l'Antichrist | rahsaan a écrit :
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Alors, a-t-on le choix d'être moderne ou de ne pas l'être ? Mais la réponse finit par s'imposer : c'est que la modernité subvertit le rapport à la tradition. La reprise de la tradition dans la modernité est une reprise libre. Nous sommes libres de repenser Platon, Aristote, mais cette liberté de circuler et de "s'orienter dans la pensée" (Kant) est la caractéristique propre de la modernité. La perversion de la modernité (la critique de la tradition fait partie de la tradition) se retourne ainsi en une subversion rendue possible par cette modernité : la modernité attend que chacun la saisisse et soit saisi par elle ; elle peut nous attendre aussi longtemps que nous voudrons, et pourtant, nous pouvons un jour être saisie par elle (comme par Dieu ?...), contre notre gré et avec enthousiasme. De ce point de vue, la modernité libère la tradition du traditionnalisme. Elle nous ouvre à une tradition libre, à une tradition qui se constitue dans et par cette modernité. Chaque penseur s'inscrit dans une tradition mais plus encore, il inscrit rétroactivement une tradition derrière lui, pour s'y rattacher ou s'en détacher. Les Anciens n'ont reçu ce qualificatif qu'une fois que les Modernes se furent saisis comme Modernes. La modernité invente en ce sens la libération par la tradition et la libération d'avec la tradition.
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Ouais, vous parvenez plutôt pas mal à comprendre de quoi il retourne dans cette question de la "modernité", qui n’est autre au fond que la question, sans cesse renaissante, de l’actualité, c’est-à-dire du présent comme événément philosophique auquel appartient le philosophe qui en parle ou, si vous préférez, le problème, par excellence philosophique (exit votre artificielle, traditionnelle - tient, tient… - et fausse opposition synchronie/diachronie à propos de l'opposition Ancien/Moderne, voire plus bas mon explication...), de sa propre actualité par rapport à laquelle le philosophe a à se situer, à prendre position, le problème de l’actualité de son propre discours que le philosophe doit reprendre à son compte pour en situer le lieu, en dire le sens, et en spécifier le mode d’action, bref la question de la généalogie, non de la notion de modernité, mais de la modernité comme question !
Dans votre discussion, vous posez donc plutôt bien les conditions générales du problème. Développons un peu, en philosophe plus qu'en historien de la philosophie, avant de revenir à la question, elle-même philosophique, de la modernité en philosophie.
Quand je dis, en effet, qu’un individu agit de façon traditionnelle, je signifie qu’il suit les préceptes du passé. Il est traditionnel en France que les femmes soient revêtues d’une robe blanche le jour de leur mariage. La tradition recommande de suivre ce genre de codes ou de rituels sociaux. En suivant les mêmes codes que nos ancêtres nous reconnaissons notre filiation : nous ressentons que nous sommes les héritiers de nos parents, de nos grands-parents, de nos ancêtres et in fine de l’humanité tout entière. En nous replaçant dans la lignée des hommes, la tradition tisse le lien entre les générations et permet de nous appuyer sur les enseignements venus du passé. Par la tradition, nous héritons de savoirs et de pratiques qui nous situent dans l’humanité.
Or, en suivant les préceptes du passé, le risque apparaît de se laisser emprisonner dans des croyances fausses ou trompeuses. Si je considère que le passé est respectable par nature, je risque de transformer l’héritage qui libère en une dette qui opprime. Là où la tradition semblait me donner des moyens de vivre après m’avoir donné la vie, elle fait à présent peser le risque d’une perte de liberté. Si je ne suis pas libre de m’opposer à la tradition jugée par nature respectable, alors mon existence paye une lourde dette (ma liberté) à l’ensemble du passé qui m’impose sa loi.
Le gardien de la tradition la garde-t-il réellement ou bien est-il gardé par elle ? Là où il croit défendre une réalité qui le libère, il pourrait sans s’en apercevoir être prisonnier du carcan représenté par les recommandations traditionnelles. Le problème réside dans l’utilité de la tradition : sert-elle à apprendre aux hommes leurs origines, et donc à les rendre plus savants et plus libres ? Ou bien sert-elle à asservir les hommes en les forçant à se retourner vers le passé, à retourner dans le passé ce qui semble en contradiction avec toute idée de progrès ? La tradition est-elle un moyen de perfectionnement de l’humain ou est-elle un obstacle au progrès ?
