice(Od, VI, 120 ; IX, 352 ; XIII, 201 ; XVIII, 141.) , et animé d’une certaine douceur. Ulysse est un personnage très intrigant, rassemblant tout à la fois les vertus agonistiques de l’agathos classique, et de nouvelles vertus de collaboration : « L’épopée décrit en réalité le moment où les valeurs de compétitions s’accompagnent, avec un poids toujours plus grand, de valeurs nouvelles, de valeurs de collaboration, et où, en conséquence, les comportements commencent à changer »( E. Cantarella, Ithaque, p.163. ; Voir Il, IX, 632-639, où Ulysse et Ajax condamne l’obstination d’Achille, quant à son refus d’accepter la poinê proposée par Agamemnon. Dans ce cas, accepter la poinê passe pour un geste noble, servant l’intérêt des grecs). Cette coexistence de valeurs, en une certaine mesure, « contradictoires » est l’expression d’un monde qui évolue, l’aube d’une nouvelle société reposant sur une autre régulation des rapports de forces ; le poème rend compte d’un monde qui fait d’Ulysse, à juste titre, le « premier héros moderne »(M. Horkheimer et T. W. Adorno, La Dialectique de la raison)
Adultère divin et réalité sociale
Avant de se pencher sur ce que peuvent nous apprendre les récits d’Ulysse à propos de ses voyages, attardons nous un instant sur le récit de Demodocos, le « divin chantre » du roi Alkinos. Le récit rapporte l’histoire de l’adultère entre Arès et Aphrodite, alors épouse du très laid Hephaïstos ; il sert de vecteur à la transmission de certains enseignements. Déjà, que l’adultère est dangereux, y succomber, c’est pour l’homme adultère, prendre le risque d’avoir à supporter la vengeance du mari trompé. Pour l’instant, rien de très étonnant sur ce que nous savons déjà des mentalités de ce monde. Ce que, par sa petite histoire, Demodocos nous apprend, c’est qu’il était possible pour l’homme adultère, de proposer une rançon au nom spécifique de moichagria(Voir le moichos dans la partie sur les femmes et la séduction) . Le mari trompé pouvait certes refuser une telle proposition, mais dans la mesure où il l’acceptait, ce n’était qu’à condition d’avoir la certitude de pouvoir être payé. Pour cela, il fallait que quelqu’un puisse se porter garant de l’homme adultère, en l’espèce dans notre récit, ce fut le cas de Poséidon. Ainsi, comme le remarque justement E. Cantarella : « Chez Homère existe donc déjà l’institution juridique dite de la « garantie personnelle des obligations » et qui dans l’épopée comme dans le droit grec ultérieur, était appelé enguê(Od, VII, 351). Et il existe, pour le mari trompé, la possibilité de réclamer la restitution des cadeaux de noces (eedna) faits au père de l’épouse » ( E. Cantarella, Ithaque, p.174. On peut penser aux prétendants offrant les « plus beaux des présents » à Pénélope, Od., XVI, 74-77.)
Les Cyclopes et l’organisation sociale
L’histoire des cyclopes est avant tout, une très belle démonstration de ce que peut la mêtis, entre les mains d’Ulysse. De bout en bout de cette aventure, on voit un Ulysse doté d’une subtilité sans faille… toujours en avance sur ses adversaires. Qui sont donc ces adversaires ? C'est-à-dire, derrière les monstres que sont les cyclopes, que nous apprend ce récit. Le poème est sur ce point très clair, les Cyclopes sont, aux yeux des grecs, l’incarnation de la barbarie. Ils nous permettent de mettre en évidence les conditions de la vie associative que les grecs considéraient comme supérieure. En premier lieu, on peut insister sur leur régime alimentaire. Passons vite sur leurs petites envies de cannibalisme qui ressortent visiblement plus du folklore qu’autre chose, et remarquons que leur alimentation repose uniquement sur la production pastorale (lait, fromage…). Ces brutes « ont tant de confiance dans les immortels qu’ils ne font de leurs mains ni plants ni labourages ; sans travaux ni semailles, le sol fournit tout […] »(Od, IX, 106-109).
