plook a écrit :
Ce texte de Schopenhauer m'a plus donné l'impression d'un lettre de haine (écrite à un moment donné sous l'impulsion des émotions qui s'y associent) que véritablement d'un "essai". C'est pourquoi l'histoire du buste ne me surprend pas vraiment.
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Je voulais rebondir sur cette expression d'impulsion des émotions, parce qu'elle me fait penser à un point très important de la doctrine de Schopenhauer : les rapports entre volonté et intelligence.
Nature obscure du vouloir
Notre être est l'ensemble des impulsions qui nous animent, selon Sch. Et l'impulsion première, ou pulsion première, dont toutes les autres découlent, c'est le Vouloir lui-même.
Il n'y a pas à chercher ce qu'est le Vouloir, quelle est sa nature profonde, ce qu'il veut, ce à quoi il tend, car cette nature, si elle existe, nous est entièrement obscure. Dans la mesure où nous ne sommes que ce Vouloir, notre entendement est incapable de savoir ce qu'est ce Vouloir dont il découle. Sa nature n'est en fait rien de dicible : le vouloir ne veut rien, ne tend à rien de représentable, ne découle d'aucune réalité compréhensible. Le Vouloir est donc tout le contraire de la volonté considérée comme faculté individuelle de poursuivre ou de refuser (Descartes), de s'auto-déterminer librement à agir (Kant).
Si toute intelligibilité du Vouloir nous est interdite, en revanche, il y a un moyen d'accès privilégier, qui est la représentation artistique. C'est tout le paradoxe de la théorie de la représentation que le Vouloir parvienne à mettre à distance de lui-même et ainsi à devenir objet de contemplation. Ceci n'est vraiment possible pour Sch. que chez l'homme qui, en tant que phénomène est entièrement individualisé (il n'y a que dans l'espèce humaine que chaque individu est unique) - en tant que chose en soi, en revanche, l'homme, comme toute chose, est vouloir et rien que vouloir.
Intelligence et volonté
Etant individué, l'homme a la faculté de prendre conscience du vouloir qui l'anime. Son individualité le sépare du flux universel du Vouloir, qu'il peut parvenir à représenter. En l'homme émerge véritablement l'intelligence, qui est capable de surmonter les appétits du Vouloir. Il se produit ainsi en chaque homme un conflit perpétuel entre son intelligence et sa volonté, qui est stupide et aveugle. Sch. dit ainsi que chaque homme sait pourquoi il veut telle et telle chose, mais pourquoi ni ce qu'il veut en général. On peut paralyser facilement quelqu'un en lui demandant : mais au fond, que veux-tu ?...
Tout simplement parce que cette question nous fait prendre conscience de la nature absurde du vouloir, qui veut parce qu'il veut. Et la volonté est plus forte, plus fondamentale, que la meilleure intelligence. L'échec de l'intelligence, la bêtise, est ainsi inévitable. C'est comme si l'intelligence retombait dans le marécage dont elle s'était péniblement extraite. Mon vouloir profond finit par me trahir, quel que soit l'effort de l'intelligence. La grossièreté des aspirations du vouloir bloquent l'exercice de l'intelligence, provoque son délabrement. Cela signifie, pour Sch. et avant Freud, que l'on peut très bien obstinément refuser de changer d'avis et de "voir la réalité en face", parce que, quoi que notre intelligence nous fasse comprendre que nous nous trompons, notre vouloir refuse de céder -car admettre une réalité pénible serait trop perturbant pour lui. Ce serait un effort trop douloureux, trop mortifiant, de changer nos impulsions en admettant que nous avons tort.
Nos facultés, et en particulier l'intelligence, peuvent donc en permanence être en conflit avec le Vouloir. C'est pourquoi, parlant de cet acharnement buté de l'homme que rien ne convaincra, Sch. dit : "on croyait s'adresser à son intelligence, on parlait en fait à son vouloir". Le travail souterrain, continu, du Vouloir l'emporte sur l'effort de l'intelligence.
Pour Sch., on peut même, à la limite, lire le caractère des gens sur les traits de leur visage. Il croit beaucoup à la physiognomonie, comme Balzac. Notre apparence physique, phénoménale, est la manifestation de notre nature en-soi. Chez la plupart, la sottise du vouloir domine, l'intelligence n'a qu'une faible place. Chez certains individus privilégiés, l'intelligence a davantage réussi à s'imposer. Ainsi Sch. est-il fier d'avoir un grand front, car c'est pour lui le signe clair que chez lui le génie est fortement développé ; le bas de son visage, plus ramassé, représente le vouloir. Plus un individu est bête, plus il est soumis au vouloir, moins il a une idée de ce qui l'anime, plus il est le jouet de ses appétits et donc victime des souffrances que ceux-ci engendrent.
