alcyon36 | Je repost ce texte, la première version se trouvant sur le forum n'étant pas complete....Pascal75 si tu pouvais la remplacer dans les liens en premiere page...merci
D’une « lecture » de Heidegger
Heidegger : l’introduction du nazisme en philosophie par Emmanuel Faye
« Malheur à moi, qui suis une nuance ! » « La pensée de l’être est le souci porté à l’usage de la langue. » Depuis 1945, ce que l’on peut, sans doute, appeler le « cas Heidegger », vient régulièrement hanter les débats de la scène philosophique. Il est vrai que ce problème est loin d’être mince; quel sens faut il donner à l’engagement de Heidegger dans le national-socialisme ? Quelle influence un tel engagement a pu avoir dans le développement de sa pensée ?
Ces questions ont d’autant plus d’importance et d’écho, qu’en l’espèce l’auteur est loin d’être un « idéologue » ou un penseur mineur, mais bien, aux dires d’un certain nombre de nos contemporains, d’un des plus grand philosophe que nous ait donné le XXème siècle.
Il est difficile de mesurer l’importance de la trace laissée par Heidegger, tant son influence sur la philosophie contemporaine fut grande, et ce particulièrement en France ; que l’on se permette de citer, sans aucun souci d’exhaustivité, les noms de Sartre, Foucault, Derrida, Levinas, Marcuse, Jonas, Arendt…
Comme on peut aisément le pressentir, une telle polémique n’est pas près de prendre fin.
Dernièrement, c’est le brûlot d’E. Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, qui remobilisa les troupes. Comme toute querelle de cette nature, elle eut le droit à ses tensions, ses invectives, ses insultes et diffamations, ses menaces de poursuites judiciaires, ses pétitions, les rapports de forces et ses guerres de clochers larvés au cœur de l’Université.…même l’Internet se saisit de la question .
Ce livre-événement, fait suffisamment rare pour être souligné, eut l’honneur d’être élevé à la « dignité » d’évènement médiatique. Merveilleux traitement de la presse ayant pour conséquence, la réduction d’une terrible question à la vacuité d’un petit feuilleton.
Qu’en est il de la conduite de Heidegger sous le nazisme ? Ce qui est incontestable, c’est qu’il s’est bien engagé auprès du national-socialisme, qu’il fut Recteur de l’université de Fribourg en Brisgau, d’avril 1933 à février 1934. Une telle fonction ne pouvait être obtenue sans le consentement des autorités. De plus, il s’engagea solennellement dans le Parti national-socialiste dès le 1er mai 1933, qu’il ne quittera pas avant 1945. Il participa à des cérémonies et rassemblements officiels, et malgré ce qu’il dira après la guerre, il continua à entretenir des relations avec des personnes installées, et ce, bien après avoir quitté son poste de recteur. Sur ces faits, se greffe l’ensemble des interprétations divergentes à propos de son engagement. Quel a été le degré, la portée, la durée et les motifs d’un tel engagement ? Bien que contestables sur bien des points, de nombreux ouvrages historiques ou philosophiques se sont risqués, avec plus ou moins de bonheur et de bienveillance, à répondre à ces questions ; on pense en particulier aux travaux de V.Farias, H.Ott, JP.Faye, P.Bourdieu ou A. Münster. Le plus grand intérêt de ces travaux fut surtout de mettre en lumière la nature de son rapprochement avec le mouvement national-socialiste ; loin d’être une erreur ou le fait d’un simple opportunisme, Heidegger a vraiment cru, un moment en tout cas, qu’un tel mouvement était porteur de nombreuses possibilités de changement, et il y vit particulièrement l’opportunité d’engager sa réforme de l’Université.
L’ouvrage d’Emmanuel Faye ne se cantonne pas à chercher à déterminer la nature et le degré d’engagement du Recteur Heidegger. Sa thèse va beaucoup plus loin que tous ses prédécesseurs ; il n’hésite pas à affirmer que la pensée de Heidegger, dès avant Sein und Zeit et bien après la fin de la guerre, cherche à introduire les fondements du nazisme et de l’hitlérisme au sein de la philosophie. Selon lui, l’ensemble de sa pensée est voué au nazisme et à sa légitimation (légitimation de la sélection raciale, négationnisme ontologique…). De plus, ce qui dans son œuvre semble émettre des critiques sur le régime est postérieur à 1942, et de ce fait, n’est que la conséquence d’une stratégie de dénazification qu’Heidegger mis en œuvre quand il se rendit compte que la fin du régime était proche.
La question n’est pas, pour nous, de nier l’importance du cas Heidegger. Notre opposition à la thèse de Faye ne consiste pas à prétendre que Heidegger aurait été le seul et unique Allemand, voire Européen, à être parfaitement dénué d'antisémitisme (sa femme était notoirement antisémite, et lui-même n'était pas dénué non plus de préjugés abjects), ni même, d'ailleurs, à ne pas succomber un certain temps à la fascination pour Hitler et sa rhétorique énergique. Il s'agit de comprendre que la pensée de Heidegger navigue à une altitude bien éloignée de ces miasmes d'une banalité absolue, et que la fascination pour la "nouveauté" nazie (une indiscutable fascination dont les raisons tenaient sans doute en partie à son désir de renouveler l'université allemande, et à sa naïveté de croire que l'"énergie" (en réalité l'hystérie) qu'il croyait déceler, comme alors des millions d'autres Allemands et Européens, chez Hitler, allait y contribuer) a pris fin chez lui peu après 1934, de sorte que toute sa pensée, à partir de là, s'acharnera à comprendre et dénoncer les ravages du nihilisme moderne (et avec lui sa forme encore primitive qu'était le nazisme). Voilà le point de désaccord profond avec l’ouvrage de Faye, qui voudrait que toute la pensée de Heidegger, avant, pendant, et après Hitler, eût été nazifiée!
Aussi, il s’agira de mettre en exergue les procédés de lecture douteux de Faye, puis de montrer, par une lecture critique du chapitre neuf, que la pensée de Heidegger ne peut être comprise comme une œuvre de légitimation du nazisme, qu’au prix d’un très malheureux contresens à propos du terme de « métaphysique ».
