A la demande de Pascal75, voici donc un commentaire du Discours de Métaphysique (éd. Vrin, 1984) de Leibniz. L'étude est (trop ?) longue mais je voulais conserver au texte de Leibniz sa cohérence en montrant l'articulation des idées (malgré tout, j'ai volontairement fait l'impasse - sic !!! - sur plusieurs paragraphes). Bonne lecture !
Dans le Discours de Métaphysique, Leibniz commence par remarquer que tout le monde s?accorde à dire que Dieu est parfait : il s?agit de préciser le sens de cette perfection. Dieu a la puissance et la sagesse : il est omnipotent (point de vue métaphysique, qui assure la constance ontologique de l?univers) et omniscient (point de vue moral, qui assure la perfection morale de l?univers). Infiniment sage et puissant, Dieu agit nécessairement de la meilleure façon (métaphysiquement comme moralement). Il y a passage de l?un à l?autre alors que chez Spinoza, cela n?a aucun sens et que chez Descartes, ce rapport n?est pas connaissable. Leibniz ne distingue pas encore dans l?omniscience la sagesse, qui a son lieu dans l?entendement, et vise le vrai, de la bonté, qui a son lieu dans la volonté, et vise le bien : ainsi l?omniscience divine implique-t-elle immédiatement une dimension morale.
Il faut donc refuser les doctrines qui nient la bonté des ouvrages de Dieu ou qui la réduisent à un effet de son choix (alors qu?elle en est la cause). La règle de bonté doit préexister au décret divin. Ce n?est qu?en posant une sphère du bon en soi, indépendamment de la volonté divine, que l?on pourra reconnaître justement la sphère de la volonté divine. Leibniz rétablit ainsi la possibilité des causes finales, que Descartes acceptait en niant qu?elles nous soient connaissables : cela revient, selon Leibniz, à les nier tout à fait. Il faut donc qu?elles existent et qu?elles soient visibles (concevables) pour que l?on échappe à l?issue sceptique du cartésianisme. Dieu mérite la gloire parce qu?il est sage (il choisit le meilleur), il mérite l?amour à cause de cette sagesse : si Dieu était conforme à ce qu?en dit Descartes, la bonté ne serait qu?une conséquence de la création, et nous ne pourrions donc ni louer Dieu (tous les mondes possibles se valent puisqu?ils ne passent à l?existence que par un décret arbitraire de la volonté divine) ni, de ce fait, l?aimer. Nier la bonté intrinsèque du monde est contraire à l?idée de la gloire de Dieu (qui exclut que Dieu puisse agir sans raison) comme à l?idée de volonté (qui exige d?être déterminée par des raisons). Liaison bonté/rationalité du monde.
On ne peut pas non plus penser que Dieu aurait pu faire un meilleur monde, sauf à penser qu?on peut toujours trouver un bien qui en surpasse un autre (on omet alors de considérer que Dieu a choisi le meilleur monde) ; ou à considérer chaque partie du monde en omettant alors d?envisager le tout comme système harmonique. Et prétendre assurer la liberté divine en montrant que Dieu n?a pas été contraint de choisir le meilleur est une erreur, car la vraie liberté consiste à choisir volontairement le parfait. Dieu est contraint de choisir le meilleur (toute autre opinion est contraire à l?Ecriture et empêche qu?on glorifie Dieu : car si son choix n?est pas celui du meilleur il ne mérite pas de gloire). D?autre part le meilleur n?est pas le bien absolu : cela ne signifie pas qu?à tout bien on puisse en trouver un supérieur (conception arithmétique) mais que le meilleur peut renfermer du mal parce qu?un mal partiel peut se trouver conforme à l?harmonie universelle (il faut considérer l?ensemble et non chacun de ses éléments pris séparément, argument déjà présent chez St Thomas). Enfin admettre que Dieu prouve sa liberté en ne choisissant pas le meilleur est aberrant puisque la plus grande liberté (celle qui mérite le plus de gloire) est celle qui choisit la perfection en raison. Contre Malebranche : Malebranche reconnaît que le monde est le plus parfait possible mais il distingue cette perfection d?une hypothétique perfection absolue que le monde n?atteindrait pas.