Cette théorie explique, de manière plus générale, pourquoi l'intelligence a tant de mal à s'imposer, dans tous les domaines. La plupart des hommes ne s'intéressent pas à la science, ou seulement à ses aspects les plus spectaculaires et les plus superficiels ; le grand public n'aime que les oeuvres qui n'exigent pas d'effort du spectateur ; l'argumentation rationnelle, qui utilise liens logiques et idées abstraites, a toutes les peines à s'imposer face à la persuasion et aux coups de force rhétoriques qui parlent aux instincts bas et vulgaires. De mauvais exemples, pathétiques et mensongers, triomphent facilement d'un discours construit et développé etc.
Le cas de la femme
Cette théorie explique aussi la misogynie de Sch. Il faut faire évidemment la part de la rancune personnelle de Sch. envers sa mère et sa soeur. Toutefois, sa description de la condition de la femme va au-delà d'une application à toutes les femmes de ce qu'il reproche à elles deux.
La femme est au service de la reproduction de l'espèce. Elle est donc fortement influencée par le vouloir, au point qu'elle peut à peine s'en arracher. Trop occupée à vouloir des enfants, elle n'a de cesse de séduire l'homme, de le tromper pour parvenir à ses fins (obtenir de lui des enfants). Elle n'a pas le temps ni l'envie de s'intéresser aux produits du génie. Sa nature la porte à s'occuper du foyer, de confort, d'aménagement intérieur. Elle doit assurer la sécurité et l'éducation de sa progéniture. Tout son temps et ses forces y passent. Elle n'a ainsi pas les moyens de s'occuper d'autre chose. On compte ainsi peu de femmes parmi les grands artistes ou scientifiques. De plus, elle comprend peu les relations politiques et économiques qui structurent la vie sociale. Réalité qui est celle de l'homme en tant que citoyen, soldat, travailleur. Elle ne comprend pas que l'homme aspire à autre chose qu'à la vie à la maison. Elle attend de lui qu'il rapporte de l'argent mais elle conçoit difficilement qu'il aime d'autres activités, comme la chasse, le jeu, l'opéra, qui lui permettent d'échapper à la vie domestique.
L'homme est la victime de cette séductrice. Il croit satisfaire ses désirs sexuels en conquérant la femme. C'est en fait lui qui sera pris au piège : il devra élever des enfants, travailler pour les nourrir, accepter d'être domestiqué pour vivre au foyer. Et quand la femme n'est plus si jeune, que son printemps est passé, ses charmes disparaissent, elle doit utiliser de plus en plus d'artifices (maquillage) pour masquer la perte de sa beauté naturelle. L'homme comprend alors de quelle ruse il a été le jouet. L'illusion disparait, reste la réalité de la vie de couple, dont le meilleur a disparu. L'homme, qui voulait juste une femme, se retrouve ainsi mis au service de la reproduction de l'espèce, donc du vouloir.
Ainsi, ce que Sch. pointe chez la femme, c'est cette soumission presque parfaite, aveugle, aux intérêts de l'espèce. C'est cette étroitesse d'aspiration, cette petitesse de vue, cette incompréhension de ce qui est grand et fort, cette incapacité à surmonter ses instincts, qu'il met en évidence. Le diagnostic de Sch. est dur. On peut d'ailleurs sourire de ce tableau comique, digne d'un moraliste, mais n'a-t-il pas très bien décrit la condition de la femme soumise, enfermée à la maison, vouée aux tâches domestiques ? Et si la femme est dans cette condition, c'est aussi que c'est l'homme qui l'y a confinée.
On comprend que, en voyant une femme capable de réaliser un beau buste de lui, Sch. remette en question ses vues sur la gent féminine. N'aurait-il pas été content que les femmes essaient d'échapper à cette condition de reproductrices ? Schopenhauer féministe ? Ce serait aller trop loin, mais le fait est qu'en tant que philosophe, il paraissait misogyne parce qu'il ne sacrifiait pas au culte de la Femme. La description crue et sans fard poétique de la réalité est un préalable indispensable à toute transformation sérieuse.
Pulsions et émotions
Au contraire du commun des mortels, le génie (en science, en art, en philosophie) Il est capable de voir clair dans les choses, car il peut contempler plus longtemps et plus intensément le vouloir. Il discerne bien mieux la nature des phénomènes, il pénètre plus à fond dans les dessous cachés des choses. Mozart exprime des émotions comme la joie à l'état pure. Dans sa musique, la joie se donne à contempler avec une pureté inégalable, comme au travers d'un verre poli sans défaut. D'autres artistes exprimeront plus ou moins bien d'autres réalités fondamentales de notre nature, notamment la tristesse, la colère, le sentiment de création ou de destruction du monde, le deuil etc.
