l'Antichrist | rahsaan a écrit :
Oui, c'est la question de l'origine du mal (du mal humain au moins, sans prendre en considération un hypothétique mal cosmique ou ontologique) : le mal vient-il d'une nature humaine mauvaise (l'homme a soif de domination et prend plaisir à faire du mal à son prochain) ou de mauvaises institutions ?
Dans le cas où c'est la nature humaine, il n'y a qu'à se résigner, puisque par définition, une nature ne peut se changer. Si au contraire (réponse de Rousseau), le mal vient des institutions, alors on peut changer ces institutions et, ultimement, supprimer entièrement le mal humain. Il faut noter à cet égard que l'homme ne peut jamais rien accomplir (de bien ou de mal) sans en avoir les moyens réels. C'est à dire qu'on peut être très ambitieux, mais s'il n'y a rien pour satisfaire ses ambitions, c'est comme si cette ambition n'existait pas. Dès lors, quand il n'y a pas d'institution pour actualiser un désir, ce désir soit disparaît, soit se créer une institution dans laquelle il pourra se réaliser. Le tyran se taille un État à sa mesure pour régner. De plus, les institutions ne sont pas là que pour répondre à des besoins innés, naturels à l'homme. Les institutions créent elles-mêmes du désir : elles ont besoin d'hommes éprouvant certaines passions pour se reproduire. Elles doivent former de tels hommes. Si demain on ne formait plus d'hommes aimant le jeu, la spéculation et l'argent, il n'y aurait plus de finance. Ce n'est pas tant parce qu'il existe des virtuoses de la parole que nous avons des avocats, c'est parce qu'on a besoin d'avocats qu'on forme des experts de la parole. Supprime l'institution, tu supprimes le désir lui-même. Encore une fois, si dans la société où tu vis, tu ne vois pas de débouché réel pour ta passion, soit tu te donnes les moyens de satisfaire cette passion en créant une institution, soit ta passion dépérit et s'éteint. Ainsi, l'homme ne peut faire le mal que parce que ses institutions sont perverties et se retournent contre lui, contre sa liberté. L'explication du mal humain apparaît par contre dérisoire, car tautologique : elle ne fait qu'expliquer des actes mauvais par l'existence d'une nature humaine mauvaise. L'homme fait le mal parce qu'il est mauvais, par nature (sous-entendu : c'est la fatalité, on n'y peut rien...) C'est un postulat vide de sens, qui ignore les causes réelles du mal. Quant à Freud, il montre que l'homme ne cesse de produire et d'élaborer des pulsions qui provoquent une tension et qui cherchent à se satisfaire. Mais l'homme n'est pas d'abord le sujet qui produit ces pulsions : il y a les pulsions, et l'homme doit apprendre à en devenir le sujet (par la cure dans les cas où cette élaboration n'est pas heureuse). Rien à voir avec une quelconque nature mauvaise de l'homme, qui serait animé de passions foncièrement destructrices. Ce n'est que dans certaines circonstances bien précises que ces pulsions peuvent être dirigées à l'égard d'autrui (guerre, concurrence...). Freud étudie cela quand il étend la méthode psychanalytique (qui porte sur le sujet individuel) au groupe, à la société dans son ensemble. De manière plus générale, le postulat de l'existence d'une nature humaine a presque toujours pour but de montrer que cette nature est mauvaise. Et c'est bien parce qu'il attribuait le mal aux institutions que Rousseau s'est efforcé de démontrer que l'homme est bon par nature. C'est aussi pour cette raison qu'on peut aussi bien se passer de la considération d'une quelconque nature de l'homme.