Le geste le plus frappant de cette lecture est, sans aucun doute, cette volonté délibérée de dramatiser l’enjeu de son propos, rendant de ce fait impossible un véritable travail d’interprétation de la pensée de Heidegger. Dès le début de son ouvrage, Faye se fait un devoir de plonger son lecteur dans une atmosphère plus qu’inquiétante : Citation :
« Nous n’avons pas encore pris toute la mesure de ce que signifie la propagation du nazisme et de l’hitlérisme dans la « pensée », cette lame de fond qui s’empare progressivement des esprits, les domine, les possède et supprime en l’homme toute notion de résistance. La victoire des armes ne fut qu’une première victoire, certes vitale, et qui coûta à l’humanité une guerre mondiale. Aujourd’hui se déroule une autre bataille, plus longue, plus sourde, mais où est en jeu l’avenir de l’espèce humaine. C’est dans tous les domaines de la pensée, de la philosophie jusqu’au droit qu’une prise de conscience est nécessaire (Emmanuel Faye, Heidegger : l’introduction du nazisme dans la philosophie, p. 7. )
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Le lecteur est prévenu, il avance en terrain hostile ; la prudence de tous les instants semble plus que nécessaire, car il est bien question dans ces lignes, d’une nouvelle guerre contre le nazisme ; bien que ce dernier ait été vaincu par les armes, le lecteur ne doit pas se voiler la face, ses fondements se sont insinués dans tous les différents domaines de la pensée. Comme le titre l’annonce explicitement, la question que soulève le cas Heidegger est « bien celle de l’introduction délibérée des fondements du nazisme et de l’hitlérisme dans la philosophie et dans son enseignement »(p.9). Il est certain que Faye travail son lecteur « au corps », il n’hésite pas tout le long de son étude à affubler Heidegger et sa pensée, des plus sombres qualificatifs ; Heidegger y est dépeint comme « noir » , « pervers » . Le plus significatif semble-t-il, est la façon dont il qualifie les propos de Heidegger avant de les introduire, imposant de ce fait au lecteur, un état d’esprit peu enclin à les découvrir pour eux même ; les propos de Heidegger sont qualifiés d « insoutenable » , de « fangeux » , d’« odieux » , de « nauséeux » , de « maniaque » et « monstrueux » . Avant toute expérience du texte, le lecteur se retrouve dans l’obligation de rejeter a priori ce qu’il va lire, sous peine de compromission avec le nazisme et donc, avec « la négation radicale de toute humanité comme de toute pensée » (p. 10. ; cf. Heidegger à plus forte raison, p. 162.). On ne peut que constater qu’une telle atmosphère n’est pas propice à une lecture sobre et probe, mais n’est pas non plus, a priori, critiquable en soi. En effet, nous ne penserions pas attaquer une telle démarche, une telle volonté de dramatiser l’enjeu et de prévenir le lecteur dans le cas de textes d’Hitler ou de n’importe quel idéologue du régime. Tout le problème est là. L’engagement de Heidegger est-il tel, qu’il faille introduire une présupposition de nazisme dans la lecture de son œuvre ? N’a-t-on aucun élément qui puisse laisser émerger un doute sur le degré de son engagement ? Force est de constater que de tels éléments existent, à commencer par un certain nombre de témoignage, dont les auteurs, à la différence de Karl Löwith, étaient présents en Allemagne à cette époque(l’article de Hadrien France-Lanord , du 25 mars 2005, Heidegger : Res loquitur ipsa) :
Citation :
• Celui de Walter Biemel (Cahier de l’Herne Martin Heidegger, 1983), élève de 1942 à 1944, puis proche du penseur, qui raconte une après-midi chez Heidegger au cours de ces années « Pour la première fois, il me fut donné d’entendre de la bouche d’un professeur d’université, une violente critique contre le régime qu’il qualifiait de criminel. » Puis : « Il n’y a pas un cours, un séminaire où j’ai entendu une critique aussi claire du Nazisme qu’auprès de Heidegger. Il était d’ailleurs le seul professeur qui ne commençât pas son cours par le Heil’Hitler réglementaire. À plus forte raison, dans les conversations privées, il faisait une si dure critique des nazis que je me rendais compte à quel point il était lucide sur son erreur de 1933 »(Jean-Michel Palmier, Les écrits politiques de Martin Heidegger, Paris, éditions de l’Herne, 1968)
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Citation :
• Celui de Sigfried Bröse qui a assisté à tous les cours de Heidegger du printemps 1934 à l’automne 1944, et qui fut lui-même destitué de ses fonctions (sous-préfet) par les Nationaux-socialistes à leur arrivée au pouvoir en 1933 : « Les cours de Heidegger étaient fréquentés non seulement par des étudiants, mais aussi par des gens exerçant depuis longtemps déjà une profession, ou même par des retraités ; chaque fois que j’ai eu l’occasion de parler avec ces gens, ce qui revenait sans cesse, c’était l’admiration pour le courage avec lequel Heidegger, du haut de sa position philosophique et dans la rigueur de sa démarche, attaquait le national-socialisme. Je sais également que les cours de Heidegger, précisément pour cette raison – sa rupture ouverte n’était pas demeurée ignorée des nazis – étaient surveillés politiquement. » Lettre du 14 janvier 1946 au recteur de l’université de Fribourg) . (François Fédier, Heidegger : Anatomie d’un scandale, Paris, Robert Laffont, 1988)
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Citation :
• Celui de Hermine Rohner, étudiante de 1940 à 1943, qui écrit à propos du penseur : « Lui ne craignait pas, fût-ce dans ses cours aux étudiants de toutes les facultés (où le nombre des auditeurs était tel qu’on ne pouvait pas compter qu’ils fussent tous “ses” élèves), de critiquer le national-socialisme d’une manière si ouverte et avec le tranchant si caractéristique qu’offre sa manière de choisir en toute concision ses termes, qu’il m’arrivait d’en être effrayée au point de rentrer la tête dans les épaules (…) En tout cas, la manière courageuse dont Heidegger s’est singularisé pendant les dernières années du IIIe Reich doit assurément compter dans la balance, car elle pèse lourd, bien plus lourd que ne peuvent se le représenter des auteurs nés après la guerre. » (Publié dans la Badische Zeitung du 13/08/1986).