De même l?amour de Dieu commande une parfaite satisfaction : l?amour de Dieu consiste à identifier notre volonté à la sienne. C?est pourquoi le stoïcisme est insuffisant : il se contente de supporter le monde là où il faudrait vouloir qu?il fût tel qu?il est, eût-on le pouvoir de le changer. C?est aussi pourquoi l?amour n?est pas passif : le bien ne consiste pas seulement à attendre patiemment qu?advienne ce que Dieu a voulu, mais à contribuer selon son plan au bien général (cf. Monadologie, § 90). Dieu demande la droite intention, et c?est lui qui fera réussir en temps voulu les projets de chacun conformément au plan prévu (nous ne serons pas jugé aux résultats mais aux intentions, puisque nous ne pouvons lire distinctement le plan divin mais seulement tenter d?y contribuer dans la mesure de notre compréhension).
Il suffit d?avoir confiance en l?ordre rationnel de la création même si notre entendement fini est incapable de saisir les raisons particulières de chaque partie de la création. La création est une plénitude ordonnée obéissant au principe d?économie (rien d?inutile). Or le plus parfait des êtres selon ces critères, c?est l?esprit : la fin de l?harmonie universelle est donc la félicité des esprits. Simplicité des moyens/variété des fins = équation de la sagesse divine. Confiance n?est pas et ne nécessite pas connaissance détaillée mais une conception de l?ordre.
Malgré la division des actes divins en ordinaires/extraordinaires, Dieu ne peut rien faire hors d?ordre : toute série hasardeuse est ramenable à la raison (exemple de la série de points, des lignes du visage). Dieu n?aurait pu construire qu?un monde rationnel, mais il a de plus choisi celui qui allie la plus grande économie de principes à la plus grande variété de phénomènes. Tout ce que fait Dieu est dans l?ordre (transgresser l?ordre naturel serait une imperfection). L?idée de l?extraordinaire répond ainsi à l?apparence d?une imperfection dans l?ordre communément reçu, lequel, comme " ordre naturel ", n?est qu?un aspect de l?ordre universel : ainsi le miracle n?est extraordinaire que parce que nous ne savons pas comment le rattacher à l?ordre universel et que nous ne tentons que de la rattacher à l?apparence naturelle (ce que nous percevons de l?ordre et qui n?en est qu?une spécification). Rien ne se fait donc au hasard : on peut toujours reconstituer l?ordre à partir des faits qui l?expriment.
En étudiant l?ordre divin puis la façon dont il nous est compréhensible, Leibniz accède à une problématique de la substance, comme lieu de réalisation de la perfection divine, posant alors la question de l?action des substances individuelles (ou monades). Il faut donc élaborer une théorie de la substance.
Qu?est-ce qu'une substance (ou monade) : ce qui peut recevoir des prédicats (qualités) sans en être un soi-même, sachant que les prédicats sont virtuellement ou expressément compris dans le sujet. La substance est un être créé dont la notion est assez complète pour que tous ses prédicats en soient déductibles par un entendement infini (alors qu?aucun entendement ne déduira jamais une substance de la notion d?un prédicat). En effet tout ce qui lui arrivera jamais est compris dans la notion d?une substance, ainsi que les traces de tout ce qui se passe dans l?univers. L?innovation de Leibniz par rapport à Aristote est d?intégrer les prédicats dans la substance (alors que pour Aristote certains prédicats ne sont pas essentiels : être assis n?appartient pas proprement à l?eidos de Socrate).