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Votre message soulève de nombreux problèmes intéressants ! Occupons-nous du premier (partie du texte mise en gras). En guise de mise en garde ou d’introduction à la difficulté de penser une hypothétique "nature humaine", j’aimerai d’abord rappeler que la philosophie est née précisément d’un refus de la nature. Celle-ci est, en effet, impensable, comme le montre Parménide. L’être est et le non-être n’est pas. La nature est le monde du non-être, c’est-à-dire du mouvement, du devenir. Dès que je cherche à appréhender la nature, elle n’est plus et pas encore. La nature est vouée à l’échappement. Dire l’être de la nature, ce serait pouvoir arraisonner ces "cavales" qui emportent le poète à travers la nuit, et qui comme tout devenir semblent davantage le conduire vers la mort que vers l’éternité. La dimension ontologique est refusée à la nature. Il est bon de signaler que la nature ici est déjà une transformation de la phusis des présocratiques et d’Héraclite. Il y a une essence impensée de la phusis, scandaleuse à la raison et à la connaissance prédicative. La phusis n’est pas devenir essentiel, évolution, mais éclosion, ouverture, épanouissement, c’est-à-dire apparaître en-soi de chaque existant, apparence qui n’est pourtant apparaître pour personne, sans condition, qui ne dépend d’aucun sujet, qui n’a pour condition de possibilité aucune subjectivité transcendantale, qui n’a besoin pour se produire d’aucune essence préalable et extérieure à elle, d’aucun modèle dont elle serait la copie. La phusis est l’être, antérieur à sa pensée, c’est-à-dire à la relation prédicative et logique, posée par Aristote, qui permet de désigner la multiplicité des étants, d’effectuer une différenciation catégoriale et générique de l’étant, de dire le "comment" et le "pourquoi" de son étantité (union de la cause efficiente et de la cause finale dans l'essence d'un être "par nature" ). Ainsi, la nature, en un sens dérivé de la phusis originelle recouverte par la rationalité, n’existe pas ou plutôt son mode d’existence est la négation de l’exister authentique, c’est-à-dire de ce qui se tient en-soi et par-soi dans son identité : l'essence substantielle, union de la matière et de la forme.
C’est pourquoi, l’être pour Aristote est d’abord "physique" (ordre de préséance). La nature est posée comme l’être-là premier et la connaissance discursive (seconde) peut alors se consacrer entièrement à l’explication de ce qui est, sans avoir à justifier son objet. La "nature physique" préexiste à la pensée, mais elle n'est pas coupée de la "nature métaphysique", interprétée comme nature des choses, essence d’un être. La nature d'un être est le principe de son mouvement (son entéléchie), mouvement par lequel il existe dans l'expérience et dont s'occupe la science physique. L'existence d'un homme, pour Aristote, est une existence "par nature", parce que la nature est précisément ce qui met son être en mouvement. La chose naturelle "produit" le principe de son mouvement interne (l’artiste en revanche insuffle le mouvement extérieur à son oeuvre). Le "principe" est ce qui cause le mouvement de la chose dans le sens où il ne provient que de la chose elle-même (union de la matière et de la forme). Connaître la nature [d'un être], ce n’est donc pas se demander si elle existe ou si elle est possible (celui qui prétend que la nature n’existe pas, car il ne voit pas ce qui est manifeste, est atteint d’une curieuse maladie), mais savoir qui de la forme ou de la matière de la chose naturelle la détermine à devenir ce qu’elle est. "la nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour [la chose] en quoi elle réside immédiatement [et à titre d’] attribut essentiel et non pas accidentel [de cette chose]" (cf. Aristote, Physique). Toute chose qui possède un tel principe est une substance. En ce sens, la nature réside toujours dans un sujet. L'homme est sujet. Et c'est pourquoi la métaphysique n’a de sens que si elle pose la question du sens de la nature, c’est-à-dire de la finalité. De même que le feu va vers le haut, puisque c'est là un mouvement qui lui arrive par nature, de même nous naissons homme, mais nous devenons humain, puisque nous rejoignons ainsi notre essence, c'est-à-dire notre nature : nous consentons à elle, nous répondons à son appel sans violence, puisqu’en elle cause et effet se confondent. Nous sommes idéalement notre propre cause.
L'homme existe donc "par nature" en deux sens : en un sens, la "nature" de l'homme, qui donc possède en lui-même un principe de mouvement et de changement, c'est la matière, mais, en un autre sens, c’est le type et la forme telle qu’elle est dans le concept. La "nature" doit être, dans toutes les choses qui possèdent en elles-mêmes un principe de mouvement, le type et la forme, [forme] non séparable de la matière, si ce n’est logiquement. Exister "par nature" pour l'homme, c'est dire que l’homme engendre l’homme.