Si l'art est une voie d'accès privilégiée à la nature du vouloir, c'est que celui-ci est fondamentalement une pulsion. Une pulsion est ce qui pousse. Mais le vouloir serait une pulsion à l'état pur, en ce qu'il ne pousse pas dans telle ou telle direction, pour telle ou telle recherche de satisfaction, mais il pousse et c'est tout. Le vouloir est la poussée fondamentale. Il pousse les hommes à se reproduire, l'enfant à sortir du ventre de sa mère, puis à grandir etc. Il fait déplacer les montagnes pour conquérir une femme, pour la gloire, l'argent etc.
Or, cette pulsion est toujours ressentie avec une émotion. La pulsion pousse, l'émotion met en mouvement. Du fait que je ressente cette pulsion qui me saisit, face à laquelle je suis passif mais entraîné par elle à être actif, je ressens une émotion -émotion vécue souvent confusément, mais que l'art rejoue librement et me fait éprouver et contempler nettement.
On ne pleure pas au cinéma comme dans la vie, la vengeance n'est jamais aussi satisfaisante qu'au théâtre, la joie jamais plus belle que chez Mozart etc. L'artiste est celui qui est capable de ressentir à un degré exceptionnel ces manifestations du Vouloir et d'en être tellement ému qu'il doit créer pour se décharger de la tension nerveuse accumulée (toute analogie avec l'appétit sexuel est ici la bienvenue).
La tragédie, auto-négation du vouloir
C'est là que l'on rencontre un second paradoxe de ces rapports de l'intelligence et du vouloir. Le premier était : comment se fait-il que l'intelligence puisse s'extraire de la volonté ? Réponse : du fait de l'individuation, qui me sépare du flux du vouloir.
Second paradoxe : comment se fait-il que la représentation artistique des aspects les plus douloureux de la vie soit source de plaisir ? Pourquoi est-ce que je souffre de la haine, de la jalousie tout en aimant lire ou voir des histoires qui en sont remplies ? Une réalité vécue me fait souffrir, mais la même réalité, représentée, devient occasion de plaisir. Sch. dit ainsi que l'art est une perspective sur la vie. Dans l'exercice victorieux de la représentation (dans l'acte de parvenir à prendre de la distance par rapport au Vouloir), je prends du plaisir. Mais pourquoi du plaisir à la même chose ? Pourquoi pas à une autre réalité, toute différente de celle que je vis ? Pourquoi la même histoire de vengeance peut-elle faire souffrir ou faire plaisir, selon qu'elle est vécue ou seulement jouée ?
Les grands chefs d'oeuvre ne parlent pas d'univers imaginaires, d'autres pays ou d'hommes différents de nous. Ils parlent en fait de nos passions, de nos folies, de nos délires, bref ils parlent de la vie et de rien d'autre (alors que des oeuvres plus médiocres ne parviennent pas à saisir aussi complètement et aussi profondément la réalité). Zola nous parle des femmes et des grands magasins (Au bonheur des dames), Proust peint la décadence de l'aristocratie face à la bourgeoisie, l'aspiration à devenir artiste, la jalousie maladive etc.
Ils n'inventent rien !
Pourquoi est-ce un plaisir pour le Vouloir de se nier lui-même ? Plus l'intelligence parvient à représenter le vouloir, plus nous en jouissons. Sch. établit ici une hiérarchie des arts, selon leur degré de représentation de la nature intime de l'en-soi. D'abord l'architecture qui représente la lutte victorieuse contre la pesanteur et les tendances les plus lourdes, les plus primaires du Vouloir, qui est de simplement rester ce qu'il, de peser. Sans entrer dans le détail des différents arts (décoration des jardins, sculpture, peinture, poésie etc.), allons tout de suite à la tragédie, qui est pour Sch. le moment où le vouloir devient entièrement conscient de lui-même, c'est à dire de son caractère effroyable. Dans la tragédie, si l'on peut dire, le vouloir jette le masque. Il n'est plus possible de se cacher la mort, les envies de meurtre, l'inceste, les haines mortelles entre parents, toutes les pires violences dont sont capables les hommes.
Dans la tragédie, on joue franc-jeu : on se hait, on se tue, il n'y a pas d'espoir d'en sortir. Et à l'aube, comme le dit à peu près Giraudoux, on compte les cadavres. Si l'homme est capable d'atteindre à la conscience tragique de son existence, c'est qu'il est de tous les êtres celui qui souffre le plus intensément, car il est le plus individué. Il semble donc à Sch. qu'en l'homme le Vouloir arrive à ses limites et puisse en venir à vouloir se nier lui-même ! La tragédie représente cette tentative ultime du Vouloir de perséverer dans la négation de lui-même.