Ainsi, une considération suffisante permettrait de déduire tous ses accidents de la simple notion. Cela semble contredire la liberté humaine puisqu?alors tout est nécessaire (déjà écrit) : il faut au contraire distinguer certitude et nécessité. Que les futurs contingents soient prévus par Dieu ne signifie pas qu?ils soient nécessaires. Sont nécessaires les vérités éternelles (en géométrie par exemple), les autres ne sont nécessaires qu?ex hypothesi, et leur contraire n?implique point contradiction : ainsi, bien que la notion de César fasse qu?il franchira certainement le Rubicon, il pourrait agir autrement sans que cela implique contradiction (quoique cette possibilité existe comme impossible, puisqu?un entendement infini pourrait démontrer comment sa notion implique qu?il le franchira ; et pourtant, qu?il soit raisonnable et assuré que cela arrivera, n?implique pas que cela soit nécessaire, et si la considération externe des raisons de ses actes rend ceux-ci certains, ils ne sont pas moins librement effectués par la spontanéité interne de César, car la démonstration en raison de cette certitude ne renferme pas la nécessité des démonstrations mathématiques). Dieu choisit librement les séries, en fonction du principe du meilleur, et ce principe autorise la liberté puisque rien de contraire à lui n?est impossible : ce qui ne satisfait pas à ce principe n?est pas rejeté en fonction de son impossibilité mais de son imperfection. Les démonstrations, en raison de ces propositions contingentes, ne sont pas des démonstrations de nécessité (la certitude concerne les existences, tandis que la nécessité concerne les essences : une impossibilité existentielle est essentiellement possible, là où une impossibilité éternelle est impossible dès la formule de son essence, sans égard à la liberté ni de Dieu ni des créatures). Théorie de la liberté, que Leibniz expose pour se défendre de l?accusation de fatalisme. Il faut distinguer les vérités nécessaires, connexions nécessaires, dont le contraire est impossible ; des vérités contingentes (que l?on ne dit généralement pas assurées, alors que Leibniz démontre ici qu?elles sont certaines tout en demeurant contingentes) : leur connexion n?est nécessaire qu?ex hypothesi, leur contraire aurait donc été possible.
Il faut maintenant expliquer en quoi consiste l?interaction des substances : elles dépendent de Dieu qui les crée et les conserve par émanation, car il regarde l?essence de l?univers qu?il va créer sous tous les points de vue possibles, chaque point de vue correspondant effectivement à une substance créée. Ainsi nos perceptions, qui correspondent à cet ordre de l?univers qu?a voulu Dieu, sont justes (en effet ils sont conformes au " monde en nous " qui est l?ensemble de nos perceptions en tant qu?elles découlent directement de notre être ; mais de plus on s?aperçoit que les perceptions de toutes les substances ne sont pas seulement individuellement entr?accordées mais s?entre-répondent de substance à substance (ce qui permet la communication). Cela ne signifie pas que les perceptions de différentes substances soient semblables mais simplement qu?elles sont " proportionnelles ", chacune représentant le même objet à mesure de sa vue. Dieu est la seule cause de cet entr?accord : ainsi aucune substance particulière n?agit jamais sur une autre ni ne pâtit d?aucune autre puisque tout ce qui lui arrive est une suite de sa notion, laquelle est une expression de l?univers. Ainsi, si j?avais un entendement suffisant, la simple considération de mes perceptions actuelles me permettrait de déduire tout ce qui m?arrivera jamais, puisque chaque perception présente résulte des précédentes et est grosse des suivantes. Il faut donc chercher pourquoi nous attribuons naturellement nos perceptions à l?action sur nous d?