Quand je prends conscience que je suis un individu dans la longue lignée ou dans la longue histoire des hommes, je prends conscience que je suis en partie produit par le passé. Pour qu’un individu apparaisse, il est nécessaire qu’il soit le fruit de la rencontre d’un homme et d’une femme, qui eux-mêmes sont issus de ce même processus, et cela à l’infini. Ce processus est traditionnel en ce sens qu’il suit des règles inévitables et un rituel codifié. C’est en ce sens que chaque individu est héritier d’un passé qu’il n’a pas choisi et qui le place dans la tradition des hommes. A partir de cette tradition originaire, un contenu traditionnel s’ajoute et réside dans l’apprentissage des règles et des codes de la tradition. L’individu qui est le fruit d’une tradition qui remonte à la nuit des temps est plongé dans un monde qu’il ne connaît pas. Il est donc dans une situation où il hérite de choses surprenantes : la vie d’abord, puis des règles de vie, des codes, des prescriptions ou bien encore des réglementations. L’individu est donc un héritier : ses parents lui donnent la vie puis lui apprennent les usages de celle-ci. Cet héritage est-il un legs pur et simple ou bien avons-nous, nous qui sommes des individus, une dette envers ce qui nous est donné ? La tradition, est-ce un don ou un prêt ? Apparemment, il s’agirait d’un don : on "donne" la vie. Mais les règlements de respect vis-à-vis des Anciens ou les commandements comme "Tu honoreras ton père et ta mère" inclinent à penser qu’il est recommandé (voire commandé) d’honorer une dette. Quelle serait la nature de cette dette ? Il s’agirait de respecter la voix des Anciens et de respecter les enseignements des morts. Pour les porteurs provisoires de la vie, il y aurait comme une obligation à respecter les anciens porteurs de vie qui sont aujourd’hui disparus. Le danger serait celui de l’inconditionnalité : croire que la tradition qui s’exprime par la voix des morts dit le vrai parce qu’elle est la tradition. Il y aurait comme un argument d’autorité utilisée par les tenants de la tradition. Celui-ci impliquerait de penser l’individu comme un homme qui constate sa place dans la lignée des hommes. Or s’agit-il de constater cette lignée ou de situer en elle ? Ne doit-on pas mettre à mort la tradition pour pouvoir y entrer soi-même ?
C’est ce danger de la tradition qui impose ses règles à un individu contraint de les accepter que Descartes repère dans les Méditations Métaphysiques. Peut-on accepter naïvement ce qui s’impose sans faire retour sur cela c’est-à-dire sans ré-flexion ? En répondant par la négative, Descartes s’engage sur le chemin d’une méthode c’est-à-dire d’une voie anti-traditionnelle : "Il y a déjà quelques temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai fondé depuis sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain." (cf. début de la Première Méditation). L’enfance est le moment où l’on apprend ce que les maîtres, tenants de la tradition, imposent. En s’écartant de la férule de ses maîtres, Descartes met en question la tradition puisque tant que je ne l’ai pas examinée par moi-même, je ne sais pas si elle livre la vérité ou une somme de préjugés. Le soupçon cartésien à propos de la tradition est le suivant : et si je n’avais jamais été confronté au vrai ? Le problème qui se pose est donc celui d’une tradition trompeuse. C’est cela qui motive le projet des Méditations Métaphysiques : si je veux fonder la science, je suis confronté à l’idée possible selon laquelle la tradition est peut-être trompeuse, c’est-à-dire que les opinions des maîtres ne livrent pas forcément la vérité. Pour savoir si la tradition est trompeuse, il est donc nécessaire de la mettre en doute. C’est parce qu’elle est en elle-même douteuse que je vais mettre à mort la tradition. C’est ce processus qui constitue une révolution : en inventant une méthode et en tenant un discours sur elle, Descartes s’aperçoit que la tradition n’est pas une science. Il se positionne alors hors de la tradition.
