l'Antichrist | Citation :
En effet, Nietzsche ne s'est jamais fait la même idée que nous de la politique.
L'une des raisons est qu'il ne pense pas à partir de la figure de l'Etat, mais de l'ennoblissement de l'homme.
La question ne peut plus être de savoir quelle est la meilleure forme de gouvernement, ni quelle forme a le plus de légitimité, ni quelle forme est construite par la raison historique. Nietzsche passe au contraire à une logique du volontariste. Ne plus chercher à lire dans le réel ou dans les idées ce à quoi il faut se conformer, mais résoudre le vouloir par le vouloir : si le réel est vouloir de puissance ( = augmentation du sentiment de puissance par l'exercice du vouloir), alors le jeu du vouloir ne peut se continuer que par lui-même, sans espoir de sortie hors du jeu. Dès lors, la question politique devient : quel type d'homme faut-il vouloir, qui puisse représenter le type le plus fort, le plus durable, le plus à même de nous séduire en faveur de la vie ? Vouloir l'homme qui nous apprend à aimer vouloir -car aimer est le degré suprême du vouloir, c'est la grâce de la volonté qui s'impose avec un parfait détachement, comme un pur jeu assumé dans toutes ses conséquences, y compris et surtout tragiques.
La grande politique de Nietzsche se met bien en place avec l'Antéchrist, et sans doute les pensées sur le travail moderne et l'esclavage, venues d'Aurore et d'Humain trop Humain, trouvent-elles là leur application.
Prenant exemple du système de caste en Inde, ainsi que de la division du travail engendré par le capitalisme, Nietzsche pense qu'il est possible d'élever simultanément deux types d'homme : d'une part, un vaste socle de travailleurs qui produisent bien plus qu'ils n'ont besoin, afin d'élever un type relativement surhumain, capable de prendre en main (un peu à la manière des philosophes-rois de Platon) le gouvernement de la terre. Or, l'élevage de ces deux races, Nietzsche en voit la possibilité dans le monde moderne, qui fabrique des hommes grégaires, spécialisés, fragmentés et isolés par la division du travail.
Nietzsche cherche donc à tirer parti, machiavelliennement, de conditions économiques, politiques et sociales, pour bâtir son projet. D'une part, dressage du troupeau ; d'autre part, élevage d'une noblesse spirituelle. Civilisation du troupeau - culture du surhumain. Nietzsche retrouve une opposition tracée par Stendhal, qui trouvait dans la culture italienne un type d'homme plus fort, plus beau que dans l'Europe démocratique -encore que Stendhal fût favorable aux idées modernes, contrairement à Nietzsche.
Cette aristocratie, point culminant de tout le formidable réservoir de forces de la culture historico-mondiale, aurait, selon une formule je crois de HTM, "la force de César et la grandeur d'âme de Jésus-Christ."
La question qui se pose donc avec insistance à Nietzsche (on la trouve déjà par ex. dans la 3e inactuelle) est celle des conditions de vie qu'il faut ménager dans une société pour multiplier les chances qu'apparaisse un type d'homme supérieur. Jusqu'ici, des hommes tels que Héraclite, César, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Napoléon sont apparus par hasard, et non sous l'effet d'un vouloir.
L'histoire nous raconte donc un hasard effrayant, qui engloutit les ca les plus réussis de l'espèce dans l'incertitude des évènements.
Est-ce à dire que l'homme n'a jamais réussi à créer une société où le philosophe se sente bien -quitte à ce que le reste de l'humanité ne travaille que pour que vive décuplé, chez quelques privilégiés, l'instinct dionysiaque, l'instinct artistique d'embellissement, de transfiguration de l'existence ? En réalité, Nietzsche propose plutôt de ménager à l'homme des conditions de civilisation très dures, artificiellement. Car c'est face au danger, à la détresse, au besoin d'affronter les obstacles, la réalité sauvage, que se révèle l'homme. Et une fois apprise une vie dure, de hasard et de combat, ménager une vie soudain plus douce, afin que les forces accumulées s'épanche librement, sans plus craindre d'être détruites.