Arrive alors une autre nature sur fond de l’ancienne (la culture comme seconde nature). La métaphysique conduit au-delà de la nature. Sans l’homme, la nature demeure insensée, même s’il faut se garder de plaquer sur la nature les catégories anthropologiques qui la dénaturent. C'est ce que mon message précédent sur le rapport de la "norme" (norma) à la "règle" (regula) voulait signifier : dans une perspective aristotélicienne, si le "naturel" implique toujours un jugement de valeur concernant la "normalité" (le respect de sa "norme" naturelle), celui-ci n'est pas fondé. Ainsi, nous trouvons normal pour lui de voir ramper ce pensionnaire du Cirque Barnum qui jouait dans Freaks, étant donné qu’il était par nature un homme sans bras ni jambes, un homme-tronc. On voit bien cependant qu’il n’est pas normal pour un être de "nature humaine" de se trouver dans un tel état et de ne pouvoir se déplacer qu’ainsi. Autrement dit, la nature individuelle d’un être n’est pas seulement constituée de ce qui le singularise, mais aussi de ce qu’il a et doit avoir en commun avec d’autres, et qui est "l’essence" dont ils relèvent tous. De ce point de vue, le "monstre" n’est pas normal : sa nature manque de certains éléments qui lui sont essentiels et des possibilités d’activité qui leur corresponde. Mais, l’essence ou la nature d’un être lui impose-t-elle par elle-même de la respecter ? Pour être et être ce qu’il est, sans doute : c’est une nécessité de fait. Mais, pourquoi être un homme ? Pourquoi être soi-même ? L’essence d’un individu explique ce qu’il est, mais ne justifie pas l’obligation pour lui d’être conforme à cette essence comme union de la matière et de la forme, du type humain. Etre soi-même est une tâche, une responsabilité, qu’il incombe à chacun d’accomplir et qui s’adresse à notre conscience, c’est-à-dire à notre puissance de dépassement du donné (perfectibilité chez Rousseau), c’est-à-dire à notre volonté d’imposer à la nature, insensible et insensée, une vérité, un sens ou nous nous retrouvons tout entier. C'est à la liberté humaine d'élaborer les règles (morales et politiques) qui permettront de dominer notre nature ou de palier à ses déficiences (selon Aristote, ce n’est pas un défaut dans la forme - ce qui fait l'essence formelle d'un être - qui fait le "monstre" mais un manque au niveau de ce qui actualise dans l’existence cette forme, c’est-à-dire la matière, et Kant dira dans le même sens que le criminel le plus abominable reste une "personne" digne de respect - dans le jugement et la punition qu’il mérite - parce qu’il est toujours libre de régler son choix sur la représentation de la loi morale - la liberté morale est un fait, sinon en pratique, du moins constitutif de la nature humaine, non comme être, mais comme devoir-être).
La question de la "nature humaine" est donc une question à la fois morale et politique. La nature est-elle une norme à partir de laquelle on puisse décider du juste et de l’injuste ? On peut faire remarquer que les premiers articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen faisaient référence à la nature de l’homme, et non au rapport de cette nature à la nature en général. Ici, le "naturel" a force de loi. Il n’y a pas à chercher en dehors de ce que nous sommes. C’est l’homme en tant qu’homme, et non pas en tant que créature, qui est source de droit. Les institutions, si puissantes soient-elles, ne sont jamais à elles-mêmes leur propre fondement : elles servent une nature qu’elles n’ont pas constituée. Mais la nature doit-elle être érigée en norme générale pour l’humanité ? N’est-ce pas une coutume travestie en nature ? Quand on veut préserver le droit naturel, on veut une loi au-dessus des lois et que cette loi n’appartienne à aucune autorité dont nous aurions à devenir les sujets. Ces principes sont démocratiques, c’est-à-dire sont un effort pour identifier et combattre la tyrannie.
Or, lorsqu’on parle de "normes", on renvoie à l’acquis social quel qu’il soit. L’homme ajoute à la nature ses moeurs. Le problème est que ce sens ne permet pas de comprendre la nature de l’ordre auquel il renvoie. Dans une autre vision, on peut dire que la norme est le dépassement du donné. C’est l'artifice par lequel l’homme cherche à se libérer de ses particularités. Se cultiver, c'est se normaliser, c'est-à-dire se libérer des limites que définit notre existence particulière. La culture, comme processus de négation de la nature, signifie en ce sens, non pas seulement l’appropriation des données d’une culture, fut-elle la nôtre, mais le dépassement de cette appropriation dans la réflexion qui permet une voie d’accès à l’universel. On peut alors remonter aux principes originaires. Et c'est précisément ce que dit Rousseau : la société ne relève pas d’une essence naturelle pré-définie. Or, en revenir aux principes originaires de toute culture, ce n’est plus considérer les notions de bien et de mal comme relevant d’une essence. Se cultiver, c’est dépasser le bien et le mal humain, culturel, contextuel. Or, ce dépassement est inscrit dans la nature humaine, dans la "disposition" de l’homme à la culture. Bref, pour Rousseau, l’idée de culture suppose la question du fondement.
