l'Antichrist | Citation :
j'avais d'ailleurs été frappé d'apprendre que Kant était à la base un disciple de Rousseau : il paraît qu'il le recopiait à la main (d'ailleurs y'avait pas de photocopieuses) pour "user" l'émotion qui le submergeait à la lecture de Jean-Jacques.
" La première impression qu'un lecteur de Rousseau qui ne lit pas seulement par vanité et pour passer le temps reçoit des écrits de Jean-Jacques Rousseau, c'est qu'il se trouve devant une rare pénétration d'esprit, un noble élan de génie et une âme toute pleine de sensibilité, à un tel degré que peut-être jamais aucun écrivain, en quelque temps ou en quelque pays que ce soit, ne peut avoir possédé ensemble de pareils dons."
"Le goût gêne l'intelligence. Il me faut lire et relire Rousseau jusqu'à ce que la beauté de l'expression ne me trouble plus ; alors seulement, je puis le saisir avec raison."
(Kant, "Observations sur le sentiment du beau et du sublime", J. Vrin, 1980, p. 65)
on trouve dans ce bouquin des choses intéressantes :
" L'Espagnol est sérieux, réservé et véridique. (...) L'Espagnol est plein de fierté et goûte plus les grandes que les belles actions. Comme il entre peu de bonté, de douceur et de bienveillance dans son caractère, il est souvent dur jusqu'à la cruauté.
(...)
On ne saurait dire que les espagnols soient plus hautains ou plus amoureux qu'aucun autre peuple, mais ils sont l'un et l'autre avec extravagance, de façon bizarre et inusitée. "
(op. cit., p. 53)
par ailleurs :
"La vertu véritable doit être entée sur des principes qui la rendent d'autant plus noble et sublime qu'ils sont plus généraux."
(op. cit., p. 27)
autre chose intéressante :
" Rousseau, de même, dans la "Profession de foi d'un Vicaire savoyard", tient la justice et la bonté non pour des abstractions, mais pour de "véritables affections de l'âme, éclairées par la raison". "
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Pour revenir au problème du bien et du mal qui décidément intéresse beaucoup Rogr, il est effectivement possible de lier Rousseau et Kant mais pour les opposer malgré l'admiration du second pour le premier ! En ce sens, présenter le Contrat Social en le confrontant d'abord à la pensée de Kant peut être très instructif pour le problème qui nous occupe !
En effet, dans son opuscule sur l?histoire (cf. Idée d?une histoire universelle d?un point de vue cosmopolitique, 3e et 4e propositions), Kant montre que, si l?homme avait été destiné à cette fin eudémoniste que vise Rousseau, la nature l?aurait produit simple animal et cet animal fut demeuré éternellement dans l?état de nature où il s?épanouit pleinement comme Rousseau le montre. Il faut donc bien admettre que toutes les formules dans lesquelles Rousseau paraît affirmer cela et dire que l?homme était ainsi fait pour demeurer éternellement en cet état entrent en contradiction avec ce fait, que par ailleurs Rousseau met en valeur, à savoir que cette même nature l?a doté de la perfectibilité. Peut-on vraiment croire que cette dotation était destinée à demeurer éternellement en sommeil, à ne jamais servir ? Ce serait surprenant.
Mais si la perfectibilité doit servir et ne peut pas ne pas entrer en action, si elle est faite pour cela, n?est-ce pas que l?homme est destiné à tout autre chose qu?au bonheur d?une Arcadie, et même au contraire de ce bonheur, à la peine, à toutes les peines liées à cet immense travail qu?est le développement de cette faculté. Car c?est au risque de l?erreur, de la douleur, de l?extravagance, de la méchanceté que se confrontent nécessairement les facultés proprement humaines qui entendent s?élever au savoir et à la vérité, à la vertu et au droit : la vérité n?est atteinte que contre l?erreur, la vertu contre le vice, le droit contre la violence le sens contre l?absurde, la positivité contre l?illusion, etc... et ce n?est que par le risque permanent de ceux-ci qu?on peut établir ceux-là, l?animal restant en deçà d?eux, son " innocence " n?étant que l?incapacité où il est de pouvoir s?élever à la plus légère idée de l?un et de l?autre (ce qui conduit Hegel à juger que même dans ses actes les plus déplorables, l?homme l?emporte encore sur la nature parce qu?il témoigne ainsi de l?esprit là où la nature en reste à l?aveugle détermination matérielle).