On voit à quel point le projet de Nietzsche exigerait de rigueur, de calcul, un véritable jeu avec le hasard : provoquer le hasard, le décupler, pour forcer les hommes non seulement à le supporter, mais à l'aimer. Formule de l'amor fati, de l'amour du destin ; vouloir cette vie et aucune autre -aimer la vie, ce monde-ci, comme les hommes ont jusqu'ici vénéré et adoré Dieu. Aimer la vie, et rire d'elle, comme Zarathoustra, qui rit de sa sagesse et s'en sépare pour aimer la vie seule.
Projet politique suprême aux yeux de Nietzsche, projet aussi terrifiant que séduisant, dont les chances d'aboutir ne sont pas certaines, et qui constituerait un dépassement de tout ce que furent l'homme, sa culture et sa vie jusqu'ici.
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Bon, ton post est intéressant mais en le lisant avec attention jy trouve matière à quelques précisions !
Pour bien comprendre la pensée de Nietzsche, il faut voir que celle-ci est une pensée de la vie historique de lhumanité cest-à-dire le savoir et le vouloir dune relation oubliée entre lindividu et la temporalité infinie, non homogène (à lopposé de la science) et non linéaire (à lopposé des philosophies de lhistoire), de lhumanité toute entière en constante évolution : doù limportance du § 54 du Gai Savoir dans lequel Nietzsche expose son expérience la plus décisive : " Jai découvert pour ma part que la vieille humaine animalité, voire la totalité des temps originels et du passé de tout être sensible continuaient à poétiser, à aimer, à conclure en moi... " A partir de lexpérience vécue de sa propre filiation (un père trop prématurément disparu), Nietzsche étend à léchelle des millénaires lénigme de la vie culturelle de lhomme avec ses décalages, ses retards, ses anticipations, ses régressions et ses renaissances. Il se fait ainsi le prophète de lhumanité en décelant un " sens historique ", cette " maladie singulière " (cf. le Gai savoir), cette mutation à la fois intellectuelle et biologique (elle met en jeu les forces du corps), chez ces nouveaux bâtisseurs qui portent en eux les germes dun monde à venir parce que les hasards de lévolution biologique, historique, sociale et culturelle les ont rendu aptes autant à tirer quà inscrire leurs créations philosophiques ou artistiques dans le grand jeu cosmique, temporel, de la vie. Ces exemplaires dun égoïsme sain, qui ne sont ni de simples sujets empiriques omniprésents dans lhistoire, ni des êtres moraux et indépendant issus de lidéologie " individualiste ", Nietzsche en trouve la présence évanescente principalement dans lhistoire occidentale : " Que lon accorde à ce germe encore quelques siècles et plus, et il se pourrait quil finisse par produire une plante merveilleuse et dune non moins merveilleuse odeur, propre à rendre la terre plus agréable à habiter quelle ne le fut jusqualors. " (cf. Gai savoir, § 337, p. 215, Gallimard, 1967)
" Chez les grecs tout devenait vie ! Chez nous tout reste à létat de connaissance ", sécrie le jeune Nietzsche aux alentours de 1873 (cf. La naissance de la philosophie à lépoque de la tragédie grecque, p.157, éd. Gallimard, 1969). Pour lui, il y a certes un modèle hellénique dans lharmonie perdue du savoir théorique et de la plénitude existentielle, de lesprit et du corps. Point de dualisme dans la civilisation grecque : la conscience, qui nous donne limpression dêtre face au monde, nous a fait perdre le sentiment cosmique et a fait de nous des atomes coupés de notre nature, bien loin de l" idée grecque de la culture comme physis nouvelle et améliorée, sans distinction entre le dedans et le dehors, sans dissimulation et sans convention, la culture conçue comme laccord de la vie et de la pensée, de lapparence et du vouloir " (cf. Seconde inactuelle, § 10, p. 389, éd. Aubier, 1964). Le fait de la conscience dans la culture grecque était un simple et puissant dialogue de soi avec soi. Dans les épopées homériques ou les tragédies, héros et personnages ne cessent de converser intérieurement avec eux-mêmes, dans des termes imprégnés de la physiologie du coeur et des entrailles : Ménélas dans l'Iliade (XVII) parle à son coeur magnanime, son " thumos ", interlocuteur par excellence de soi avec soi, surtout dans une sorte de conseil intérieur qu'il tient en vue d'agir (la réflexion nest pas un pur exercice mais une sagesse pratique, une Phronésis, comme elle le sera dans lépicurisme ou le stoïcisme). La vie du corps