Le révolutionnaire est l’homme qui voit dans le présent la continuation du passé. Or il lui apparaît inacceptable que le futur soit la continuité du passé et de la tradition, que les règles du futur soit déterminées par celles du passé. Il s’agit alors de se détourner du passé pour ne pas être prisonnier de lui. A l’inverse, le réactionnaire voit dans le présent le déclin du passé. Il veut que le futur soit identique au passé : il s’agit alors de retourner dans la tradition, car celle-ci est le modèle. Il existe donc une différence d’orientation : l’un se détourne de la tradition, l’autre veut y retourner. Il existe un rapport différent à la mort : là où le réactionnaire respecte la voix des morts, le révolutionnaire met à mort la tradition elle-même. Mais que l’on veuille retourner au passé ou se détourner du passé, il n’empêche qu’on entretient un rapport ambigu avec l’avenir. Le révolutionnaire et le réactionnaire, si opposés qu’ils soient dans le contenu de leurs croyances, croient fondamentalement que la tradition livre un moyen pour l’homme de progresser : ou bien en honorant la parole des Anciens qui guident sur le chemin de la connaissance, ou bien en constituant une méthode, c’est-à-dire une voie de pensée anti-traditionnelle.
Ces deux figures croient au progrès mais ne le situe au même endroit : pour l’un il s’agit de se détourner du passé là où pour l’autre il faut y retourner. La différence d’orientation ne doit cependant pas cacher la vue commune : au terme du chemin, on aura progressé. Le progrès peut bien passer par le respect traditionnel des morts ou par la mise à mort de la tradition elle-même, il n’empêche que cette mort est au service d’un progrès. Mais est-ce penser la mort en tant que telle que de la replacer dans une sorte de dialectique cachée où tel le phénix le progrès renaît sur les cendres de la mort ? Puisque le révolutionnaire et le réactionnaire s’entendent, malgré leurs divergences, sur le fait que la tradition engendre un certain rapport à la mort (la tradition comme écoute des voix des morts ou comme processus qu’il faut mettre à mort méthodiquement), il est inévitable d’interroger ce rapport. Pour penser la tradition, ne faut-il pas appréhender ce que nous entendons par le phénomène de la mort ? Celui-ci porte sur ce qu’il y a de plus traditionnel : il témoigne que les êtres du monde vivent, vieillissent puis meurent. Le cycle de la vie et de la mort n’est-il pas le cycle de la tradition elle-même ?
Le présupposé des relations entre le révolutionnaire et le réactionnaire semble résider dans leur prétendue opposition. Or, celle-ci est-elle fondée ? L’opposition ne vaut que si on peut prouver que l’une des deux sphères n’englobe pas l’autre. Or, ce point pose problème puisque la considération de la tradition conduit à penser qu’elle est une suite de révolutions. La considération de l’histoire des sciences, par exemple, va dans ce sens : la tradition scientifique passe par des révolutions circonstanciées (par exemple en physique la révolution galiléenne, la révolution newtonienne ou bien en biologie la révolution darwinienne). C’est donc dans le cadre général de la tradition scientifique que se développe des traditions qui font progresser le savoir. La tradition apparaît comme une suite de révolutions, ce qui empêche d’opposer frontalement le révolutionnaire et le réactionnaire. Mais l’histoire des sciences est un cas particulier de l’histoire en général. Quand l’historien étudie l’histoire d’un pays, il étudie les différentes phases ou périodes qui constituent la tradition. Celle-ci est scandée par des révolutions. Ce point constitue un oubli de la part du réactionnaire mais aussi du révolutionnaire. Le premier oublie que la tradition est une suite de révolutions. Le révolutionnaire, quant à lui, est le jouet de l’illusion qui consiste à croire que l’ère ouverte par la révolution ne sera pas traditionnelle. D’où un renversement de sens inattendu : le réactionnaire est à son insu révolutionnaire puisqu’il serait révolutionnaire et contre nature qu’il n’existe plus de révolution. Ce serait contradictoire avec la constitution de la tradition qui est une suite de révolutions. La réciproque de cette idée réside dans la posture du révolutionnaire qui est porteuse de ré-action. Le révolutionnaire qui veut ouvrir une ère nouvelle veut par là même briser la tradition. En faisant cela, il ouvre immanquablement une nouvelle tradition et met à mort l’élan de sa révolution. Cela scelle l’impossibilité d’une révolution continuée. La révolution engendre inévitablement une nouvelle tradition (en réaction contre l’ancienne tradition) : la tradition est une suite de révolutions. Ce point interdit d’opposer radicalement le réactionnaire et le révolutionnaire : sur quoi sont-ils d’accord malgré l’apparence de discorde ? Sur quoi s’accordent-ils de façon in-consciente ou sans s’en apercevoir ?