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Citation :
• Celui de Georg Picht, élève à partir de 1940, qui raconte l’histoire suivante : « Je ne fus pas surpris lorsqu’un jeune homme vint me trouver et me dit : “Ne m’interrogez pas sur mes sources d’information. Vous mettez votre personne en grand danger si on vous voit aussi souvent avec M. le Professeur Heidegger.” » (Erinnerung an Martin Heidegger, Pfullingen, Neske, 1977)
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De tels témoignages ne peuvent pas être, si facilement, écartés d’un revers de la main, et quant à notre cheminement, ils nous ouvrent la possibilité de découvrir Heidegger sans que la présupposition de nazisme ne s’impose comme principe de lecture. Mais qu’une telle possibilité « s’offre » à nous, ne signifie pas nécessairement que l’on doive la saisir.
En revanche, c’est bien la question que pose Faye, et la manière dont il cherche à y répondre, qui nous impose de ne pas rejeter les doutes sur le degré d’engagement d’Heidegger dans le nazisme. Car, en l’espèce, ce qui a lieu, c’est bel et bien un procès, avec son jugement et sa peine. Il s’agit bien de savoir si la pensée de Heidegger est de fond en comble vouée au nazisme et à sa légitimation, et donc s’il n’est pas nécessaire, et ce de toute urgence, de s’en prémunir : Citation :
Pour préserver l’avenir de la pensée philosophique, il est également indispensable de s’interroger sur la vraie nature de la Gesamtausgabe de Heidegger, avec les principes racistes, eugénistes et radicalement destructeurs pour l’existence et la raison humaine que ces écrits portent en eux. Une telle œuvre ne peut pas continuer de figurer dans les bibliothèques de philosophie : elle a bien plutôt sa place dans les fonds de l’histoire du nazisme et de l’hitlérisme (Faye, op. cit., p. 513)
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C’est dire l’importance et le danger d’une telle démarche, si le verdict tombe contre Heidegger, son œuvre ne devra plus être étudiée comme celle d’un philosophe -et quel philosophe, mais à la seule lumière de son engagement. Ce procès, ou bien plutôt cette logique de chasse aux sorcières, vise la mise à l’index de la pensée de Heidegger. Ce n’est pas une petite chose que d’accuser quelqu’un de nazisme. Surtout que Faye ne dit pas seulement que Heidegger a été nazi de bout en bout, mais plus encore que sa pensée est le nazisme !
Aussi, François Fedier a éminemment raison de rappeler une règle indispensable à la bonne tenue de tous procès, à savoir que "le moindre soupçon légitime que l’on peut concevoir à l’encontre des « thèses » de l’accusation doit faire pencher la balance en faveur de l’accusé, et non de l’accusation ".(Heidegger à plus forte raison, p. 32) S’il est plus que légitime de poser la question des rapports de Heidegger avec le mouvement national-socialiste, nous devons le faire sans présupposer ce nazisme dans notre lecture, en tenant bon sur le respect de la « clause du doute raisonnable ». Ainsi, et c’est la démarche même de l’auteur qui nous l’impose, il nous faut rejeter de toutes nos forces ce mauvais procédé consistant à conditionner le lecteur avant la « révélation », à le placer ,avant toute lecture, dans une situation de choix entre un héroïque combat contre le mal incarné, et la compromission avec « l’ignoble ». Aucune interprétation valable ne peut tenir et maintenir un lecteur sous la pression d’un tel chantage.
A la lecture de ce livre, il est d’ailleurs étonnant (et effrayant) de voir jusqu’où son auteur est capable de pousser la présupposition de nazisme dans sa lecture…à savoir jusqu’au ridicule. Le cas le plus significatif est ce merveilleux passage de la page 180, où Faye dévoile à son lecteur l’étendue de ses « qualités » d’interprète. Ce dernier, reprenant un passage où Heidegger tente d’expliciter l’hymne de Hölderlin intitulé Le Rhin, n’hésite pas à voir, dans un schéma dynamique rassemblant les termes principaux du poème (Geburt, Lichtstrahl, Not et Zücht), une interprétation « ésotérique de la gestation et du sens occulte de la croix gammée » (Heidegger à plus forte raison p.26-27) Une telle méthode de lecture, ne peut pas ne pas faire penser à ce que nous disait Nietzsche de la mauvaise philologie, en l’espèce celle du christianisme s’appropriant « l’Ancien Testament » juif : Citation :
Il y eut alors une rage d’interprétation et d’interpolation qui ne pouvait certainement pas s’allier à la bonne conscience ; quelles que fussent les protestations des savants juifs, partout, dans l’Ancien Testament, il devait être question du Christ, et rien que du Christ, partout notamment de sa croix, et tous les passages où il était question de bois, de verge, d’échelle, de rameau, d’arbre, de saule, de bâton ne pouvaient être que des prophéties relatives aux bois de la croix : même l’érection de la licorne et du serpent d’airain, Moise lui-même avec ses bras étendus pour la prière, et les lances où rôtissait l’agneau pascal,_tout cela n’était que des allusions et, en quelque sorte, des préludes de la croix ! (Nietzsche, Aurore, I, §84)
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A chacun sa croix ! Avec de telles méthodes, n’importe qui peut « lire » à peu près n’importe quoi…D’ailleurs, Faye assume parfaitement sa méthode de lecture indirecte. Il s’agit toujours, de mettre en rapport les textes de Heidegger avec ceux de différents idéologues nazis afin de mettre en exergue la nocivité de sa pensée. Aussi, c’est sans même, semble-t-il, réfléchir sur ce qu’une telle méthode est susceptible de mettre en lumière, qu’il énonce explicitement : Citation :
Nous avons étudié les écrits de personnalités jusqu’à présent laissées dans l’ombre telles que Erich que, Rudolph Stadelmann, Erik Wolf et Oskar Becker. Par les relations parfois extrêmement proches que leurs auteurs ont entretenues avec Heidegger, ces textes apportent des éclaircissements décisifs sur la dimension raciale qui se trouve au fondement des conceptions de ce dernier. En effet,lorsqu’on observe tout ce qui rattache entre eux, dès les années 1920, et sur fond de doctrine raciale articulée autour du concept de « monde environnant » (Umwelt) des auteurs comme Heidegger, Rothacker, Becker et Clauss, on comprend que l’oeuvre de Heidegger ne correspond nullement à une « philosophie » qui se serait formée avant de rencontrer sur sa route le nazisme, mais bien à une doctrine qui, dès ces années 1920,se fonde sur une conception de l’ « existence historique » et du « monde environnant » qui s’apparente à la doctrine raciale du national-socialisme, telle qu’elle essaime alors dans la vie intellectuelle, sous des formes en partie transposées et masquées. (Faye, op. cit., p. 15)
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Citation :
L’essentiel nous semble acquis à savoir qu’il ne sera désormais plus guère possible d’étudier les notions d’historicité et de tenue chez Heidegger sans évoquer les développements correspondants de Rothacker, ou d’analyser les notions de « monde ambiant » et d’ « être en commun » dans Etre et temps sans tenir compte des ouvrages de Clauss (Faye, p.53)
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Citation :
« une certaine connaissance des écrits de Ludwig Clauss, d’Oskar Becker, et même d’Alfred Rosenberg , n’est donc pas inutile pour mieux réaliser ce qui est véritablement en jeu chez Heidegger, à travers les notions d’âme et d’essence. Sans doute faudrait-il aller plus loin et procéder à des confrontations en profondeur entre les textes canoniques de ces différents doctrinaires du nazisme. Car ce n’est pas dans Kant ou dans Hegel que l’on trouvera la clef pour comprendre l’enjeu des commentaires heideggériens de Hölderlin, mais bien dans la comparaison avec les autres mythologues du nazisme. (Faye p. 185.)