éléments externes. La difficulté est de penser ensemble l?isolement et l?interaction des substances. Chaque substance est posée dès le titre comme dépendante de Dieu et indépendante des autres substances. Le but de la création étant la manifestation de la gloire divine, la méthode est la prise en compte de tous les possibles, chacun étant un monde entier, vu sous un certain angle (chaque substance n?est donc pas une limitation mais une expression qui sous un point de vue est illimitée : système de parties intégrantes et non exclusives). Les substances n?ont donc à proprement parler pas d?extension. Dieu choisit entre les différentes substances en fonction du principe du meilleur. A partir de ce principe de création, examen de la consistance de chaque substance : comme illimitée, elle ne peut avoir de rapport avec les autres, sauf avec Dieu même (rien ne peut lui manquer qu?elle doive aller chercher à l?extérieur : les phénomènes, les évènements qui nous affectent ne proviennent pas d?une extériorité des choses, mais de la notion même de la substance qui exprime tout l?univers ; de l?existence de César je peux déduire son assassinat sans passer par la notion de Brutus ou par le mécanisme même de l?assassinat). C?est pourquoi chaque substance peut lire (comme tout un chacun) le futur à partir du passé ; et c?est pourquoi en considérant la notion/nature/essence de César, je peux déduire tout son passé, tout son avenir (à condition que je possède un entendement infini). Cependant la liaison entre les substances existe, mais on doit la restreindre (on est réduit à remonter à la causalité divine, puisque la publicité comme somme des particularités s?inscrit dans le calcul divin et non dans une interaction réelle). C?est pourquoi Leibniz utilise une expression reprise à Hobbes (la fiction de la disparition du monde, laquelle ne laisserait subsister que ma substance et Dieu : cela ne changerait rien). Il faut alors se demander de quel point de vue on peut parler d?une interaction des substances ?
Nous nous attribuons généralement les phénomènes que nous exprimons le mieux, et inversement. Ainsi la substance, illimitée dans l?extension de son expression (l?expression est illimitée quant à l?objet, puisqu?elle concerne tout l?univers), est limitée dans la manière (elle l?exprime plus ou moins parfaitement) : les substances agissent donc l?une sur l?autre à mesure de la perfection de leur perception (dans chaque changement, celle qui améliore sa perception célèbre mieux la gloire de Dieu, et est dite agissante sur celle, pâtissante, qui au contraire passe à un moindre degré). C?est pourquoi toute action implique volupté et toute passion douleur.
Il faut expliquer comment Dieu peut influencer les hommes (ou les autres substances) : comment rendre compte du miracle, c?est-à-dire du surnaturel, alors même que tout ce qui arrive à une substance découle de sa notion, c?est-à-dire de sa nature ? Le miracle ne transgresse que les lois subalternes et demeure conforme à l?ordre universel et général de l?univers : la substance exprimant par sa notion cet ordre, l?action de Dieu sur la substance est miraculeuse mais exprimée dans l?ordre de l?univers tel que le reflète la substance elle-même. On appellera donc naturel ce qui relève d?un ordre subalterne que les substances peuvent comprendre distinctement, mais les miracles au contraire relèvent du surnaturel parce que leur compréhension exige une compréhension distincte de l?ordre général de l?univers, compréhension qui dépasse les facultés des entendements limités des substances et de leurs raisonnements. Notre essence ou idée exprime tout l?univers (elle est donc illimitée, et elle exprime même notre liaison à Dieu), mais notre nature ou puissance désigne ce qui en nous est limité, par où ce qui dépasse notre puissance de compréhension sera appelé surnaturel.
Exemple des lois de la nature : la question de la conservation de la quantité de mouvement (thèse cartésienne : Dieu fait en sorte que la même quantité de mouvement se conserve toujours dans le monde). Leibniz reconnaît lui-même l?avoir cru, mais il dénonce la faute : Descartes assimile la force à la quantité de mouvement (masse x vitesse). Or, selon Leibniz, ce sont deux notions différentes, et seule la force se conserve dans l?univers (c?est pourquoi le mouvement perpétuel n?a pas de réalité, parce que, pour compenser la friction, il faudrait que le mobile acquière ex nihilo de la force ; c?est aussi pourquoi la force se transmet sans pertes d?un corps à l?autre).