Il y aurait comme une ruse de la tradition qui ferait croire qu’elle existe et qu’il faut déterminer le futur en fonction de son existence. Le socle commun de la révolution et de la réaction ne réside-t-il pas dans la croyance au progrès ? Le révolutionnaire et le réactionnaire croient au progrès, mais ils ne le puisent pas à la même source. Le premier considère que le progrès se fait contre la tradition et le second considère que le progrès s’effectue dans la lignée de la tradition (quitte à essayer de se retourner vers elle, ou d’y retourner). Mais d’où vient cette croyance non-pensée au progrès ? Le fondement de ces positions intellectuelles semble reposer sur une décision ("le progrès existe" ) plutôt que sur une démonstration. C’est ce point que Freud met en lumière dans Au-delà du principe de plaisir. Le processus vital est un processus traditionnel puisqu’il suit des règles immuables et absolument nécessaires. Un être est la réunion d’une cellule mâle et d’une cellule femelle. La tendance constitutive de la vie organique est la tendance à la préservation ou au statu quo. En formulant l’hypothèse de l’existence d’un instinct de mort ou de destruction, opposé à l’instinct de vie ou à l’élan vital, Freud met à mal l’idée d’un progrès livré par la tradition. Celle-ci apparaît plutôt comme une aspiration (commune ou partagée par toute forme de vie) à conserver ses acquis ou bien, et c’est l’hypothèse de la pulsion de mort, à retourner à l’inerte : [le but de la vie] doit plutôt être un état ancien, un état initial que le vivant a quitté à un moment donné et auquel il aspire à retourner à travers tous les détours de l’évolution (…) l’inerte était là avant le vivant." (cf. Au-delà du principe de plaisir). L’idée qui sous-tend cette position concerne la tradition. La transmission de la vie est en fait une transmission de la mort : un être engendré est un être mortel. L’organisme qui aspire en profondeur à mourir ne veut pas périr par un danger externe ou extérieur. C’est pourquoi la pulsion de mort préserve la vie et qu’elle est d’une certaine façon conservatrice afin d’atteindre la mort par un processus interne. La pulsion de mort est donc traditionnelle : elle préserve l’homme et sert l’instinct de vie et emploie des moyens traditionnels pour cette préservation, même si elle le fait à son corps défendant. Mais cela n’est-il pas un leurre ? Le soupçon est ici le suivant : si la pulsion de mort défend les valeurs conservatrices de la vie, n’est-ce pas pour son propre triomphe, c’est-à-dire pour le triomphe de la mort ? Elle emploierait des moyens détournés pour porter l’organisme vers la mort. N’est-ce pas ce que nous expérimentons quand nous constatons que la vie de tout individu est sanctionnée par la mort ? La voie de la tradition serait la voie de la vie jusqu’au moment où l’individu ne peut que disparaître.