Or justement, pour les grecs, l’agriculture « est un stade supérieur à l’état pastoral »( E. Cantarella, Ithaque, p.185). Ensuite, à l’inverse des « bons mangeurs de pain »(Od, IX, 191) , les Cyclopes ne respectent ni les Dieux, car ils se considèrent comme les « plus forts »(Od, IX, 275-276) , ni les règles de l’hospitalité…se servir d’un invité comme d’un entremet, n’est déjà pas, à l’époque, du meilleur goût. Mais ce qui reste le plus caractéristique de leur barbarie, c’est bien leur organisation sociale pré-politique :« Pas d’assemblée qui juge ou délibère ; mais, au haut des grands monts, au creux de sa caverne, chacun, sans s’occuper d’autrui, dicte sa loi à ses enfants et femmes. » (Od, IX, 112-115) Tout le problème de la vie des Cyclopes, aux yeux d’Ulysse et de ses compagnons, c’est leur incapacité à reconnaître « une autorité plus haute que celle des chefs de famille » ; pour les Cyclopes, il n’existe que les seules maisons et, la domination propre de son chef de famille.
La dangereuse séduction des femmes ; les sirènes, Circée et Calypso
A côté des monstres, Lestrygons, Cyclopes ou même l’horrible Scylla, Ulysse rencontre pendant son voyage un ensemble de personnages, dont le caractère monstrueux n’est pas mis en avant. Tous ces personnages sont des femmes, elles sont « séduisantes et accortes, voir aguicheuses. Pour autant, elle ne sont pas moins dangereuses que les monstres »(E. Cantarella, Ithaque, p.189) .
Il serait difficile de retracer les rapports et conceptions que les grecs se font de la femme, de cette altérité toujours insaisissable, tant ils constituent une longue histoire. Pour simplifier, on peut considérer que les femmes, dans la mentalité grecque, se divisent en deux catégories.
Nous avons d’un coté les femmes « bien », celles qui ont été éduquées dans une famille respectable et destinées à devenir mères et épouses. Il est plus qu’intéressant de relever l’existence d’une loi de Dracon, visant justement la « protection » de ces femmes. Cette loi permettait au mari de tuer, et ce, en toute impunité, un homme (moichos) qui serait surprit avec elle, dans sa maison. Cette loi, ne protégeait pas seulement les épouses, ce n’est pas une simple mesure contre l’adultère au sens strict, mais tout aussi « la mère, la sœur, la fille ou la concubine (si c’est une femme libre) d’un citoyen de la ville »(. Cantarella, Ithaque, p.208).
On supposait donc, que si une femme respectable était en situation d’entretenir un rapport sexuel illicite, une maicheia, ce ne pouvait être que le fait d’une ruse, d’une violence du moichos. Ce qui caractérise toutes ces femmes de « bien », c’est leur appartenance à un oikos, c'est-à-dire qu’elles sont sous la domination et la protection d’un chef de famille. Ce qui nous permet d’appréhender l’autre catégorie. Ce sont les femmes qui vivant seules, à l’écart de tout oikos particulier, n’ont pas d’homme en mesure de répondre à leurs besoins économiques, et se trouvent ainsi dans l’obligation de se vendre. Dans le poème, ces séductrices ne sont pas des prostituées, mais de Circée jusqu’aux sirènes, ces femmes suscitent toujours le soupçon face aux dangers de la séduction ;"En la reconnaissant (l’existence de deux catégories de femmes), la loi institutionnalise cette réalité, vouant les femmes seules à faire de la séduction un métier. A travers le prisme du rapport avec le droit, la solitude féminine prend des dimensions imprévues, qui se présentent comme des conditions non seulement sociales mais aussi juridiques. Bien loin d’être une opposition de personnes, elle apparaît comme condition voulue, organisée et préparée par la Cité. La condition de femmes qu’en même temps la Cité veut et méprise."(E. Cantarella, Ithaque, p.212).