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Quel est le problème que pose un tel procédé ? On voit bien que ce qu’il cherche avant tout c’est la contextualisation de la pensée de Heidegger. Il faut rappeler que la contextualisation d’une œuvre philosophique, bien que pouvant être utile, n’en reste pas moins plutôt limitée, car tout l’enjeu est à chaque fois, de pouvoir comprendre le sens de cette pensée, en tenant compte de la structure spécifique de son questionnement. Chercher à contextualiser n’est donc certainement pas une faute en soi, surtout en ce qui concerne le cas Heidegger… En l’espèce, la démarche de Faye étant d’établir la culpabilité de Heidegger, de montrer à quel point sa pensée est le nazisme, il faut bien comprendre qu’un tel procédé de lecture indirecte, ne pourra jamais rien établir, le raisonnement étant circulaire. En fait, une telle mise en contexte de l’oeuvre est entachée par la présupposition du nazisme de Heidegger. Car si nous tenons bon sur cette « clause du doute raisonnable », la démarche se doit d’être toute autre ; nous ne pouvons ni ne devons exclure l’hypothèse d’un Heidegger en opposition avec le nazisme, d’un penseur usant de ses « idéologèmes » pour les critiquer, les subvertir…leur faire dire tout autre chose(cf. Léo Strauss, La persécution et l’art d’écrire.) . C’est justement une telle hypothèse, qui pourtant découle de la plus simple probité, que Faye et ses méthodes de lectures ne peuvent envisager. Répétons nous, que doit établir Faye ? Non pas qu’Heidegger utilise des termes d’autres nazis, ou que sa pensée serait contaminée par ses rapports à d’autres individus, mais bien que sa pensée, en elle-même et par elle-même, est le véhicule du nazisme ; ce qui impose tout sauf une lecture « indirecte ». Au risque d’être rébarbatif, sans toutefois viser l’exhaustivité, voici quelques exemples de ces arguments, qui juxtaposant deux éléments concluent à leur identité :
* Heidegger « emploie » certains termes allemand, or ces termes sont utilisés par l’idéologie nationale-socialiste, donc la pensée de Heidegger exprime « les principes les plus extrêmes de l’hitlérisme et du nazisme »(Faye p.18)
*Le mot « elementare » est utilisé plusieurs fois par Heidegger dans Sein und Zeit, or ce terme est également utilisé par Alfred Beumler, donc Sein und Zeit est un livre raciste.(p.32)
*Heidegger écrit dans une conférence de 1933 (en faveur du mouvement national-socialiste), que les allemands doivent se battrent « comme une race dure », or à la même année Ernst Forsthoff oppose la « race dure en lutte contre […] la juiverie internationale », donc Heidegger en parlant de « race dure » pensait également à la « juiverie internationale »(p.112)
*Heidegger a écrit que « la structure de l’existence völkisch qui se forme dans le travail et comme travail, est l’Etat », or dans Mein Kampf, Hitler « affirmait que le travail créateur est et serait à jamais antisémite », donc Heidegger partageait cet antisémitisme. (p.128)
*Heidegger, en commentant un hymne de Hölderlin, insiste sur le terme Geburt(qui est un des termes centraux de cet hymne), or Rosenberg revient constamment sur le thème de la Wiedergeburt, donc Heidegger dit la même chose que Rosenberg. (p.184)
De tels arguments n’établissent rien, si ce n’est le doute du lecteur quant aux méthodes utilisées. Ce qu’il importe de retenir, c’est que, si la volonté de mettre à jour les rapports qu’entretient la pensée d’Heidegger avec le nazisme est légitime, elle ne pourra jamais rien établir de probant tant qu’elle se confinera à une lecture indirecte par contagion et contamination. Il s’agit pour nous, à présent, d’examiner plus en détail la thèse de Faye, et particulièrement ce fameux neuvième chapitre, où il entend établir, non seulement que Heidegger a justifié la sélection raciale, mais en plus que ce dernier soutiendrait même après 1945, ce que Faye appelle, un « négationnisme ontologique ».