En ce sens, la lecture de Kant ne suscite pas l?embarras et la perplexité de celle de Rousseau. Il est clair que pour lui la nature a voulu sans discussion possible que l?homme sortît de son heureuse minorité, et c'est pourquoi elle a contraint notre espèce à l?effort. De sorte que si elle ne semble pas préoccupée du bien-être de l?homme, c?est à dessein et non par négligence ou perversité. Ainsi Kant réinterprète-t-il tout autrement le mythe de Protagoras, de même qu?il donne un sens à ce qui chez Hobbes demeure un pur fait opaque à savoir l?insociabilité humaine puisque l?insociable sociabilité est le ressort (le " truc " de génie) inventé par la nature pour contraindre les hommes à une émulation dont les mauvais côtés mêmes ont leur positivité (à quelque chose malheur est bon) et il est permis de voir déjà dans cette idée de Kant l?amorce de la célèbre idée hégélienne de " ruse de la raison ". Le malheur et le mal sont inséparables de la condition humaine, ils ne résultent pas de quelque aberration ou folie absurde. Kant promène sur l?histoire universelle un regard dont l?esprit est bien différent de celui que promène Rousseau dans son Discours sur l?inégalité. Un regard plus neutre, plus détaché, moins passionnément affecté par le sentiment d?une dégradation, d?une déperdition. L'homme est promis à une haute destination, destination morale qui donne sens et valeur aux travaux et misères dans l?histoire et colore tout autrement le parcours historique à partir de l?origine ; tout se passe comme si, dès que le regard de Kant porte sur le présent, il est habité par ce qui se trouve devant nous, à l?horizon, tandis que le regard que Rousseau porte sur le même présent est hanté par ce qui se trouve derrière nous, à l?horizon passé. L?un considère avant tout ce que nous avons à gagner, l?autre ce que nous avons perdu. l?un est philosophe de la raison c?est-à-dire d?une faculté qui s?élève au-dessus de la nature et qui produit son règne propre (règne des fins) tandis que l?autre est philosophe de la nature c?est-à-dire d?un principe immémorial d?existence et de valeur dont il convient de ne pas s?écarter (artifice) si l?on ne veut pas fauter et pâtir. Il est vrai qu?une longue tradition venue des grecs a uni nature et raison comme en témoigne en particulier la vieille notion de loi " naturelle " immanente à la raison et l?idée que le retour à la raison est un retour à la (vraie) nature, une restitution de la vraie nature. Ce qu?on appelle aux XVIIe siècle et au XVIIIe siècle la loi naturelle, le droit naturel, la morale naturelle, la religion naturelle etc... ne sont rien d?autre que les conceptions de la raison face à celle de l?imagination, de la volonté arbitraire, de la superstition etc... Mais Kant est celui qui " décroche " la raison de la nature et assigne à la raison des fins propres distinctes des fins de la nature et telle que la nature ne peut suffire à les effectuer et à les réaliser (ce qui explique que le conflit puisse toujours surgir entre fins de la raison et fins de la nature). Sur ceci, voir Deleuze, La philosophie critique de Kant (cf. introduction, pp. 1-2 ). A moins qu?il ne soit celui qui " décroche " la nature de la raison, entendu qu?il cesse de considérer la nature comme ce principe d?ordre, de sagesse et d?excellence, cette norme référentielle qu?elle fut et tout au long de la tradition naturaliste (décrochage qui conduit Hegel à faire de la nature ce que l?esprit doit dépasser, ce en quoi l?Absolu comme Logos s?aliène et se perd et contre quoi il doit se retrouver comme " Geist " ; d?où la triade logique-philosophie de la nature-philosophie de l?esprit).