La considération de la force est importante en physique (permet de rendre compte des phénomènes) mais aussi en métaphysique (parce que le mouvement lui-même comme changement de place n?a pas suffisamment de réalité et ne permet pas de juger des principes de ce mouvement) : seule la force permet de dépasser les notions de grandeur, figure et mouvement et de penser que les réalités matérielles peuvent avoir d?autres principes que les modifications de l?étendue. Tout ne s?explique pas dans le monde des corps par la seule considération de l?étendue : le mouvement en particulier n?est réel que comme expression d?une force (ce qui revient à travers Descartes à réfuter Hobbes et Spinoza). Il ne s?agit pas de rétablir une physique finaliste, mais de reconnaître que l?on a besoin de finalité pour les principes d?ensemble, même si on ne les applique pas dans le détail ; on se donne ainsi la possibilité de reconstituer le choix divin (possibilité d?un usage heuristique des causes finales, grâce auquel on refoule le mécanisme cartésien).
Refuser les causes finales en physique n?est pas un mal en soi, mais entraîne des conséquences graves, en particulier l?impossibilité de reconnaître que Dieu fait sciemment le bien. On s?abuse parfois en voulant déterminer les volontés de Dieu, mais c?est le plus souvent en tentant de les limiter, alors qu?il a égard au tout. Si l?on admet Dieu, c?est-à-dire une intelligence organisatrice des choses, il est déraisonnable de s?en remettre à la nécessité de la matière ou au hasard pour expliquer les phénomènes (exemple de l?historien qui expliquerait une conquête militaire à partir des considérations physiques sur la poudre à canon). Quatre théories s?affrontent sur les causes finales : celle des scolastiques, selon laquelle il existe des causes finales que nous pouvons connaître, et qui expliquent tout ; celle des épicuriens, qui coïncident sur ce point avec Hobbes et Spinoza, qui refusent les causes finales, et qui affirment que c?est l?organe qui crée l?usage (c?est parce qu?ils sont faits pour voir que les yeux existent) ; celle de Descartes, qui pose des causes finales qui existent dans la pensée de Dieu mais nous demeurent inconnaissables, nous obligeant à bâtir une physique des causes efficientes (Leibniz critique cette position en montrant qu?elle se rabat sur la seconde) ; et enfin celle de Leibniz qui admet des causes finales mais ne les déclare connaissables qu?en partie (quant à la considération d?ensemble, mais pas dans le détail). Nous pouvons donc connaître les causes finales régissant le monde comme ensemble, mais nous ne pouvons descendre suffisamment dans le détail pour en expliquer les phénomènes, lesquels sont objets des explications efficientistes de la physique. Une exception est introduite : on peut lire la finalité dans certains détails, en particulier dans la structure des organismes.
Leibniz tente en effet de concilier les explications finalistes et mécanistes avec l?exemple de l?étude des organismes vivants. Les deux voies permettent des découvertes et magnifient à leur façon la sagesse divine. Par comparaison, Leibniz explique que l?on peut louer l?ouvrier tant pour les desseins qu?il a servi en créant sa machine que par la considération des instruments et des procédés qu?il a utilisés pour ce faire. On peut retrouver la sagesse divine à l?intérieur même de la causalité efficiente, par la considération de la simplicité des voies (principe d?économie). Dans le mode même de fabrication matériel des instruments, dans leur économie, on retrouve Dieu (la finalité est réinvestie dans l?efficience même). C?est donc maintenant dans le détail du phénomène que l?on voit la finalité à l??uvre : la voie finaliste gagne une valeur heuristique sans perdre de rigueur ; mais ce n?est plus un finalisme du tout : c?est un finalisme de la simplicité, de l?économie naturelle, qui préfigure les théologies naturelles dont l?élaboration au XVIIIe visera à se débarrasser de la révélation.