saccordait avec la vie de lâme sans que la moindre culpabilité naffecte cette correspondance. Pourtant le mythe, première figure de la science, jouait aussi comme frontière entre le connu et linconnu, bornant le regard pour faire de lhomme un animal grégaire rêvant de léternité située au-dessus du monde sensible. Lesprit scientifique (lidéal dun savoir universel, théorique et désintéressé) a tracé notre futur, dabord en élargissant à la richesse infinie de lunivers la toile de laraignée que nous sommes, mettant ainsi fin au fantasme dun arrière-monde, mais surtout en nous donnant un sens historique, puissant instrument de libération, mais auquel nos contemporains demeurent, selon Nietzsche, encore aveugle ! Les projections de la science ont produit une hyper-conscience libérée des idoles mais en même temps toujours plus éloignée de lunivers, sorte dhomme théorique contemplant froidement un univers-spectacle. Pourtant, si lhomme de la civilisation scientifico-technique est lenfant dune connaissance " barbare ", glacée et désenchantée, ses connaissances mettent en pleine lumière sans quil puisse lignorer " que lhomme est le résultat dun devenir " (cf. Humain trop humain, § 2, p. 24, Gallimard, 1968), que " lindividuum, le particulier... nest rien en soi... : " qu " il est toute lunique lignée de lhomme jusqu'à lui compris. " (cf. Le crépuscule des Idoles, p. 126, Gallimard, 1974) Dans le sens historique, se noue à la fois lémergence et le refus dune métamorphose de la pensée : les lois de lévolution humaine, expressions des forces ascendantes de la vie face aux forces uniformisantes qui menacent toujours la consistance du monde, ont fait apparaître des esprits libres sachant leur relation avec le tout, suffisamment conscient de leur différence pour proposer au monde un nouveau paysage métaphorique, aussi éloigné des anciennes croyances que de linertie dun esprit habitué à vivre à labri de son dôme conceptuel. Conformément à la leçon du darwinisme, ces individus sont à la fois promesse davenir pour la collectivité et annonce de mort pour lancien monde dont ils accélèrent leffondrement. Ainsi, la connaissance de lévolution humaine était et est encore lobjet dun refus des religieux car il remet en question toutes les croyances sur lesquelles le christianisme a développé son emprise sur la pensée occidentale. Or, cest seulement en reconstruisant le lien perdu unissant tout individu au temps infini, historique, culturel ou même biologique, que lhumanité pourra avoir un avenir !
LHomme est temps, non le temps homogène de la science, sans perception et sans mémoire, espace dun englobement total des corps en mouvement et des force qui les animent, mais le temps de la vie, le temps long du corps animé, du corps-esprit (cette troisième substance qui est venue narguer les dernières années de notre malheureux et cher Descartes), ce corps tout entier, cette mémoire totale, à la fois présence du passé dans le présent, du présent dans le futur, du futur dans le présent et dans le passé. Le temps de la perception, de la mémoire et de limagination, ce temps infini (à la fois du corps, du langage, de la collectivité) est une scène sur laquelle la dischronie noue les drames de lhistoire, avec ses archaïsmes et ses renaissances donc, le temps qui fait du vivant une énigme haït par la raison mais quun esprit libre doit apprendre à arpenter, à interpréter pour y trouver les germes de la nouvelle humanité encore à naître ! Cest parce que Nietzsche savait déceler en nous la présence du passé le plus immémorial, pouvait lire le discours du corps en situant son origine dans le temps, parce quil savait que la plus ancienne humanité coulait encore dans les veines de latome narcissique des sociétés modernes, que lhomme archaïque (avec ses pulsions) survivait dans lhomme actuel (policé et refoulé), bref que " dans les explosions de la passion et dans les fantaisies du rêve et de la folie, lhomme... " daujourdhui pouvait redécouvrir " ...sa préhistoire et celle de lhumanité : lanimalité avec ses grimaces sauvages... " (cf. Aurore, § 321, p. 200, Gallimard, 1970), quil a pu rejeter lindividualisme du monde moderne tout en se faisant lapologiste de lindividualité. Car lindividualisme de Nietzsche nest en rien une idéologie, nest devenu un principe intemporel pour aucune civilisation. Nietzsche en décèle simplement les traces historiques dans certains peuples et dans certaines périodes (la Grèce