La transmission de la vie des hommes passe en effet par la persistance de l’espèce humaine. Mais cela n’est possible que parce que les individus meurent. Cette transmission commune et banale de la vie (nous sommes tous les fils d’un homme et d’une femme) fait de nous des êtres placés dans une longue tradition. Dans cette lignée des hommes, l’humanité est envisagée sous l’angle de l’espèce et les êtres comme des individus qui meurent quand leur fonction de transmetteur de la vie est assurée. L’espèce constituée d’individus continue d’exister et les individus qui la composent ne peuvent faire autrement que mourir. De ce point de vue, ce n’est plus l’homme qui respecte la voix des morts ou l’homme qui met à mort la tradition. La perspective est inversée : c’est la tradition de la vie qui met à mort les hommes dans leur individualité propre afin de faire perdurer l’espèce. Il s’agit alors d’analyser une conclusion possible de cette position : et si la tradition allait non vers le progrès mais vers la régression ? La pulsion de vie pourrait sans s’en rendre compte accélérer la mort. L’aventure humaine serait le moyen le plus sûr que la vie choisirait pour atteindre la destination finale qui serait la disparition de l’espèce humaine et peut-être de toutes les espèces de la surface de la terre. Sous prétexte d’assurer la réalisation d’un élan vital d’une forme de vie réputée évoluée, c’est peut-être la pulsion de mort qui est à l’œuvre. C’est en ce sens que la tradition serait un chemin dont la destination serait la mort et pas la tendance à la perfection. C’est pourquoi Freud écrit : "Je dois avouer que je ne crois pas à l’existence d’une pareille tendance interne et que je ne vois aucune raison de ménager cette illusion bienfaisante" (cf. Au-delà du principe de plaisir). Au niveau de l’espèce, les hommes évoluent. Leur tradition est biologique : de ce point de vue, l’espèce humaine n’est pas différente des autres espèces. L’évolution n’est pas le progrès.
La tentation serait donc de suivre cette voie et de juger la tradition comme l’interface entre le passé et le futur. Or, n’est-ce pas éliminer de nos investigations la notion de "présent" qui semble mieux lier le passé et l’avenir ? Parler de tradition en ce sens, n’est-ce pas se masquer la notion de présent ? Si je vis la tradition au présent, c’est-à-dire sans me demander ce qu’elle va faire apparaître, mais en faisant l’expérience ici et maintenant, alors je l’appréhende d’une façon particulière. Quand je lis une pièce de Sophocle ou un chapitre de Husserl, ou bien encore quand je contemple une oeuvre d’art, la tradition n’est pas analysée en fonction d’une attitude à avoir (la réaction ou la révolution, ce "ou" étant disjonctif alors que nous savons que la tradition est une suite de révolutions ), mais en fonction d’une expérience que je vis. N’est-ce pas au niveau de cette expérience que nous pouvons saisir comment la tradition nous traverse et comment elle peut nous enrichir ? En concevant ce que les oeuvres traditionnelles nous apportent, nous pouvons peut-être considérer l’aspect rétroactif de l’affaire : en vivant ici et maintenant l’expérience de la tradition qui me traverse, je peux la traverser à mon tour. Notre attitude peut alors évoluer : au lieu de nier ou de défendre la tradition, je peux la vivre et même vivre en elle.
Si l’on analyse la tradition au présent alors nous pouvons saisir ce qu’elle apprend. Le point important réside dans l’analyse de la tradition non pour l’homme qui juge de l’avenir (la tradition doit dans le futur être dépassée ou conservée) mais pour l’homme qui apprend au présent. C'est précisément la leçon des Lumières telle que la "tradition" kantienne nous en livre le secret.
La modernité au sens fort est une approche radicalement nouvelle de la réflexion philosophique, non pas "diachronique", comme le prétendent rahsaan et alcyon36, mais bien "synchronique", bien que ces deux expressions ne soient pas vraiment adaptées au problème, mais bon, admettons ! La question de la modernité ne concerne plus vraiment, ni la question de l'origine de l'histoire, ni la question du terme de l'histoire, ni même la question de la téléologie immanente au processus même de l'histoire, la question, traditionnelle s'il en est, de la finalité interne organisant les processus historiques, questions effectivement aussi vieilles que l'histoire de la philosophie elle-même. Ce n'est plus le passé qui intéresse la "modernité", mais le présent ! La question philosophique de la "modernité" est la question de l'actualité : qu'est-ce que c'est que ce "ici et maintenant" où je suis pris avec d'autres et qui détermine le moment où j'écris ? Mais ce présent, ici en question, n'est plus celui d'une situation historique déterminée