Avant d’entamer véritablement notre lecture de ce neuvième chapitre, il est nécessaire d’apporter quelques précisions quant aux raisons qui nous poussèrent à choisir spécifiquement ce passage. N’étant pas question pour nous de nier l’engagement de Heidegger, ce que nous voudrions réfuter, c’est la thèse selon laquelle son œuvre serait vouée au nazisme et à sa légitimation dès avant 1933, et encore bien après 1945. Nous ne pensons pas nécessaire de nous attarder sur la « lecture » que Faye propose de Sein und Zeit ; parvenir à voir dans ce sommet de la pensée une inscription « dans les fondements même du national-socialisme » demeure pour nous une énigme ; « on ne réfute pas une maladie des yeux ». Comme l’affirme d’ailleurs Faye lui-même, et ce, avec quelques arrières pensées, « à l’époque de son enseignement à Marbourg, Heidegger n’affiche pas ouvertement une position antisémite » … aussi s’il s’agit de montrer le nazisme de Heidegger à cette époque ce ne peut être par la lecture de ses livres, mais seulement par celle des intellectuels qui l’auront « entouré ». Ensuite, et surtout, ce chapitre neuf est, selon les dires même de Faye, « une investigation en profondeur jusqu’au fond le plus noir de la doctrine de Heidegger » .(Faye p. 58)Le chapitre commence par une citation tronquée de Heidegger posant que « le principe de l’institution d’une sélection raciale est métaphysiquement nécessaire » . M. Faye va même plus loin, car selon lui, « au début des années 1940, l’un de ses thèmes les plus obsessionnels n’est autre que la froide légitimation de la sélection raciale, qu’il présente dans son fondement comme métaphysiquement nécessaire » .. Et il s’agit de ne pas se leurrer sur les changements de Heidegger dans ses rapports au national-socialisme, Citation :
car, en réalité, la seule mutation importante du discours de Heidegger a eu lieu durant les années 1942-1949, et sa motivation est stratégique. Elle est esquissée alors que se profile la défaite du nazisme, puis elle se précise qu’il a dû faire face à l’échec du IIIème Reich, qui signifiait en même temps l’échec total de son œuvre qui en accompagnait le mouvement.(p.397)
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Citation :
En 1949, devant le public choisi du « club de Brême », il se risque, dans la conférence intitulée « Le Dis-positif »(Das Ge-stell), à propos des camps d’anéantissement et des chambres à gaz, à une affirmation d’un révisionnisme radical, qu’il se gardera de publier dans son édition des conférences de 1962. Et comme nous le verrons, il ira encore bien plus loin dans une autre conférence, rédigée au même moment mais publiée seulement en 1994, dans la Gesamtausgabe (cf. le négationnisme ontologique)
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Aussi, ce qu’il nous faudra principalement montrer, c’est d’une part le fait que Heidegger n’entend pas du tout légitimer la sélection raciale ou soutenir un quelconque « négationnisme ontologique », et d’autre part que la « mutation importante » de sa pensée face au nazisme a bien lieu avant 1942, et ne peut donc être considérée comme « stratégique ».
L’introduction du nazisme dans la « métaphysique »
Cette première approche se veut une lecture du cours de 1935 , intitulé Introduction à la métaphysique. Il faut voire la « lecture » que Faye en propose pour être en mesure d’apprécier les dégâts de son interprétation et sa manière de citer les textes. Dans ce cours, Heidegger tente de présenter, sur plus de 200 pages, la métaphysique à partir de la question de l’Etre. Déjà, il nous faut rejeter cette proposition de Faye selon laquelle : Citation :
dans la première partie du cours, Heidegger réduit la question directrice de la « métaphysique » à la « question de l’être ». Celle-ci est entendue en un sens qui ne relève plus, de près ou de loin, de la vrai philosophie, laquelle concerne tout être humain et ne saurait donc être confisquée au profit d’un peuple ou d’une « race » (p.403)
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Visiblement Faye se pose comme le dépositaire et le garant de la « vraie » philosophie. Pourtant Heidegger n’a jamais dit que cette « question de l’être » ne concernait pas l’homme en général, au contraire, une lecture attentive de Sein und Zeit montre bien qu’il est question de l’homme en général, comme il le rappelle lui-même: Citation :
Le traité de l’Etre et temps entreprend, sur le fondement de la question concernant non plus la vérité de l’étant mais la vérité de l’Etre, de déterminer l’essence de l’homme à partir de son rapport à l’être et rien qu’à partir de ce rapport, laquelle essence de l’homme dans ce traité est définie en un sens rigoureusement délimité en tant qu’être-là. (Heidegger, Nietzsche II, p. 155)
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Ensuite, Faye n’hésite pas affirmer, qu’il faut « considérer, comme il le laissera entendre dans une lettre à Die Zeit de septembre 1953, que le cours de 1935 sur l’Introduction à la métaphysique est tout entier conçu pour conduire l’auditeur jusqu’à l’éloge final de ce qu’il n’hésite pas à nommer « la vérité interne et la grandeur du mouvement » national-socialiste » .(Faye, op. cit., p. 401.) Après une telle affirmation on ne peut qu’être sceptique. Faye nous présente d’abord un Heidegger cherchant stratégiquement, dès avant la sortie de la guerre, à se poser comme opposant au nazisme, pour affirmer par la suite que dès 1953, ce dernier se permet de laisser entendre qu’un de ses cours était « tout entier conçu pour conduire l’auditeur à l’éloge final » du mouvement national-socialiste… que cela soit dit une fois pour toutes, à en croire Faye, Heidegger, en plus de ne pas être un philosophe,n’est pas un stratège très prudent. Soyons sérieux quelques instants, quand Heidegger dit dans sa lettre au Zeit qu’il « est convaincu que le cours supporte de fond en comble les phrases évoquées », il s’agit pour lui de dire, non pas que le cours tout entier vise cet éloge, mais que de telles phrases n’entachent en rien le contenu même de ce cours .(„ … zum anderer bin ich überzeugt, dass die Vorlesung die erwähnte Sätze durchhaus vertragt.“ Heidegger à Die Zeit , 24 septembre 1953.) Par la suite, Faye cite ce passage du cours sur l’Etat, où il est dit « un Etat_il est. En quoi consiste son être ? En ce que la police d’Etat arrête un suspect. » . Pour tout lecteur, une telle citation fait froid dans le dos. On y voit un Heidegger légitimant la Gestapo et l’Etat hitlérien… enfin c’est ce que Faye voudrait nous faire croire, car si l’on se rapporte au texte même du cours on y lit tout autre chose. En fait, cette citation se situe dans un ensemble d’exemples (sur la craie, la motocyclette, le coq de bruyère, l’orage, la montagne, le portail d’une église romane, l’Etat et le tableau de Van Gogh) où Heidegger cherche à montrer à son auditeur que même si nous disons de toutes ces choses qu’elles sont, nous ne sommes pas en mesure de savoir où est leur être. « Tout ce que nous avons nommé est pourtant, et néanmoins, lorsque nous voulons saisir l’être, c’est toujours comme si nous refermions la main sur le vide » D’ailleurs, il nous semble judicieux de citer en entier cet exemple sur l’être de l’Etat pour bien mettre en évidence qu’il ne s’agit en aucun cas pour Heidegger de le légitimer. Citation :