antique, la renaissance italienne : Raphaël, Michel-Ange,) et surtout en comprend la valeur davenir : lindividu nietzschéen nest pas un atome social, légoïste narcissique qui a déchaîné ses désirs dans un univers sans passé et sans avenir, le nihiliste amoureux qui cherche à éterniser les valeurs dune religion ou dune métaphysique en refusant lhistoricité de Dieu ou de LEtre. Au contraire, lindividu nietzschéen est profondément marqué par le sens de lhistoire et cest seulement en sinstallant au coeur du devenir, en donnant à chacune de ses oeuvres la forme tragi-comique dun vouloir de la totalité temporelle et historique, cet amour du destin (amor fati) qui rattache lindividu religieux (religio = lien) à la totalité, au cosmos, sans aucun ressentiment contre le temps comme devenir qui sanéantit, quil devient le Surhomme, non comme fin évolutive, mais comme direction, comme visée indéterminée et indéterminable dune continuation du jeu non plus subie mais voulue par lui. A la vision religieuse de lEternel Retour consistant en un oui triomphant à la vie (dire oui pleinement à mon présent, cest vouloir et aimer tout ce qui a précédé et tout ce qui a suivi : dans ce oui, je retrouve en un instant le fil anthropologique, biologique et cosmique), mais fondé sur les hasards dune improbable évolution ascendante nullement protégée par une quelconque providence, Nietzsche préfère donc la vision morale : le " vouloir " dont tu parles dans ton post est comme un impératif kantien : " agis à chaque instant comme si nous croyions que chacun de nos instants va revenir " ! En tant que morale, cette pensée de lEternel Retour demande une éducation - quelques-uns puis beaucoup mais jamais la totalité. Cest dire que si la pensée de Nietzsche est issue de lasocialité, de la solitude et de la marche en montagne, elle sépanouit et donne ses fruits parmi les hommes, dans la ville.
Pour conclure nous pouvons revenir à Ainsi Parlait Zarathoustra. Il ne faut pas confondre, en effet, le mythe des Îles fortunées avec la Vache multicolore (Die bunte Kuh).
Avec les Iles Fortunées, Nietzsche retrouve un thème pindarique et homérique, issu du vieux fonds indo-européen : celui des îles au-delà des mers, le pays des Hyperboréens, mentionnés dans lAntéchrist... Cest un pays paradisiaque : le paysage tout entier est un jardin, et l'on y trouve l'Alcyon, l'oiseau fabuleux, présage de sérénité. Cest un lieu dabondance, où les besoins sont satisfaits sans efforts ; il ny a pas de " grossiers devoirs " ni de division du travail dans cette cité idéale, contrairement à celle de Platon qui est précisément fondée là-dessus. Pas de système de caste qui fonde l'akropolis, ni de division du travail, donc pas de cet esprit mercantile qui ruine la Grande-ville. La sagesse, en effet, nest possible que si lotium paradisiaque nest pas nié par le négoce. L'otium, au sens le plus risqué, c'est le métier du saltimbanque. Il ne travaille pas, il ne construit pas avec les autres le lien social qui fonde la ville, il se promène au-dessus de la place publique : mais ce faisant, sur son fil tendu, il prend la voie la plus dangereuse, la voie des airs. C'est une route mortelle, mais elle seule mène vers le Surhumain, chez les Hyperboréens. La sagesse, permet de trouver le chemin qui nexiste ni sur terre ni sur les mers. La sagesse la plus haute na rien à voir avec lancienne philosophie, née dans l'esprit des villes : cette sagesse est celle qui est née du haut des monts et qui sest déversée dans la mer : cest la sagesse du sisyphos, sagesse instinctive, à la fois surhumaine et animale. Le chemin qui mène aux Iles nest ni terrestre, ni maritime. Il est donc forcément aérien. Les Hyper-boréens sont ceux qui vivent " au-delà du vent du nord ". Les Iles Fortunées sont donc au-delà du vent, über-winden. Le dépassement nietzschéen, que lon peut opposer à laufheben hégélien, est à la fois un surpassement, un englobement et une transgression, über étant chez Nietzsche un écho à lhyper grec, qui signifie par-delà : au-dessus, " dun bout à lautre de ", et " en faisant violence à ". Le sage nietzschéen est lhomme qui dépasse lhumanité parce qu'il transgresse ses règles, parce quil évente le principal ciment de la communauté grégaire : le langage (tout le secret de l'écriture de Nietzsche est là). Le Surhumain dépasse lhumanité aussi parce quil lassume dun bout à lautre : de lanimal à lhomme supérieur, de la forêt à la montagne.