Ulysse, par delà la mort…
Pour appréhender au mieux, la manière dont les grecs concevaient l’au-delà, mieux vaut nous laisser guider par l’avertissement de Circé à l’intention d’Ulysse :"Mais voici le premier des voyages à faire : c’est chez Hadès et la terrible Perséphone, pour demander conseil à l’ombre du devin Tirésias de Thèbes, l’aveugle qui n’a rien perdu de sa sagesse, car, jusque dans la mort, Perséphone a voulu que, seul, il conserva le sens et la raison, parmi le vol des ombres."(Od, X, 490-495)
Si, chez les grecs, il existe quelque chose comme une vie après la mort, les morts en question ne sont, à l’exception notable de Tirésias, que des ombres (skiai). Les grecs semblent peu se préoccuper de cette survie des ombres dans l’Hadès, ce que l’on comprend si on prend en compte le double rapport que noue un individu avec la mort.
La survie de ces ombres dans l’Hadès constitue un rapport impersonnel à la mort, c’est une mort collective. Dans le même temps, il existe pour un agathos une autre manière de survivre, et ce grâce au culte de la mémoire ; qui a vécu et est mort en héros, qui a accompli de nombreux exploits, s’assure une vie perpétuelle dans le souvenir des vivants.
Il faut toutefois, bien prendre conscience que dans le poème, il existe une ambiguïté dans les conceptions de l’âme et du passage dans l’au-delà( Le poème rassemble différents éléments et conceptions venant d’époques différentes, et il n’y a pas forcément d’isochronie entre ces éléments) . Prenons par exemple cette célèbre invocation d’Agamemnon :« Zeus Père, maître de l’Ida, très glorieux, très grand ! et toi, Soleil, toi qui vois tout et entends tout ! et vous, Fleuves, et toi, Terre, et vous qui, sous ce sol, châtiez les morts parjures à un pacte ! »(Iliade, III, 276-279)
A la conception traditionnelle de la mort comme survie collective et impersonnelle des ombres, semble se substituer, à travers la rétribution individuelle, « l’idée d’un destin individuel des âmes et la notion de salut »(E. Cantarella, Ithaque, p.231)
De même, à côté des ombres, Ulysse rencontre d’autres personnages qui sont des suppliciés. Une telle situation suppose une conception de l’au-delà où il peut exister « sinon une récompense pour qui a bien agi, du moins une punition pour ceux qui ont mal agi »(E. Cantarella, Ithaque, p.231.). Qui sont ces suppliciés ? Après s’être entretenu avec Tirésias et Anticlée, Ulysse rencontre Tityos, Tantale et Sisyphe, qui, chacun à sa manière a défié les divinités, et en subissent donc les conséquences. Ce qui intéresse particulièrement E. Cantarella, c’est le supplice que doit subir Tantale : "Il est dans un lac, debout, et l’eau montait lui toucher le menton ; mais, toujours assoiffé, il ne pouvait rien boire ; chaque fois que, penché, le vieillard, espérait déjà prendre de l’eau, il voyait disparaître en un gouffre le lac et paraître à ses pieds le sol de noir limon, desséché par un dieu. Des arbres à panache, au-dessus de sa tête, poiriers et grenadiers et pommiers aux fruits d’or, laissaient prendre leurs fruits, et puissants oliviers et figuiers domestiques ; à peine le vieillard faisait-il un effort pour y porter la main : le vent les emportait jusqu’aux sombres nuées. "(Od, XI, 582-592)
Il faut prendre en compte, non seulement la description d’Homère, mais également celle que nous en donne les scolies de L’Odyssée, où il est dit que Tantale, le voleur, « aurait été suspendu à une montagne, les mains liées »(scolie à Od, XI, 582). Ce supplice nous évoque évidement celui que dut subir un autre voleur célèbre, à savoir Prométhée. Ce que E. Cantarella veut montrer, c’est que ces deux châtiments font « référence à une exécution capitale qui deviendra à Athènes une forme de mise à mort institutionnalisée _et, ce n’est pas un hasard, avant tout réservée aux voleurs ».(E. Cantarella, Ithaque, p.227. ; On retrouve ce supplice dans la Théogonie d’Hésiode, le Prométhée enchaîné d’Eschyle ou les Thesmophories d’Aristophane). Les Athéniens appelait ce châtiment l’apotympanismos, qui est loin d’être une sorte de « crucifixion grecque », le condamné n’étant fixé qu’à un seul poteau vertical.(Voir la dernière partie sur la mort du chevrier d’Ulysse)