Parler du fondement du bien et du mal, c’est chercher à établir un rapport constitutif entre une disposition virtuelle de l’homme (il porte en lui-même les conditions de réalisation de la culture) et la culture comme ordre sui generis. Il n'est pas possible de réduire la culture, ni à une essence naturelle pré-déterminée, ni à un déterminisme culturel de type scientifique qui ne laisserait aucune place à la liberté. La notion traditionnelle de nature humaine que l’on entend comme essence pré-définie n’est plus valable.
Poser le problème du fondement de la culture implique pour Rousseau deux directions : expliquer le passage de la nature à la culture, mais aussi, situer ce passage dans la nature même de l’homme. Rousseau s’engage dans ces deux directions. Cette disposition est la perfectibilité. Celle-ci n’est ni réflexion, ni instinct, ni raison. Elle est la condition préalable et formelle qui rend possible le développement de toutes les possibilités humaines. La perfectibilité ne requiert pas la conscience de soi. La perfectibilité n’est pas autre chose qu’une qualité biologique inséparable de l’homme. Elle n’est qu’en puissance à l’état de nature. Ce sont les conditions extérieures qui la réveillent. Si donc les hommes se sont mis à transformer leur environnement, ce devait moins être dû à une tendance naturelle qu’à un "funeste hasard", inondation ou tremblement de terre, un événement qui, par exemple, aurait raréfié les denrées produites naturellement et qui aurait forcé les hommes à se rapprocher les uns des autres et à se sédentariser, au lieu de continuer simplement à se déplacer pour aller chercher la nourriture là où elle se trouvait. Dans une telle analyse, le travail apparaît, contrairement au récit biblique, non comme une forme de malédiction, mais plutôt comme la solution apportée par l’homme à des catastrophes écologiques. Là où d’autres espèces se seraient éteintes à cause des transformations de leur milieu, l’homme, du fait sa "perfectibilité", a été capable de transformer son rapport à ce milieu pour survivre et en tirer profit. La tendance fondamentale de la nature humaine, qui distingue l’homme de tous les autres animaux, son essence donc, c’est la perfectibilité, c’est-à-dire la faculté de "parfaire" ce que la nature n’a pas achevé en l’homme, et qui demande, par le travail, à être développé. La perfectibilité, qualité essentielle de la nature humaine, fait de l’homme un être inachevé, devant se réaliser par lui-même. L’artifice, que rousseau condamne dans un premier temps (cf. Discours sur les sciences et les arts) parce qu’il rend l’homme artificiel, faux, trompeur, rusé, parce qu’il le corrompt en lui donnant de l’esprit, est finalement réintroduit dans la nature de l’homme, non plus comme ce qui détruit sa nature, mais comme ce qui doit la parachever. Ainsi, par le travail, l’homme se modifie au passage lui-même et, dans une certaine mesure, s’améliore : Rousseau montre comment l’homme, acquérant la métallurgie et l’agriculture - là encore par d’improbables concours de circonstances - développe ses propres capacités, son intelligence et son habileté, au point que l’on peut dire que c’est en travaillant que l’homme construit sa propre humanité : "A mesure que le genre humain s’étendit, les peines se multiplièrent avec les hommes. La différence des terrains, des climats, des saisons, put les forcer à en mettre dans leurs manières de vivre. Des années stériles, des hivers longs et rudes, des étés brûlants qui consument tout, exigèrent d’eux une nouvelle industrie [...] Cette application réitérée des êtres divers à lui-même, et les uns aux autres, dut nécessairement engendrer dans l’esprit de l’homme la perception de certains rapports [...] Les nouvelles lumières qui résultèrent de ce développement augmentèrent sa supériorité sur les autres animaux en la lui faisant connaître". (cf. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes). La raréfaction des ressources extérieures est ce qui pousse l’homme à puiser dans ses ressources intérieures pour, simultanément, s’adapter au milieu et adapter le milieu à lui. Rousseau fait clairement apparaître le lien entre le travail et un "propre de l’homme" paradoxal ("la perception de certains rapports", c’est-à-dire la raison) qui n’est pas donné tout fait mais, justement, développé en même temps que l’homme acquiert la maîtrise de la nature et produit des objets artificiels.