En ce sens, la seule cause de nos idées est Dieu, seul objet qui nous touche effectivement de l?extérieur : toutes les autres idées sont en nous comme imitations de la pensée divine, et c?est par là que nous voyons et pensons tout, parce que Dieu nous a déterminé à penser et sentir d?une certaine façon, et a réglé nos sens dans leur arrangement externe en conséquence. Dieu est donc au sens propre la lumière de l?âme, comme les Ecritures le disent (et Platon, toujours plus apprécié des théologiens qu?Aristote, aussi), et comme plus récemment les mystiques l?ont exprimé. Dieu est l?objet de nos perceptions et cause principale, il est le seul qui au sens propre agisse sur nous. Tout ce qui est dans l?entendement divin est aussi dans le nôtre quoique de manière confuse : notre finitude, c?est cette confusion, ou faiblesse de notre expression de la lumière divine.
Il ne faut cependant pas dire que nos idées sont celles de Dieu : c?est mal comprendre l?indépendance de l?âme qui fait qu?elle exprime les idées divines au moyen des siennes propres, comme un effet exprime sa cause sans être pour autant la même chose que sa cause. Chaque âme est effectivement affectée lorsqu?elle pense, et contient une double nature (active/passive). Le rôle agent et le rôle patient de l?âme dans la production spontanée de chaque idée sont tous deux liés à la notion même de l?idée en question dans l?âme. C?est Malebranche qui est visé ici, parce qu?il fait l?économie de la spontanéité de la pensée individuelle : chacun est vu et voyant dans une perspective différente, et cet angle singulier marque la spontanéité de chaque substance individuelle.
Action de Dieu sur la volonté humaine : Dieu obéit à ses propres lois, c?est-à-dire qu?il conserve notre être, ce qui revient à assurer que les idées nous adviennent telles que notre notion les portait. Conformément au principe du meilleur, Dieu nous détermine à vouloir le bien sans toutefois nous y contraindre (quoique nous demeurions libres, puisque ce que nous ferons n?est pas nécessaire mais seulement certain). Et cela ne saurait constituer un motif de plainte, puisqu?une âme ne sait qu?elle va pécher que lorsqu?elle pèche déjà effectivement. Il ne faut pas se réfugier derrière la certitude que je devrai pécher de toute éternité, mais se répéter qu?il peut en être autrement, sans songer à ce qui demeure hors de portée de notre connaissance. On pourrait aussi demander pourquoi tel homme pèche : mais c?est parce que Dieu a formé la notion de cet homme de telle sorte que ce péché librement conçu lui appartienne - quant à la question de savoir pourquoi cet homme possible existe réellement, la seule réponse qui soit à notre portée est que Dieu, qui recherche toujours le plus grand bien, a dû actualiser ce possible là parce qu?un plus grand bien devait en résulter dans l?économie générale du monde (la série mondaine dans laquelle Judas est compris est la plus parfaite possible, malgré le mal fait par Judas). Le seul principe divin est celui du meilleur réel (meilleur représenté pour nous, qui n?est qu?une image du meilleur véritable). C?est à ce propos qu?il faut distinguer détermination et nécessité : nous sommes libres, mais notre péché appartient à notre nature déterminée (notre action est contingente, mais elle est assurée en tant qu?elle appartient au monde choisi par Dieu).