Il est enfin temps, pour nous, d’aborder le retour d’Ulysse dans sa très chère patrie, et particulièrement l’exécution de sa vengeance. Se présentant sous les traits d’un mendiant, c’est le tournoi, organisé par Pénélope pour se choisir un nouveau mari, qui va fournir à Ulysse l’occasion de mettre en œuvre son projet :"Ecoutez, prétendants fougueux […], voici pour vous l’épreuve : oui ! voici le grand arc de mon divin Ulysse : s’il est ici quelqu’un dont les mains, sans effort, puissent tendre la corde et, dans les douze haches, envoyer la flèche, c’est lui que je suivrai, quittant cette maison, ce soir de ma jeunesse, si beau, si bien fourni ! que je crois ne jamais oublier, même en songe !"(Od, XXI, 68-79).
La vengeance d’Ulysse
Après que Télémaque, afin d’éviter à sa mère le mariage, et l’ensemble des prétendants ont échoué, Ulysse parvient à tenter lui-même sa chance.
Relevant brillamment ce défi, Ulysse se montre sous son vrai visage et commence à mettre en œuvre sa vengeance. L’ensemble du chant XXII est le récit d’un véritable massacre des prétendants. Malgré des différences notables entre les prétendants, le comportement d’Antinoos ou de Eurymaque ne peut être considéré comme équivalent à celui d’un Liodès (Od, XXI, 144-147) ou d’un Amphimonos(Od, XVI, 394-398) , Ulysse ne tient pas du tout compte de ces considérations, il fait fi de toutes les supplications, et repousse toute idée de compensation :"Pour me dédommager, vous pourriez, Eurymaque, m’apporter tous vos biens, et ceux de vos familles, et m’en ajouter d’autres ! mon bras continuerait encore de vous abattre tant que les prétendants n’expient (apotisai) leur offense. Vous n’avez devant vous que le choix : ou combattre ou chercher dans la fuite un moyen d’éviter les Parques et la mort"(Od, XXII, 61-66). Quel qu’ait pu être le comportement des prétendants, Ulysse s’en moque et poursuit implacablement sa vengeance. Après avoir occis l’ensemble des prétendants, Ulysse doit encore se charger du sort des gens de son oikos, qui se sont montrés infidèles. Au premier rang de ces derniers, Ulysse et Télémaque se font un devoir de tuer les servantes, qui ont non seulement manqué de respect à l’égard de Pénélope et Télémaque, mais ont également couché avec les prétendants. "Ce disant, il prenait le câble du navire à la proue azurée et le tendait du haut de la grande colonne autour du pavillon, de façon que les pieds ne pussent toucher terre… Grives aux larges ailes, colombes qui vouliez regagner votre nid, vous donnez au filet dressé sur le buisson, et vous voilà couchées au sommeil de la mort… Ainsi,têtes en ligne et le lacet passé autour de tous les cols, les filles subissaient la mort la plus atroce, et leurs pieds s’agitaient un instant, mais très bref. " (Od, XXII, 465-473). On ne peut guère s’étonner d’une telle peine, la pendaison étant en Grèce « une mort typiquement féminine »(E. Cantarella, Ithaque, p.241) . Que l’on pense seulement à Epicaste, se pendant avec le brochos, le lacet de la pendaison, ou à Hélène, qui dans une légende de Rhodes est pendue par les soins de Polyxo…sans même évoquer le cas d’Antigone.
Pour E. Cantarella, il s’agit de rapprocher cette mort par pendaison à un ensemble de mythes et de rites, parlant de vierges, qui pour une raison ou une autre, ont été pendues.