Un Etat_ il est. En quoi consiste son être ? En ceci que la police d’Etat arrête un suspect, ou en ce que, à la chancellerie il y a tant et tant de machines à écrire en action, qui prennent ce que leur dictent des secrétaires d’Etat ? Ou bien est-il dans l’entretien du Führer avec le ministre anglais des Affaires étrangères ? L’Etat est. Mais où se cache l’être ? Se cache-t-il d’ailleurs où que ce soit ? (Heidegger, Introduction à la métaphysique, p. 46)
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Enfin, malgré ce que peut laisser entendre M. Faye, quand Heidegger décide de renoncer au terme d’ontologie, ce n’est pas pour faire de l’histoire, ce n’est pas pour s’occuper de « l’existence historique de l’homme », tout au contraire le propos de Heidegger est de montrer que c’est l’histoire qui doit être pensé dans l’horizon de l’être, loin de confondre « l’existence historique de l’homme et le « nous » du seul peuple germanique réuni sous la Führung hitlérienne » . Comme le laisse entendre Heidegger dans ce même cours : Citation :
si cette situation tenait à ce qui, depuis l’origine, est en marche à travers toute la provenance de l’Occident, à un évènement que tous les yeux de tous les historiens n’arriveront pas à percevoir, et qui pourtant pro-vient autrefois, aujourd’hui et dans l’avenir ? Que diriez vous si les choses étaient telles que l’homme, que les peuples, dans leurs plus grandes affaires et machinations, aient bien une relation à l’étant, et cependant, soient tombés depuis longtemps hors de l’être sans le savoir, et que cela même soit la raison la plus intérieure et la plus puissante de leur décadence ?(Heidegger, Introduction à la métaphysique, p. 48)
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On est loin de trouver dans ce cours une « introduction du nazisme dans la métaphysique », mais bien toujours le même cheminement de la pensée de Heidegger sur ce qu’est la métaphysique. Attardons nous quelques instants sur ce point. Quand Faye nous dit que : Citation :
Cette perversion heideggérienne dans l’usage du mot « métaphysique » atteint un degré tel qu’il va jusqu’à présenter, en juin 1940, la « motorisation de la Wehrmacht » comme « un acte métaphysique » ! C’est pourquoi il est aujourd’hui essentiel de prendre conscience que ce dont nous parle Heidegger sous le nom de « métaphysique » est sans rapport avec la vraie métaphysique ou philosophie première, science des principes et des causes, telle qu’on la voit à l’œuvre chez les philosophes aussi différents qu’Aristote ou Descartes (Faye, p. 407)
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Ce point est extrêmement important, car c’est là que se joue tout le contresens qui guide la lecture de Faye et l’empêche de comprendre ce qu’il cherche à commenter. En effet, Heidegger a conféré un sens particulier au terme de « métaphysique », il entend par là la pensée qui depuis le geste platonicien se fonde, à son insu, sur l’oubli du sens de l’être, pour ne se pré-occuper que de l’étantité de l’étant, bref une pensée qui se fonde sur l’occultation de ce qu’il appelle la différence ontologique, différence entre l’Etre et l’étant. Or, nul ne peut ignorer que depuis Sein und Zeit , sans oublier Qu’est ce que la métaphysique , ou encore, Comment dépasser la métaphysique , Heidegger tente ,avec plus ou moins de réussite, de se départir de cette pensée oublieuse du sens de l'être. Afin de faciliter par la suite la mise en exergue du contresens que la lecture de Faye véhicule, citons ce passage récapitulatif, où Heidegger conclut le chapitre de son Nietzsche II, intitulé « Le nihilisme européen » : Citation :
Depuis le jour où Platon interpréta la propriété d’être de l’étant en tant qu’idea jusqu’à l’époque où Nietzsche détermine l’Etre en tant que valeur, donc tout au long de l’histoire de la métaphysique, l’Etre se voit sauvegardé sans discussion en tant que l’a priori par rapport auquel l’homme se comporte en tant que nature raisonnable. Parce que la relation à l’’Etre pour ainsi dire a disparu dans l’indifférence, la distinction de l’Etre et de l’étant ne saurait non plus devenir problématique [soit »digne de question »] pour la métaphysique. […] La référence à des « idées » et à des « valeurs » et l’établissement de celles-ci constitue l’instrument le plus courant et le plus compréhensible de l’interprétation du monde et de la conduite de la vie. Cette indifférence à l’égard de l’Etre, au sein de la suprême passion pour l’étant témoigne du caractère absolument métaphysique de l’époque. La conséquence essentielle de cet état de choses se montre en ce que les décisions historiales se sont désormais sciemment, volontairement et intégralement transférées hors des districts séparés des anciennes activités de la culture_politique, science, art, société_ dans le domaine de la « conception du monde ». La « conception du monde » est cette structure de la métaphysique moderne qui devient inévitable dès lors que l’achèvement de la métaphysique débute dans l’inconditionnel. […] Cet accouplement de l’idée avec la valeur a fait disparaître dans l’essence de l’idée le caractère de l’Etre et de sa distinction par rapport à l’étant. […] La puissance de la « conception du monde » s’est désormais emparée de l’essence de la métaphysique. Ce qui veut dire : Ce qui est particulier à toute métaphysique, à savoir que la distinction de l’Etre et de l’étant qui la porte, lui demeure par essence et nécessairement indifférente et « sans question », désormais devient ce qui caractérise la métaphysique en tant que « conception du monde ». Ici se trouve la raison de ce que, à partir du moment où l’achèvement de la métaphysique commence, la souveraineté intégrale et inconditionnelle sur l’étant peut enfin se développer sans plus rien qui vienne la déranger ou la confondre. (Heidegger, Nietzsche II, pp. 201-203.)
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On reproche souvent à Heidegger son obscurité. Même s’il est vrai qu’il use, et à dessein, d’une terminologie déroutante à certains égards, ce texte dit clairement ce qu’il en est, pour Heidegger, de la « métaphysique ». On peut ne pas être d’accord avec sa lecture de l’histoire de la philosophie, mais on ne peut lui faire dire le contraire de ce qu’il dit. Cette « métaphysique » que Heidegger met en rapport avec le nihilisme européen, oublieuse du sens de l’Etre, ne peut être présentée comme ce que veut ou préconise Heidegger, tout au contraire. Ce texte nous permet également de mettre en lumière la critique d’Heidegger à propos des « conceptions du monde », n’en déplaise à Faye.
Si la « motorisation de la Wehrmacht » est présentée comme un « acte métaphysique », cela ne revient pas l’approuver, mais à constater et décrire notre époque contemporaine, celle de l’achèvement de la métaphysique, où la métaphysique de la subjectivité devient « subjectivité inconditionnée de la volonté de puissance », époque du déferlement de la Technique visant la domination de la totalité de l’étant . Nous pouvons à présent poursuivre notre lecture.