L'émotion la plus vive est atteinte dans la tragédie, où se donne à voir la nature cruelle de nos pulsions, destructrices et sources de souffrance perpétuelles. Le travail de contemplation effectué par le génie atteint ici son apogée. Cette prise de conscience peut nous aider à prendre de la distance par rapport à la stupidité brutale dont nous sommes capables quand nous laissons nos mauvais instincts nous dominer. L'émotion esthétique transfigure nos pulsions.
Il découle de ce rapport complexe entre l'intelligence et la volonté qu'il est pratiquement impossible de s'arracher à cette dernière. S'arracher au vouloir, n'est-ce pas encore un effet du vouloir ? L'effort de l'intelligence serait-il quelque chose sans la force sur laquelle elle repose, qui est la puissance même du Vouloir ? C'est à ces questions que je vais essayer d'apporter une réponse.
Le travail des pulsions
L'intelligence est la plupart du temps soumise au travail incessant et aveugle du vouloir. Elle n'est qu'une petite lueur de conscience dans la nuit... Les facultés intellectuelles sont ainsi subordonnées aux pulsions organiques. L'apparition de la conscience se produit avec l'individuation : d'autant plus d'individualité, d'autant plus d'intelligence possible. Mais même chez l'homme, il n'y a pas de prééminence durable de l'intelligence. L'effort de compréhension et de contemplation ne dure pas. Il n'est pas vitalement indispensable. Du strict point de vue de la survie, mieux vaut être un imbécile le ventre plein qu'un génie affamé. L'usage désintéressé des facultés n'a que très peu l'autorisation de se produire. Ce n'est qu'une délivrance, une récréation avant de revenir aux choses sérieuses (une fête, une soirée, avant de reprendre sa semaine...)
La soumission intellectuelle n'est pas seulement passive ; elle demande une adhésion, comme du papier qui adhère à une surface. On ne parvient plus à s'en décoller, comme un insecte d'un papier tue-mouche. L'intérêt bien compris n'explique pas tout, car l'obéissance par intérêt est malgré tout conscience et calculée. Je fais l'éloge du programme de tel homme politique car j'attends de lui un poste, un privilège, une aide etc.
En réalité, l'adhésion de masse, l'adhésion stupide et inexplicable "rationnellement" a une idéologie, à de grands mots d'ordres mobilisateurs, les gros discours, tout ce que combat Schopenhauer, ne s'expliquent pas seulement par l'intérêt, et c'est cela qui consterne notre auteur (Hegel n'est pas idéaliste seulement parce qu'il doit faire l'éloge de l'Etat qui le paye...). Le mystère auquel se confronte Sch. est bien l'aveuglement ; son travail est de désenchanter radicalement le monde pour essayer de nous purger de ces folies en annihilant les discours délirants. Mais le mécanisme, le processus même de libération de l'intelligence reste lui-même assez peu expliqué.
C'est en effet le côté tragique de l'aveuglement, qu'on ne le voit pas quand on en est victime, et qu'on ignore à peu près comment on s'en est "sorti" une fois qu'on n'y croit plus. Comme si le travail de l'intelligence ne suffisait pas lui-même pour combattre la bêtise. Il y a d'abord à surmonter la vexation ou la honte rétrospective que l'on épreuve devant une erreur. Mais il y a plus. Il y a à endurer le choc que provoque une remise en question violente, choc humiliant pour l'amour-propre. C'est sur ce point sans doute que Freud est plus éclairant que Sch. , sur ce qu'il appelle le travail des pulsions.
Quand l'intelligence est capable de voir clair dans les choses, ce n'est pas de son seul fait. C'est qu'autre chose s'est produit, un effort bien plus profond, venu du vouloir lui-même. Ainsi, il n'y aurait pas d'un côté le vouloir aveugle et stupide et de l'autre l'intelligence. Il y aurait du côté du vouloir un effort pour se surmonter lui-même, pour dépasser sa grossièreté, sa bêtise, sa laideur etc. On arrive alors à la volonté de puissance nietzschéenne.
Vous pouvez essayer de convaincre quelqu'un que toutes les grandes phrases sur l'Europe, les Nations, l'Humanité etc. sont des slogans creux, il ne voudra rien entendre tant qu'il n'a pas réussi à admettre que ces grands mots sont des baudruches. Au contraire, quand l'intelligence est capable d'argumenter, de critiquer, d'analyser un thème, c'est que l'essentiel est déjà fait. C'est déjà qu'elle a réussi à se libérer. L'argumentation et la démonstration, tout effort de clarification, suppose une libération préalable.
L'effort de raison est ainsi bien plus profond qu'une réflexion, car la réflexion travaille sur une matière donnée telle quelle. La raison est un effort de l'individu tout entier, pas seulement de la conscience.
Message édité par rahsaan le 16-06-2010 à 22:08:33
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