La grâce de Dieu est non conditionnée, et nous n?avons rien à demander en la matière. Cependant cette grâce doit être fondée en raison : on pourra alors objecter que Dieu a élu ceux dont ils prévoyait, à considérer leur notion, qu?ils agiraient selon la foi et la charité, mais qu?ainsi Dieu fait certains hommes bons par décret arbitraire. Ce à quoi l?on peut répondre que Dieu, considérant ce que ces hommes auraient fait sans cette grâce - c?est-à-dire avec leurs seules dispositions naturelles - il a accordée la grâce à ceux qu?il voyait le mieux disposés au bien : mais là encore on objectera que ces dispositions que nous disons naturelles ne sont somme toute qu?un autre effet de la grâce divine, bien qu?ordinaire cette fois, et qu?ainsi Dieu savait en attribuant la grâce ordinaire qu?elle fonderait l?attribution de la grâce extraordinaire, ce pour quoi toute grâce et toute élection se ramène à un décret divin. Il convient pour régler cette difficulté de dire que le monde doit, pour être le meilleur, ainsi que Dieu ne peut manquer de le vouloir, comprendre la substance de tel pécheur, entraînant pour lui telle grâce ou telle peine, et que sur ces matières nous ne pouvons nous avancer plus en détail, et nous devons nous borner à réaffirmer le principe général selon lequel Dieu agit sagement quoique d?une sagesse qui nous demeure inaccessible. On rejoint en cela St Paul qui affirme que les raisons divines touchant la perfection de l?univers nous dépassent et ne sont pour nous qu?objets d?émerveillement et de célébration de la gloire divine. La démarche méthodique est inverse de la démarche de St Thomas, qui posait une question puis y répondait au moyen d?une thèse à partir de laquelle il répondait aux objections. Leibniz au contraire confronte d?emblée sa position au champ polémique public à l?intérieur duquel s?affrontent les différentes positions théologiques et philosophiques : ce n?est qu?à partir de cette illustration polémique qu?il réaffirme la validité de ses propres thèses. Il intervient donc ici dans la controverse sur la grâce, controverse fondamentale puisqu?elle a cristallisé la Réforme au XVIIe siècle avec le retour de l?augustinisme et la naissance du jansénisme. La grâce et pure et fondée en raison, mais elle n?est pas dispensée en fonction de la prescience divine des mérites (c?est le terrain de la controverse entre Luther, Erasme et Calvin sur l?opposition entre grâce et libre arbitre). Thèse du libre arbitre : on vainc le péché par son mérite, ses propres forces. Thèse de la grâce : tout provient de la grâce (thèse luthérienne de la justice passive, que rejoint Leibniz), les créatures n?ont rien à prétendre. Cette seconde thèse connaît deux tendances : la luthérienne, qui affirme la gratuité de la grâce et l?incapacité de l?homme à se l?attirer par son mérite; et la calviniste qui insiste sur les arcanes de la volonté divine et sur la liberté absolue du choix divin. Cf. le livre de Concorde (Confession d?Augsbourg) : parler de la grâce c?est parler du salut, en ce sens que la foi en Christ doit passer avant le mystère de l?élection (Leibniz aboutit d?ailleurs au § 37 sur une christologie). Leibniz considère d?abord la position pélagienne, selon laquelle Dieu sauve en fonction de la foi et des oeuvres ; il l?écarte au motif que c?est Dieu qui a donné les moyens d?accomplir les ?uvres. Il considère ensuite la position moliniste, ou théorie de la science moyenne, élaborée par Molina (jésuite de la fin du XVIe) en réaffirmant l?importance du libre arbitre pour se démarquer des protestants : Dieu prévoit les dispositions des hommes et non leurs actes en détail, parce que certains hommes ont une nature qui leur enjoint d?accepter la grâce. Mais Leibniz utilise le même argument : c?est Dieu qui accorde ces dispositions sur lesquelles se fonde la science moyenne. Ces deux thèses sont donc fausses dans leurs conclusions parce qu?elles sont incomplètes. La position de Leibniz suppose deux strates : il y a dans l?entendement divin une infinité d?individus possibles déterminés par leur notion; et Dieu décide de faire passer l?un de ces possibles à l?existence. Leibniz affirme que la décision de Dieu nous échappe tout en donnant un indice de son caractère raisonnable : c?est le monde lui-même, et non l?individu particulier, qui est concerné par la Grâce. Ainsi on passe à une grâce extra-individuelle, dans laquelle la gloire de Dieu n?est en rien amoindrie puisqu?on a un indice de la raison de son choix, qui nous permet d?éviter de retomber dans l?arbitraire du décret divin que Leibniz fuyait au début du DM.