Au contraire, La ville appelée " La Vache multicolore " est la ville chère au coeur de Zarathoustra. La ville du Surhomme est peinte de couleurs variées ce qui signifie que celui-ci accepte la multiplicité. Le sage est lopposé de lhomme intransigeant. Seule la sagesse peut mener aux Iles Fortunées. Or, ce sage est un homme multicolore, artificieux, qui parle souvent par énigmes. Mais ces énigmes peuvent être comprises par lhomme du peuple, sil est homme desprit (sophos). Lénigme de l'Éternel Retour en particulier peut être comprise par un peuple sage, cest-à-dire un peuple astucieux, souple, adaptable : et la Vache multicolore représente la société où vit un tel peuple, c'est-à-dire la possibilité qu'existe un groupe humain délivré du ressentiment contre le temps. " Tout revient ", c'est la pensée du ruminant. Nietzsche critique souvent ladaptation démocratique comme une " simple réactivité ", et l'évolution darwinienne pour lui n'est pas autre chose qu'une réaction à la pression de l'environnement. Mais il en existe une autre forme, active, que Nietzsche appelle la " force plastique " : " cette force qui permet à quelquun (individu, peuple, civilisation) de se développer de manière originale et indépendante, de transformer et dassimiler les choses passées ou étrangères, de guérir ses blessures, de réparer ses pertes, de reconstituer sur son propre fonds les formes brisées " (cf. Seconde inactuelle, " De lutilité et des inconvénients de lhistoire pour la vie ", p. 97) Ainsi ladaptation est une forme subtile daffirmation de soi : le développement de la capacité à maintenir un " horizon déterminé " au sein duquel la puissance peut se développer. En effet, un être capable dadaptation est un être pour qui lensemble du monde environnant devient assimilable et transformable " en son propre sang " : " Cest une loi générale : chaque être vivant ne peut être sain, fort, fécond quà lintérieur dun horizon déterminé ; sil nest pas capable de tracer autour de lui un tel horizon [cas de lhomme moderne perdu dans le labyrinthe] ou sil est, inversement, trop égocentrique pour enfermer son regard dans un horizon étranger [cas de lesthlos, aristocrate intransigeant], il se consume dans lapathie ou dans une activité fébrile, et ne tarde pas à dépérir. " (cf. Ibidem, " De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie ", p. 98) Et cet homme versatile, adaptable, cest lhomme démocratique (cf. Platon : la démocratie est en apparence le régime le plus beau, parce que fait dun bariolage de multiples couleurs : République, 557 c). La démocratie est un régime multicolore à double titre : dabord il sait sadapter, en tant que tout, aux nouvelles conditions socio-économiques, ce que ne savait pas faire le régime aristocratique. Par exemple, seule la démocratie sera capable dassimiler le socialisme et den tirer avantage (cf. Humain, trop Humain, " Victoire de la démocratie ", p. 304) Ensuite, parce que la démocratie est composée dhommes eux-mêmes adaptables : " là, lindividu est convaincu dêtre capable de nimporte quoi, dêtre à la hauteur de nimporte quel rôle, tandis que chacun sessaye, improvise, essaye à nouveau, essaye à plaisir, et que toute nature cesse, devient art... " (cf. Le gai savoir, " Dans quelle mesure les conditions de vie seront de plus en plus " artistiques " en Europe ", p. 257) Ce type actif d'adaptation, qui transforme la nature en art, est ce qui différencie l'homme de l'animal, ce dernier restant condamné à une adaptation purement réactive. L'art n'a pourtant rien de commun avec la " culture " des habitants de la ville en bordure de forêt : la culture en tant qu'adaptation réactive est, elle, une évolution de type animal (les hommes croient pourtant échapper par elle aux déterminismes du règne animal, comme si un oiseau n'était plus un animal dès lors qu'il lui pousse des ailes, du seul fait qu'il peut échapper à la pesanteur). L'art célèbre les retrouvailles de Dionysos et d'Apollon, de la forêt et de la montagne : il