L’interprétation de Descartes et de la métaphysique lors de l’invasion de la France
Dans ce passage il est question de l’interprétation de Descartes et de sa métaphysique qu’Heidegger propose dans son Nietzsche. Pendant les premières pages, Faye critique cette interprétation de Descartes et entend démontrer qu’elle ne se fonde sur rien. N’étant pas, comme Faye, un spécialiste de Descartes, il n’est pas question pour nous de contester son interprétation. De toute façon, en l’espèce, la question de la « véracité » des interprétations de Heidegger, qu’elles portent sur Aristote ou Descartes, ne concernent pas notre problème . En revanche, Faye en « résumant » le propos de Heidegger va fournir de l’eau à notre moulin: Citation :
Cette conception de «l’histoire de la métaphysique » moderne comme histoire de la subjectivité, où s’égrènent dans une continuité « destinale » implacable les noms de Descartes, Hegel et Nietzsche, a été répétée à l’envi par maints commentateurs depuis la publication du Nietzsche de 1961. Cependant, il ne semble pas que l’on se soit sérieusement demandé comment Heidegger pouvait passer ainsi de la mens cartésienne à la Macht nietzschéenne. Rien ne permet en effet de traduire en termes de puissance l’esprit humain tel qu’il prend conscience de soi dans les Méditations .(Faye, op. cit., p. 435.)
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Admettons, comme le veut Faye, que ce passage de Descartes à Nietzsche ne se fonde sur rien. On peut toutefois remarquer que notre interprète lui-même s’accorde sur le fait qu’Heidegger identifie l’histoire de la métaphysique moderne avec l’histoire de la subjectivité. Or, comme nous l’avons montré précédemment, la « métaphysique », et en particulier cette « métaphysique moderne » reposant sur la subjectivité, est bien ce que Heidegger cherche à dépasser. D’ailleurs, Faye lui-même, au début de son ouvrage, dans les passages où il caricature Sein und Zeit perçoit bien que Heidegger refuse de penser l’homme comme sujet , et même bien plutôt, essaie d’effectuer une percée à travers l’opposition sujet/objet. Il poursuit : Citation :
En outre, si l’on prend en considération les textes supprimés dans le Nietzsche de 1961, on découvre que Heidegger conçoit la subjectivité moderne en un sens radicalement opposé à la philosophie cartésienne. En effet, ce n’est plus à l’esprit et au moi humain qu’il relie la subjectivité : l’attachement au moi n’est écrit-il, qu’une « dégénérescence »(Entartung) de l’être soi-même. Heidegger n’hésite pas à employer à plusieurs reprises, dans ce passage, le terme Entartung qui appartient au vocabulaire racial le plus connoté du nazisme. Ce n’est donc nullement l’être humain dans sa valeur individuelle, mais au contraire le peuple et la nation entendus comme communauté, et donc la Volksgemeinschaft, que Heidegger conçoit sous le nom de « subjectivité »(Faye p.
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Ce passage est particulièrement intéressant. Faye voit bien que quelque chose ne fonctionne pas comme il le voudrait. Heidegger parle de « subjectivité » en renvoyant à des notions (communauté, nation, …) qui semblent en contradiction avec elle. Trop accroché à sa vision d’un Heidegger emprisonné dans son nazisme, il ne peut voir dans un tel rapprochement qu’une tentative de légitimer ses conceptions « nazies » de la Volksgemeinschaft. Dans le monde de Faye, les notions de « subjectivité », de « sujets »…ne peuvent revêtir qu’un sens positif. Comme on va le voir, il s’agit de tout le contraire. Pour Heidegger, qui, répétons le, ne cesse depuis Sein und Zeit de chercher à dépasser cette métaphysique du sujet, qualifier de « subjectivité » les conceptions tournant autour de la Volksgemeinschaft constitue clairement une critique de ces dernières (Et ce cours a été rédigé en 1940, donc bien avant 1942). Notre « lecteur » continue et cite, pensant appuyer son propos : Citation :
Lorsqu’un homme se sacrifie, il ne le peut que pour autant qu’il est entièrement soi-même_ à partir de l’être soi-même et de l’abandon de son individualité. […]
La subjectivité ne peut en aucun cas être déterminée à partir de l’égoïste ni se fonder sur elle. Cependant il nous est difficile de nous ôter de l’oreille la tonalité fausse de « l’individualiste », lorsque nous entendons les mots « sujets » et « subjectifs ».
Néanmoins, il faut inculquer ceci : plus, et plus universellement l’homme en tant qu’humanité historique (peuple, nation), repose sur soi-même, plus l’homme devient « subjectif » au sens métaphysique. L’accent mis sur la communauté (Gemeinschaft) par opposition à l’égoïsme de l’individu n’est pas, métaphysiquement pensé, le dépassement du subjectivisme, mais bien son accomplissement, car l’homme_ non pas l’individu séparé, mais l’homme dans son essence_ entre à présent en piste : tout ce qui est, tout ce qui est mis en œuvre et crée, subi et conquis doit reposer sur lui-même et s’établir sous sa domination. (Faye pp. 435-436.)
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Puis commente: Citation :
Ce passage nous montre comment, à partir du thème national-socialiste de l’Opfer, du sacrifice qui scelle l’appartenance de l’individu à la communauté, et sous couvert de l’attaque habituelle chez les nationaux-socialistes de l’ « égoïsme » supposé de l’individu, Heidegger identifie en 1940, l’accomplissement de la subjectivité moderne à la domination de la Volksgemeinschaft nazie, et celle-ci à l’entrée en scène de l’homme entendu « dans son essence » !
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Le contresens est plus que flagrant. Si en effet Heidegger « identifie » l’accomplissement de la subjectivité moderne à la domination de la Volksgemeinschaft, ce n’est pas pour valoriser, ou reprendre à son compte cette domination, mais pour critiquer ceux (les nationaux-socialistes) qui voulant lutter contre l’ « égoïsme » au travers de la domination de la Volksgemeinschaft, sont loin d’être en mesure de dépasser ce subjectivisme, mais bien plutôt effectuent son accomplissement. Comme le résume assez bien M. Carron ; Citation :
Les deux attitudes, individualisme et totalitarisme, s’engendrent l’une l’autre, puisque le totalitarisme n’est autre que l’individualisme de la personne placée à la tête de l’Etat, et l’individualisme le totalitarisme de toute personne se plaçant à la tête de l’étant ; la politique ne constitue plus une force susceptible d’éviter la conscience nihiliste, mais au contraire favorise cette conscience(M. Carron, Heidegger:Pensée de l’être et origine de la subjectivité, p. 552)
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Un peu plus loin Faye continue sa « lecture », il cite : Citation :
En ces jours nous sommes nous-mêmes les témoins d’une loi mystérieuse de l’histoire, selon laquelle il vient un jour où un peuple n’est plus à la hauteur de la métaphysique surgie de sa propre histoire, et cela à l’instant même où cette métaphysique s’est convertie en l’inconditionnel .