Au mythe de la nature humaine, il nous faut donc substituer le mythe de Prométhée. L’artifice, issu du monde du travail, ne s’oppose pas à la nature, si l’on comprend celle-ci comme imparfaite et comme susceptible d’être parachevée, améliorée, développée par l’homme. Platon, dans le Protagoras, pensera, par l’intermédiaire de ce mythe, l’idée d’artifice comme remède à l’imperfection de la nature humaine. "Nu, déchaussé, dénué de couverture, désarmé", l’homme va recevoir de Prométhée l’intelligence ou "le génie créateur des arts", lui permettant de résoudre les problèmes que la vie lui pose. Les autres animaux ayant été largement dotés du nécessaire par Epiméthée qui, dans son imprudence et sa précipitation, avait oublié l’homme. Ce mythe enseigne donc que l’homme est, par nature, un homo faber, un être dont la nature est d’inventer, de fabriquer, comme le dira Bergson en soulignant que l’intelligence humaine n’est pas tant une faculté théorique et contemplative, dont le but serait la connaissance désintéressée, qu’une faculté pratique liée à l’action (c’est ce que montrera aussi, à sa manière, G. Bachelard dans la Formation de l’esprit scientifique). La vraie nature de l’homme, c’est l’artifice, en tant que l’artifice relève de l’art (au sens de la technê d’Aristote, "l’artifice qui effectue ce que la nature est dans l’impossibilité d’accomplir", cf. Physique,) et désigne l’habileté, le savoir-faire, l’ingéniosité. En ce sens, tout travail implique une technique. La technique, en effet, c’est le système des moyens ordonnés à une fin selon certaines normes, qui structure toute action productrice et la rend efficace. Par la technique, l’homme cherche à résoudre, grâce à un savoir-faire, des problèmes que rencontre sa faiblesse naturelle. La technique consiste alors en un prolongement artificiel de l’organique qui cherche à survivre mais aussi à bien vivre. Dans cette perspective, Ulysse peut représenter la figure même de l’ingéniosité humaine. Ecarté d’Ithaque pendant vingt ans, il retournera chez lui à force de ruse, d’habileté, d’artifice. On peut aussi rappeler l’épisode des sirènes : par l’usage de sa raison, Ulysse prévoit la faiblesse (le défaut de la force) de sa volonté et organise un plan en conséquence pour pallier cette défaillance afin de se repaître de son désir d’entendre les sirènes, de se perdre dans ce chant. Si Ulysse désire ce chant, il ne le veut pas. Cette non-volonté est gouvernée par le désir affirmatif de jouir à l’infini de son désir. Or, pour en jouir le plus possible, il ne faut pas y succomber (car sinon, c’est la mort). L’artifice devient ici le pouvoir que l’usage de sa raison donne à Ulysse de se prémunir de son propre désir en substituant aux cordes de la volonté, impuissantes au moment où le désir se fait entendre (le chant des sirènes), quand nous sommes jetés dans le feu de l’action et dans la chaleur du désir, les cordes matérielles qui vont l’attacher au mât pour sa propre sécurité sans l’empêcher de jouir de ce chant. Quant à Hume, il pourra soutenir dans son Traité de la nature humaine (cf. III) que la justice est "une vertu artificielle" dans le sens où elle provient, non de la nature innée de l’homme, mais de sa faculté d’inventer des remèdes à des situations invivables. La justice est une convention inventée pour pouvoir vivre en communauté, mais cet artifice n’en est pas moins naturel.
Pour être artificielles, les règles de justices n’en sont pas pour autant arbitraires, l’effet du caprice ou du hasard. C’est cette confusion entre l’artifice et l’arbitraire qui est source de la disqualification de l’artifice et de son opposition à la nature.