qui depuis toujours motive la réflexion philosophique : dans leur propre présent, les philosophes trouvent effectivement toujours le motif de leur décision philosophique (de Platon à Descartes...). Le présent définit une situation historique dans l'ordre de la connaissance, une configuration désignée comme présente. Or, la question de la "modernité" n'est plus de savoir ce qui, dans la situation actuelle, peut déterminer telle ou telle décision d'ordre philosophique, mais plus fondamentalement de savoir ce qui, dans le présent, fait sens actuellement pour une réflexion philosophique ? Il s'agit d'interroger ce qu'est ce présent, de reconnaître ce présent, de le distinguer, de le déchiffrer parmi tous les autres. Les philosophes de la "modernité" cherchent à montrer en quoi le présent est le porteur et le signe d'un processus qui concerne la pensée, la connaissance, la philosophie. Mais ils veulent montrer en même temps en quoi et comment celui qui parle en tant que penseur, en tant que savant, en tant que philosophe, fait partie lui-même de ce processus, et (plus que cela) comment il a un certain rôle à jouer dans ce processus, où il se trouvera donc à la fois élément et acteur. Le fait de la "modernité" est l'événement/avénement de la question du présent comme événément philosophique auquel appartient le philosophe qui en parle. La "modernité" problématise sa propre actualité discursive : actualité qu'elle interroge comme événement, comme un événement dont elle a à dire le sens, la valeur, la singularité philosophique et dans laquelle elle a à trouver à la fois sa propre raison d'être et le fondement de ce qu'elle dit. Ainsi, pour un tel philosophe, poser la question de son appartenance à ce présent, ce ne sera plus du tout la question de son appartenance à une doctrine ou à une tradition. Ce ne sera plus simplement la question de son appartenance à une communauté humaine, mais celle de son appartenance à un certain "nous", à un nous qui se rapporte à un ensemble culturel caractéristique de sa propre actualité. Ce qui caractérise la "modernité", c'est le fait de prendre l'élément culturel comme objet de sa propre réflexion, le fait pour l'homme-philosophe (union du singulier et de l'universel, "universel-singulier" dans un langage hégélien) de se réinsérer dans la totalité, une totalité qui n'existe qu'en et par lui. La philosophie est en cela à la fois un discours de la modernité sur la modernité, auto-réflexion critique, synthèse disjonctive de la partie et du tout, de l'être et du devenir, de l'unité et de la différence, etc... Il y a donc une manière classique, "ancienne", de poser la question de la modernité et une manière "moderne" de poser cette même question : pour les classiques, la question de la modernité avait deux pôles, celui de l'antiquité (le respect de la tradition dont j'ai expliqué plus haut le fonctionnement dans la conscience) et celui de la modernité (l'esprit révolutionnaire). Faut-il accepter ou rejeter l'autorité ? Faut-il valoriser les Anciens, sont-ils supérieurs aux Modernes, la modernité est-elle une période de décadence ? La pensée de la modernité adopte une nouvelle façon de poser la question de la modernité, non plus dans un rapport "longitudinal" aux Anciens, mais dans ce qu'on pourrait appeler un rapport "sagital" à sa propre actualité. Quelle est mon actualité ? Quel est le sens de cette actualité ? Et qu'est-ce que je fais lorsque je parle de cette actualité ? Voilà en quoi consiste cette interrogation nouvelle de la modernité sur la modernité. Comme le dit justement rahsaan à la fin de son dernier message, le propre de la modernité est de s'appeler elle-même "modernité" car elle est un processus culturel, certes singulier, mais qui a pris conscience de lui-même en se nommant, en se situant par rapport à son passé et par rapport à son avenir, et surtout capable de désigner les opérations qu'il doit effectuer à l'intérieur de son propre présent.
La "modernité" est une forme de pensée, peut-être datée (???), qui se nomme elle-même et qui au lieu simplement de se caractériser, selon une vieille habitude, comme période de décadence ou de prospérité, ou de splendeur ou de misère, se nomme à travers un certain événement qui relève d'une histoire générale de la pensée, de la raison et du savoir, et à l'intérieur de laquelle elle a elle-même à jouer son rôle. La "modernité" formule elle-même sa propre devise, son propre précepte, et qui dit ce qu'elle a faire, tant par rapport à l'histoire générale de la pensée, que par rapport à son présent et aux formes de connaissance, de savoir, d'ignorance, d'illusion dans lesquelles elle sait reconnaître sa situation historique. Bref, encore une fois et pour terminer, c'est une nouvelle façon de philosopher ! |