Comme philosophe de la nature Rousseau paraît insurmontablement partagé entre deux voies : celle de l?instinct et celle de la raison, celle de la nostalgie de l?innocence et celle de l?enthousiasme de la vertu, celle d?un avenir qu?il faut tenter de construire pour le mieux et celle d?un passé à jamais enfui ; passé dont le charme proportionné sans doute à l?éloignement, a nourri par sa présence rêvée une incomparable douceur et par son absence éprouvée une insurmontable douleur.
De sorte que tout l?effort de Rousseau paraît guidé par ce souci de restitution de l?homme à la nature, autant que faire se peut, y compris dans les conditions présentes qui ne sont plus celles de la nature. Cette restitution se fera par deux voies. La voie individualiste de la solitude ou du petit groupe (famille, amitié) qui reconduit l?homme actuel à l?idylle sauvage (fût-ce en habitant les villes, cf. les Rêveries ) ; la voie communautaire de la cité qui, en dépit des apparences, est un retour à la nature mais par la voie d?un art (artifice) lequel a cessé de la dévoyer mais qui retrouve paradoxalement la nature par la rigueur d?un principe de raison. Car la cité du contrat social, c?est cela : la constitution d?une communauté où l?homme sera " aussi libre qu?auparavant " (sous-entendu dans l?état de nature) (cf. Contrat social, I, 6) mais non plus en vertu d?une disposition naturelle (isolement) mais en vertu d?une disposition instituée (pacte et loi). La cité du contrat social doit retrouver la nature sans la nature, la nature par l?art de la raison (ce sera comme la nature et même " en mieux " ). Dans la cité du Contrat social, la raison rétablit " sur d?autres fondements " les règles du droit naturel fondées sur des principes antérieures à la raison, quand cette même raison " est venue à bout d?étouffer la nature " (cf. Discours sur l?inégalité, préface, 9). La raison rétablit le contenu de la nature sous une figure franchement différente de celle à jamais disparue. On peut donc dire que la cause du mal, des maux humains, réside bien dans la dotation spécifique que la nature fît à l?homme. Dotation qui ne pouvait pas demeurer inerte et latente à nouveau du fait de la nature. Mais cette dotation voulue par Dieu est d?abord principe de perfectionnement et d? " ennoblissement ", principe d?humanisation. Ce qui signifie que l?homme " perfectionné " ne peut plus s?abandonner à une spontanéité naturelle et qu?il doit affronter des choix, des options, des oppositions inconnus de l?homme naturel. Et c?est en cela qu?il est ou plutôt qu?il est devenu (qu?on peut estimer qu?il est devenu) responsable de ses maux puisqu? aussi il lui est donné, de par son humanisation, de pouvoir choisir entre la voie des lumières et celle de l?erreur, la voie de la vertu et celle du vice, la voie du droit et celle de la force... L?homme est responsable de ses maux et non la nature en ce que la faculté que celle-ci lui donna peut le conduire au meilleur. Au risque du pire sans doute mais tel est le prix à payer et " à vaincre sans péril... ".
Ceci signifie que rousseau ignore toute ruse de la raison (comme peut-être Kant) c?est-à-dire toute justification du mal par la nécessité immanente à un devenir orienté vers une fin qui légitime ses moyens et le négatif inhérent à ces moyens. A tout moment, un " halte-là " est possible par celui qui a l?esprit clair et c?est au fond par acquiescement à une force des choses qui en vérité désigne notre propre inclination que nous y cédons. Au fond, Rousseau n?est pas différent de cet homme anonyme (visible projection de l?auteur) qui eut dû rappeler ses semblables à la norme naturelle. Car le rédacteur de la norme artificielle du pacte veut, lui aussi, aller à contre courant du présent, qui s?oriente vers de grands Etats (pour lesquelles le contrat social n?a aucune validité, notons-le). A tout moment donc, la voix de la nature (ou d?une raison non pervertie ou dépravée) peut se faire entendre et il appartient à chacun de prendre ses responsabilités et de se détourner d?un mal qui n?est pas médiation nécessaire pour l?avènement du bien. D?où le ton ardent du moraliste, lequel suppose la liberté, le libre arbitre et la liberté qui en découle.