Les explications métaphysiques ainsi avancées expliquent le mystère de l?union de l?âme et du corps : car il est impossible de penser ni une influence réelle, ni une intervention extraordinaire de la cause universelle (occasionalisme). C?est donc, comme chaque perception est comprise dans la notion de la substance percevante, que spontanément ces perceptions répondent à ce qui arrive dans l?univers, et plus particulièrement et plus parfaitement au corps, qui est le point de vue propre depuis lequel l?âme exprime le point de vue de l?univers. Ainsi on comprend comment l?âme est plus étroitement liée au corps sans qu?il s?y trouve aucune interdépendance d?essence. Cela explique aussi comment nos petites perceptions, ou perceptions confuses, sont des échos ou rumeurs affaiblies de tout ce qui se passe dans l?univers et qui par sympathie continue nous affecte en quelque mesure (image du bruit des vagues). Le problème de l?union de l?âme et du corps traverse tout le XVIIe : chez Descartes, séparation radicale (l?union fait problème) ; chez Spinoza, deux sphères parallèles ; chez Malebranche, occasionalisme (intervention divine qui règle l?accord). Pour Leibniz, il y a bien un accord, mais il est décidé par Dieu et réglé une fois pour toutes (harmonie préétablie) bien qu?il ne soit que temporaire : il ne dure que le temps de la vie pendant lequel l?âme exprime l?univers à travers le corps.
Toutes les formes substantielles des substances (pour les corps, les bêtes et les hommes) sont impérissables quoiqu?altérables, et expriment tout l?univers, quoiqu?elles le fassent moins distinctement que des esprits (substances spirituelles ou âmes des hommes). La principale différence est qu?elles n?ont pas conscience, c?est-à-dire savoir de soi, ce qui les empêche d?atteindre les considérations des vérités éternelles. C?est pour la même raison qu?elles n?ont pas de qualités morales : incapables de dire moi, on pourrait dire qu?elles périssent moralement dans leurs changements, comme on dit que les corps périssent (c?est-à-dire dans les deux cas par métaphore). C?est en effet le souvenir ou connaissance du moi qui rend susceptible de châtiment et de récompense : de ce fait, l?immortalité que l?on demande en morale ou en religion implique la mémoire (sans quoi la morale ne signifie rien). Leibniz établit ainsi du point de vue moral la différence entre les esprits et les autres substances. Il y a trois sortes de substances : formes substantielles ; substances qui animent un corps ; âmes connaissantes (l?âme, de façon totalement anti-cartésienne, est commune aux bêtes et aux hommes). Accéder au domaine moral signifie accéder au mérite et au démérite, ce qui implique la mémoire, garante de l?immortalité morale, qui est plus que l?immortalité métaphysique assurée à toutes les substances (immortalité méta-physique : continuité de la forme ; immortalité morale : continuité du moi).
La raison pour quoi Dieu conserve notre être métaphysiquement et moralement (outre les suspensions dues au sommeil ou à une défaillance), c?est qu?en plus d?être créateur, Dieu est le monarque d?une cité des esprits qui possèdent sur les substances brutes l?immense avantage d?exprimer mieux la perfection divine (à mesure de leur perfection propre) : il y a là un saut qualitatif brusque (différence miroir/vision). Ainsi les esprits qui sont plus proches de Dieu sont nécessairement les objets les plus présents de sa préoccupation, et nous devons le louer pour cela quoique notre louange ne contribue point à sa félicité mais en soit une suite. Dans la République des esprits se retrouvent les substances douées de l?immortalité de la personne (on retrouve l?écho des thèses stoïcienne de la communauté des hommes et de la Civitate Dei de St Augustin). Cependant cette cité de Dieu ne s?oppose pas chez Leibniz à la cité des hommes : elle n?a qu?une existence morale (ce qui répond à la question du culte : la société des esprits est une nouvelle expression de la gloire divine en ceci que Dieu n?a pas besoin des esprits (ni du culte) pour être, mais choisit d?exprimer sa gloire par l?existence des esprits et leur réunion dans la république spirituelle.
Message édité par l'Antichrist le 12-12-2003 à 17:34:26