transfigure l'héritage naturel de l'homme, mais seulement parce qu'il le réclame pour tel. Néanmoins la conséquence à craindre, pour une société fondée sur l'adaptation, pour une humanité d'artistes, est peut-être que, lhomme nacceptant plus dêtre le matériau dune architecture, la construction dune société au vieux sens du terme est rendue impossible. Mais peut-être aussi que le nouveau type de société que propose la démocratie est bel et bien un immense projet de construction, dont chaque individu est le matériau malgré lui. La société que la démocratie cherche à construire, cest une société fondée sur la classe moyenne : cette classe moyenne est à la fois son but et le moyen de son existence (le principe de sa force plastique : celui qui soppose à elle manifeste son indépendance desprit et fait ainsi progresser la démocratie). Elimination des pauvres, des riches et des partis, comme " les trois grands ennemis de lindépendance " : le but de la démocratie ainsi conçue nest-il pas de parvenir finalement à la société sans classes des Iles Fortunées ? Ce nest pas pour rien que Nietzsche nomme la société quelle prépare un " jardin " et ses réalisations " des arbres fruitiers ", comme ceux qu'on trouve aux Iles : le jardin est la nature transfigurée, et rendue féconde parce qu'elle est intégrée, sans rien perdre de son naturel, " à l'intérieur d'un horizon déterminé ". Et l'on comprend ici ce que permet l'absence de classe : lindépendance, non dun seul individu hors-classes, comme le cynique, mais de tout le peuple : si lesprit libre est celui qui échappe aux déterminations de son milieu, un groupe économiquement et socialement indéterminé ne devrait-il pas produire de tels hommes ? Le jardinier sera peut être Zarathoustra, " joyeux " que le système démocratique soit si largement développé. Et de fait, la ville et ses proches environs sont le théâtre des discours de la première partie de Ainsi Parlait Zarathoustra, qui constituent la base et les fondations de son enseignement.
Une telle société dabondance ne peut subsister quen période de paix. Et la Vache multicolore est justement un animal paisible. Cette paix n'est pas un refus de la guerre, mais une sublimation de celle-ci, et elle dirige les travaux cyclopéens du régime démocratique : " Sécurité définitive des fondations afin que tout lavenir puisse bâtir sur elles sans danger! Impossibilité désormais que les riches terres à blé de la civilisation soient dévastées du jour au lendemain par de sauvages, dineptes torrents de montagne! Digues de pierre et murs de défense contre les barbares, contre les épidémies, contre lasservissement physique et moral ! " (cf. Humain, trop Humain (tome 2), p. 293) Les remparts ne sont plus un refoulement de la nature, mais au contraire la possibilité de son intégration dans " lhorizon " au sein duquel lhomme peut se développer et créer. Dans le jardin, la nature est humanisée, transformée par lhomme en son propre sang : ainsi intégrée, la sauvagerie nest plus une menace. De même la montagne, intégrée dans la ville, transformée en une idée proprement humaine (la finesse desprit), ne menace plus décraser le développement dune société sans classe.
Enfin, la vache vit en troupeau, mais elle occupe dans l'imaginaire Nietzschéen une place aussi éloignée de celle du mouton que de celle du lion solitaire. Le mouton représente l'insociable sociabilité des hommes (cf. Kant, Histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Quatrième proposition), et la société qui ne se constitue que par la peur du lion : chacun se serre contre ses congénères en cas de danger, mais en période de paix le lien se relâche et il faut des chiens pour préserver la cohésion du troupeau. Rien de tel chez les vaches : pas de police qui protège le troupeau contre les loups ou contre les brebis galeuses. Chacune rumine dans son coin, solitaire, mais pas isolée. Message édité par l'Antichrist le 26-09-2004 à 19:49:16
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