C?est donc à une prise de conscience de notre responsabilité dans l?existence du mal que rousseau nous convie de la sorte. Le mal ne peut venir que de nous et nous seul en avons la charge (et la décharge) possible. Reste qu?on sent Rousseau toujours partagé entre un projet d?assumer cette condition perfectionnée de l?homme, le présent et ce qui en lui peut permettre d?orienter mieux l?avenir d?une part et d?autre part cet invincible regret, cette insurmontable aspiration pour un état d? " antan ", pour un retour, l?heureuse unité ou solitude primitive. Salut politique ou salut moral ? Voila l?alternative (et la contradiction dont elle témoigne) qui s?offre à l?homme d?à présent et qui ne peut aboutir qu?à une demi-satisfaction, l?alternative entre le citoyen et la satisfaction civique et l?homme et la satisfaction intérieure.
Rousseau reconduit dans une philosophie laïque l?esprit religieux du christianisme et celle-ci fait du rousseauisme une philosophie de la chute et du salut, du mal et de la conversion. Cette logique implique une très forte opposition entre les différents moments de cet itinéraire humain et cela conduit Rousseau à établir un fossé entre état de nature et état civilisé, fossé dépouillant l?homme de toutes ses prérogatives les plus traditionnelles, en ramenant l?homme à une primitivité extrême contrairement à tout ce que ses prédécesseurs avaient admis (y compris Hobbes dont l?homme naturel parle et raisonne). C?est dans ce dépouillement extrême que Rousseau confère à l?homme une félicité et une innocence qui peuvent ériger cet état en valeur positive : indépendance, non-agressivité, répugnance à voir souffrir, simplicité constituent cette excellence originelle (qui n?implique cependant nulle cause, nul mérite).
C?est cette excellence qui doit se retrouver au terme, par la conversion salutaire qui met fin au mal et le Contrat social rétablit ainsi l?indépendance naturelle sous la forme de la liberté civile, la non-malfaisance sous la forme de l?égalité civile, la simplicité sous la forme de la frugalité et de la droiture des moeurs. Par un renversement entier typique de cet esprit de rupture et d?extrême qui caractérise rousseau l?état de nature qui est néant juridique total est en quelque sorte retrouvé par le moyen d?un état civil dominé entièrement par la toute puissance de la loi. Ce par quoi l?état final retrouve l?état initial et vaut comme lui est ce par quoi ils diffèrent le plus entièrement. L?art et ses institutions loin d?établir la nature, la conservent et le rétablissent en transposant sur un autre plan les données de cette nature. Ainsi l?inflexibilité et l?impersonnalité des lois positives issues de la volonté générale imite-t-elle celles des lois naturelles. L?art politique parvient à transposer les " droits naturels ", dans l?ordre civil et à protéger les individus par des lois générales. Le citoyen n?obéit qu?à la loi (volonté générale) et non au commandement de quelque volonté particulière arbitraire qui l?opprimerait.
Quoi qu?il en soit, il résulte d?un tel pacte que non seulement il retrouve les avantages perdus de l?origine mais encore il les étend (tout de même que l?homme chrétien sera dans sa salvation et son élection finales bien au-dessus d?Adam avant sa faute). Il semble donc que l?accession de l?homme à sa plus grande supériorité ait pour condition le contrat social. Message édité par l'Antichrist le 23-12-2003 à 15:43:27
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