Ces nombreuses fêtes et mythes évoquent des rites initiatiques. Ils sont l’expression du passage à un groupe supérieur dans l’organisation sociale ; ce qui se traduit par une mort symbolique, puis une période de vie en marge, pour enfin être considérée appartenir à ce nouveau groupe;"La pendaison a donc été une des formes de mort initiatique au cours des rites de passage réservés aux filles. Ainsi, à l’époque classique, au cours de la fête annuelle des Marmites, avec le rite de la balançoire, qui la symbolisait. C’est pour cette raison que les servantes d’Ulysse sont mortes pendues au lacet, mais aussi que la pendaison demeura tout au long de l’histoire grecque une mort « sexuée ». "(E. Cantarella, Ithaque, p.247).
Une fois le sort des servantes réglé, Ulysse a l’intention de s’occuper de son chevrier. Ce dernier, en plus d’avoir pris le parti des prétendants, tente de leur fournir des armes lorsqu’ils subissent la colère d’Ulysse. Eumée demande donc à Ulysse ce qu’il doit faire de Mélantheus :"A nous deux, Télémaque et moi, nous tâcherons, malgré tous leurs assauts, de les tenir ici, ces nobles prétendants : vous, courez au trésor ! jetez-le sur le dos ! liez-lui bras et jambes ! puis attachez la porte. Roulez-le d’une corde et hissez-le en haut de l’une des colonnes, jusqu’au ras du plafond : je veux l’avoir en vie pour le bien torturer "(Od, XXII, 171-177).
Les cordes utilisées pour ce châtiment ne sont plus qualifiées de brochos, mais de desmos(La différence entre suspendre et ligoter.) . Cette peine nous rappelle notre propos sur le châtiment de Tantale ou Prométhée. A l’instar de Prométhée, dans la Théogonie d’Hésiode, Mélantheus est accroché à un kion et est ligoté à l’aide des desmoi. Ce qui intéresse E. Cantarella, c’est encore la possibilité de mettre en évidence l’appropriation par une forme politique organisée, en l’espèce la polis, de châtiments et peines publiques dont l’origine se trouvent dans le gouvernement de l’oikos;"Quand l’heure vint pour la polis de choisir quelles formes d’exécution capitale appliquer afin d’affirmer son autorité, elle fit siennes les pratiques punitives privées, les institutionnalisant et les transférant de l’espace clos et silencieux de la maison à l’espace bruyant et visible des places. Mais attention : parmi les pratiques punitives privées, l’Etat ne fit siennes que celles réservées aux hommes. Celles des femmes restèrent confinées à la maison, seul et unique lieu des femmes, dans la vie comme dans la mort."(E. Cantarella, Ithaque, p.250.)
L’accomplissement de la vengeance d’Ulysse, nous permet de mettre en lumière, la double logique qui est la sienne. En effet, alors que les prétendants sont implacablement tués et ce sans qu’Ulysse ne s’occupe de la plus ou moins grande culpabilité de ceux-ci, il n’agit pas de la même façon envers les gens de sa maison.