Rousseau nous permet de comprendre que la société est un ordre humain qui tout en étant rendu possible par la "nature" de l'homme (la perfectibilité), est aussi un ordre sui generis. La perfectibilité, comme disposition naturelle à la culture, c'est-à-dire au bien et au mal, est conçue par Rousseau comme un processus interne à la société. La sociabilité est instituée par l’homme lui-même. Il faut que l’homme ait des connaissances pour devenir sociables, or il ne peut être cultivé que s’il entretient des rapports avec les autres. La sociabilité sera donc considérée comme nulle chez un être qui, en raison de son isolement, est privé de la lumière. C’est le cas de l’homme à l’état de nature. L’homme est "en devenir", c’est-à-dire ne deviendra sociable que dans la société. La valeur que nous attribuons à la nature dérive de son utilité pour nous. Le propre de l’homme est de forger un monde à sa mesure. Ainsi pourrait-il s’y mirer et échapper au triste sort d’être prisonnier de la nature. C'est pourquoi, la liberté civile est supérieure à la liberté naturelle. La dénaturation a valeur de progrès. L’important, ce sont les conventions, la concorde et la discorde qui développent nos facultés. La nature, il faut en triompher. Les facultés humaines sont mobiles et contrastent avec la rigidité de la nature. Bref, la nature n’est qu’un moyen pour parvenir à nos fins. Il faut voir dans la nature un ordre auquel se confronter. Or, répétons-le encore, nous devons à la nature notre capacité à nous affranchir de l’ordre naturel (le langage par exemple). Il faut une interaction constante du biologique et du naturel pour que le développement de l’enfant se produise (l’organisation des structures nerveuses sous-tend les performances mentales). L’inné est donc moins le contraire de l’acquis qu’il n’en est la condition de possibilité. Avec Rousseau, l’homme fait émerger une nature qui n’est pas la nature et pour Lévi-Strauss rien de naturel ne motive la mise en place des codes et des fonctions sociales, celles-ci étant leur propre principe. Ce qui implique de travailler contre la nature si l’on veut maintenir l’ordre institutionnel sur lequel nos existences sont fondées : nous écartons-nous de ce à quoi on s’oppose ? Non : nous restons liés au naturel. Pensons à Antigone de Sophocle : l’homme traverse la mer et tourmente la terre, mais en faisant cela, il s’inscrit toujours dans la nature. Si l’on parle toujours des productions de l’esprit, ne prend-t-on pas la nature comme support ?
Bref, l’idée de nature a une fonction symbolique chez Rousseau. La nature renvoie pour Rousseau à une disposition naturelle : la perfectibilité. Celle-ci est liée à la pitié. La seule manière qu’a la perfectibilité d’agir dans un état de nature, c’est à travers l’amour de soi, ce qui portent les hommes à "s’identifier" les uns aux autres. Il y a une coïncidence dans le malheur. C’est cette situation (outre l’isolement) qui permet la paix dans l’état de nature. La perfectibilité est inefficace dans cet état, sauf sous la forme de l’amour de soi. Or, en passant à l’Etat civil, les facultés se développent grâce à la perfectibilité. Celle-ci prend place dans des conflits. L’homme réfléchit pour gagner un affrontement : du coup, les passions se développent (ambition, méfiance, crainte…). L’amour de soi devient amour propre. L’homme n’est ni bon ni mauvais à l’état de nature. La société l’infléchit vers le mal. La nature a mis en nous un pur progrès (perfectibilité) pour construire un monde heureux. Or, la perfectibilité engendre les inégalités qui sont au fondement de toutes les injustices et de tous les manquements aux droits. C’est la propriété qui engendre les injustices. Autrement dit, les lois ou les institutions ne sont pas adéquates au dessein de la nature en nous, nature qui les a produites. On découvre le sens symbolique de l’idée de nature. La nature est ce que l’homme a perdu. La nature est le symbole de la chute. Rousseau montre l’inadéquation de notre société (de la culture) à la nature.
Au final, si la raison ne voit jamais qu’à travers ses propres principes, si le réel est nécessairement rationnel, comment résister au désir d’une Idée pure de la nature qui n’aurait de réalité qu’à proportion de sa rationalité ? Il faut s’interroger sur la nature. Que la nature soit le négatif de l’homme ou son révélateur, qu’elle soit le spectre qu’il doit repousser ou l’idéal qu’il doit poursuivre, qu’elle soit la norme ou l’antidote, la nature philosophique n’est qu’une fiction dont l’être et la valeur dépendent des effets qu’elle produit. La nature n’est pas l’identité abstraite de l’être en-soi, mais ce que nous en faisons. Nous ne pouvons donc que retourner vers cet "originaire" qu’est la nature. On est dans l’embarras : il est impossible d’être présent à une nature qui n’a qu’un sens symbolique, mais il est impossible de décréter la nature absente... Message édité par l'Antichrist le 04-11-2009 à 03:59:07
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