Ainsi, le sort réservé à Phemios, l’aède, et à Medon, le héraut, qui supplie Ulysse de les épargner, tout comme Liodès l’avait fait sans succès :« N’aie pas peur ! grâce à lui, te voilà hors d’affaire ! que ton salut le prouve_ et va le dire aux autres ! _ combien est préférable au crime la vertu. »(Od, XXII, 372-374). En fait, l’exécution des prétendants et des gens de la maison, n’appartient pas à la même logique. D’un côté, il s’agit de se venger, de chercher à rééquilibrer une atteinte entre agathoi, de l’autre, il s’agit de l’administration de la justice au sein de sa maison, où « celui qui châtie ne doit pas laver son honneur ni rétablir un équilibre social entre pairs, mais garantir l’ordre à l’intérieur du groupe et affirmer son rôle de chef. »(E. Cantarella, Ithaque, p.253). L’ensemble de l’épopée d’Homère est traversée par deux conceptions de la responsabilité. La conception dominante est celle d’une « responsabilité objective ». Certes, chez Homère la distinction entre acte volontaire et involontaire existe. D’ailleurs, il existe un ensemble de circonstances « dont la présence exclut une action de caractère volontaire » (si l’action est accomplie en exécution d’un dessein divin, d’un ordre, violences physiques, états passionnels et même l’ Atê (l’erreur involontaire)(Il s’agit de bien distinguer l’Atê renvoyant à une erreur involontaire, et l’hamartia qui caractérise une inefficacité dans l’action, une incapacité à atteindre son but, ce qui ne peut être que déconsidéré dans un univers fondé sur une « éthique du succès ».) . Pourtant, « dans les poèmes, domine une sorte de responsabilité « objective » en vertu de laquelle l’agent subit les conséquences de ses actes, indépendamment de leur caractère volontaire ou non ».(E. Cantarella, Ithaque, p.268-269.). En même temps, il existe, ou tend à exister, une prise en compte de la « responsabilité morale » par les individus ; ébauche d’une responsabilité « subjective ». « A côté de ce monde, dans lequel l’être humain reste hétérodéterminé, un autre monde se profile : un monde où l’individu commence lentement à croire à la possibilité de se diriger lui-même ou, tout au moins, a l’intuition de cette possibilité »(E. Cantarella, Ithaque, p.273).
C’est ce que laisse entendre le double sens, que peut prendre le terme atios. Il peut signifier à la fois la cause « objective » et son rapport à un évènement, soit dans le sens de « coupable », comme auteur d’un acte volontaire.
C’est le cas, comme on l’a vu à propos de Phemios, l’aède, qui ayant trahit Ulysse sous la contrainte physique des prétendants est considéré par ce dernier comme étant anaitios(Od, XXII, 350-356) . Il existe également le cas des hérauts qui enlevèrent Briséis à Achille. Agissant sous les ordres d’Agamemnon, Achille considère qu’ils ne sont pas coupables (apaitioi;Iliade ,I, 335-336) . Ici, ce qui est évalué, c’est l’action entendue comme « acte et comme volonté. De la responsabilité « objective », nous en sommes arrivés à la punition du coupable » .(E. Cantarella, Ithaque, p.274).
"Une fois encore, la réponse semble se trouver dans l’articulation du monde homérique au sein de l’histoire et dans les acquis de la pensée humaine au cours de celle-ci. Les poèmes nous font assister au moment de la première apparition des concepts éthiques modernes dans le monde grec. Et c’est cette apparition qui révèle un long travail de pensée, dont les poèmes rapportent en même temps les positions les plus traditionnelles et les acquis les plus avancés."(E. Cantarella, Ithaque, p.269).
Le droit à Ithaque
Qu’en est il du droit à Ithaque ? Ces principes de responsabilité, d’action volontaire…ont-ils été l’objet d’une traduction juridique, et si oui, comment s’articulent ils avec la logique de la vengeance ?
Déjà, nous savons qu’il existait à Ithaque une administration de la justice. Nous n’évoquons pas par là l’administration de la justice domestique, mais bien de la justice au-delà des limites de l’oikos. Anticlee, dans l’Hadès, disait à propos de Télémaque, qu’il « prend sa juste part aux festins coutumiers, banquette comme il sied à qui administre la justice (dikaspolos anêr) : on l’invite partout. »(Od, XI, 185-187. Même si en l’espèce ce que nous dit Anticlee est faux.) . Les basileis rendaient la justice, mais nous ne pouvons tirer des poèmes une généralisation de leurs compétences et pouvoirs précis. En revanche, on sait qu’ils devaient partager ce pouvoir avec une assemblée d’Anciens (gerontes) dont Homère nous énonce clairement la compétence, à travers la description du procès gravé sur le bouclier d’Achille :"Les hommes sur la grande place. Un conflit s’est élevé, et deux hommes disputent sur le prix du sang (poinê) pour un autre homme tué. L’un prétend avoir tout payé, et il le déclare au peuple ; l’autre nie avoir rien reçu. Tous deux recourent à l’histôr pour mettre un terme à leur litige. Les gens crient en faveur, soit de l’un, soit de l’autre, et, pour les soutenir, forment deux partis. Des hérauts sonores, et c’est bâton en main qu’ils se lèvent et prononcent, chacun à son tour. Au milieu d’eux, à terre, sont deux talents d’or : ils iront à celui qui, parmi eux, dira la justice la plus droite."(Iliade, XVIII, 497-508)
Cette gravure nous relate le règlement d’un litige, avec d’un côté l’assassin, et de l’autre le parent de la victime. Le litige repose sur le paiement de la compensation. On voit alors deux instances entrer en jeu. L’histôr, qui est une sorte de témoin, il est celui qui organise la cérémonie lors de la remise de la poinê(C’est le cas d’Ulysse lorsque Agamemnon décide de payer une poinê à Achille pour Briséis). Il est donc celui qui sait, celui qui a vu. Mais, comme on peut le lire, ce n’est pas l’histôr qui possède le pouvoir juridictionnel, qui est détenu par les « anciens »…ce sont eux qui peuvent énoncer la sentence.
Le problème de l’époque durant laquelle se déroule un tel procès est complexe. Certains y ont vu une scène de la justice mycénienne, héritée par l’administration de la vengeance dans le Proche-Orient. Le seul problème d’une telle interprétation, c’est cette réglementation de la vengeance dans le Proche-Orient suppose au bout du compte que « la vengeance par homicide n’est permise que si l’homicide ne veut ou ne peut payer le prix du sang »(E. Cantarella, Ithaque, p.287). Or justement, une telle conception n’existe pas chez les grecs, jamais une autorité ne peut être considérée comme compétente pour fixer le montant de la poinê, celle-ci est toujours le produit de différentes tractations entre les familles. D’ailleurs jusque dans la loi de Dracon, dans le cas d’un homicide involontaire, la peine, en l’espèce l’exil, ne peut être remplacée par une compensation sans l’accord de l’ensemble des parents de la victime. Nulle autorité n’est en mesure d’imposer le choix de la poinê, ni de réglementer la vengeance à ce niveau là.
"La scène du bouclier est claire à ce sujet : le tribunal des anciens intervient au cours d’un épisode de représailles, à la demande de celui qui les subit. Et il intervient, précisément, pour vérifier si le plaignant dit vrai ou non. Le respect de la norme qui établit l’alternative entre vengeance et dédommagement est désormais jugé imprescriptible"(E. Cantarella, Ithaque, p.289.). Quelles peuvent être les conséquences de cette sentence ? Celui qui a menti, perd un talent d’or qui revient à son adversaire. Ensuite, si les anciens considèrent la poinê comme étant payée, le verdict est une invitation à ne plus faire usage de la force (sans quoi la famille en question s’exposerait à des représailles légitimes), dans le cas contraire, c’est une reconnaissance de la vengeance. Il ne s’agit donc plus d’une action privée, mais bien d’un usage « légitime » de la violence physique, exercé non par la communauté, mais par ce qu’on peut appeler un « agent socialement autorisé », en l’espèce la famille de la victime.(En l’espèce, ça n’a pas d’importance de savoir qui exécute le châtiment);
"Dans la polis naissante, la sanction de la honte continue d’exister et d’agir avec toute la force coercitive qui est la sienne, mais elle s’accompagne désormais d’une sanction nouvelle, différente, physique, comme le fut des siècles durant la réaction de vengeance. Désormais, l’usage de la force physique est une sanction « publique ». Quand bien même on exclurait le caractère juridique d’une sanction comme la « honte », on peut dire que, avec l’usage de la force physique par des « agents socialement autorisées », la Grèce post-mycénienne entre dans le monde du droit."
Message édité par alcyon36 le 11-08-2007 à 17:02:50
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"la pensée de l'être est le souci porté à l'usage de la langue" Heidegger