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Puis commente: Citation :
Cela signifie en clair que pour Heidegger, l’invasion de la France par l’armée allemande est un évènement non pas seulement militaire mais « métaphysique », qui révèle aux Allemands_désignés dans ces pages par l’expression wir selbst_ que la France en tant que peuple n’est plus à la hauteur de la métaphysique instituée par Descartes.(p.347)
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Rappelons que ce passage provient encore du chapitre intitulé « le nihilisme européen ». Puisqu’il faut un minimum de précision, notons déjà que Heidegger n’affirme pas que le peuple français n’est plus à la hauteur de la métaphysique de Descartes, mais qu’il n’est plus à la hauteur de cette métaphysique « à l’instant même où cette métaphysique s’est convertie en inconditionnel », c'est-à-dire quand la métaphysique de la subjectivité devient « subjectivité inconditionnée de la volonté de puissance », à savoir justement, le nihilisme européen dans son accomplissement…cette époque de la Technique qui « nécessite » un homme nouveau, capable d’assurer la domination totale de la planète. Il suffit d’ailleurs de citer la suite de ce passage pour voir, et ce sans ambiguïté, où Heidegger veut en venir : Citation :
Maintenant apparaît ce que Nietzsche avait d’ores et déjà reconnu métaphysiquement : que la moderne « économie machinaliste », la calculation machinalisante de toute action et de toute planification sous sa forme absolue exige une humanité neuve qui aille au-delà de ce que l’homme a été jusqu’alors.[…] Il y faut une humanité qui soit foncièrement conforme à l’essence fondamentale singulière de la technique moderne et à sa vérité métaphysique, c'est-à-dire qui se laisse totalement dominer par l’essence de la technique afin de pouvoir de la sorte précisément diriger et utiliser elle-même les différents processus et possibilités techniques (Heidegger, Nietzsche II, pp. 133-134)
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Loin d’être une « légitimation » ou une « apologie », Heidegger se contente, avec l’intercession de Nietzsche, de décrire cette lame de fond qu’est le nihilisme européen se présentant sous la forme de la domination technique. Comment donc ne pas voir, que dès 1940 (et donc bien avant de 1942) Heidegger critique radicalement cette « conception du monde » nationale-socialiste visant la domination et l’exploitation de la totalité de l’étant. Il s’agit enfin, pour nous, de nous interroger sur la véracité de ce que Faye appelle « la légitimation de la sélection raciale ».
La légitimation de la sélection raciale comme « métaphysiquement nécessaire »
Il faut dire que le lecteur de Faye attend ce passage depuis longtemps, son introduction a été soigneusement préparée . Commençant par quelques propos où il continue à développer le contresens dont il est victime à propos du statut de la « métaphysique » dans le cheminement de pensée heideggérien, Faye affirme : Citation :
En 1941-1942, dans son cours rédigé mais finalement non prononcé sur la métaphysique de Nietzsche, il n’hésite pas à présenter le « dressage (Züchtung) des hommes » et le « principe de l’institution d’une sélection de race » (Rassenzuchtung), comme « métaphysiquement nécessaire » (metaphysich notwendig) !
En outre, Heidegger parle à ce propos de « pensée de la race » (Rassengedanke), en soulignant le mot « pensée ». Il élève ainsi la doctrine raciale à la dignité d’une « pensée », en vue de lui conférer une légitimité non plus seulement historique, mais « philosophique ». Dans cette perspective de froide légitimation des fondements mêmes du nazisme, où la « sélection raciale de l’homme » est présentée comme une nécessité « métaphysique »_ ce qui constitue dans quelque sens que l’on prenne la phrase, une perversion inacceptable dans l’usage du mot_, Heidegger nous conduit jusqu’à la destitution de l’être humain, à l’opposé absolu de la philosophie cartésienne de la perfection de l’homme (Faye, p.440)
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Il ne nous semble pas nécessaire d’insister sur ce contresens flagrant…que peut bien vouloir dire « métaphysiquement nécessaire » ? Comme précédemment, à propos de la subjectivité, on voit que dans le monde de Faye, qualifier quelque chose de « métaphysique » revient, inévitablement, à la « légitimer » ou à en faire l’ « apologie ». Il faut remarquer que pas une seule fois dans tout son ouvrage, Faye ne prend la peine de citer dans son intégralité ce passage tant dénoncé. S’il le faisait, le lecteur serait forcé de constater qu’Heidegger continue sa description du nihilisme européen, de cette époque Technique et machinale : Citation :
En tant que l’exploration de tout étant, susceptible d’être exploitée et dirigée, elles (les sciences) fixent l’étant et par leurs fixations elles conditionnent la consistance ainsi assurée à la Volonté de puissance. Or, la sélection de l’homme ne revient pas à une discipline nivelante et paralysante de la sensualité : la sélection consiste à emmagasiner et à purifier les énergies en l’univocité de l’ »automatisme » rigoureusement maîtrisable de tout agir. Là uniquement où l’inconditionnée subjectivité de la Volonté de puissance devient vérité de l’étant en sa totalité, là même le principe (de l’institution) d’une sélection de race, c'est-à-dire non pas une simple formation de race se développant à partir d’elle-même, mais la notion de race, consciente d’elle-même en tant que notion, est possible, soit métaphysiquement nécessaire(Heidegger, Nietzsche II, p. 247)
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On peut donc constater, que c’est seulement quand « l’inconditionnée subjectivité de la volonté de puissance devient vérité de l’étant en sa totalité », que l’institution de la sélection raciale devient « métaphysiquement nécessaire ». Cela ne veut en aucun moment dire qu’une telle institution est susceptible d’être souhaitable ou désirable ; bien au contraire, pour Heidegger, cela ne fait que traduire cette situation dans laquelle l’homme n’est plus en mesure de répondre à l’appel de l’Etre, tout engagé qu’il est dans sa recherche de maîtrise et d’organisation de la totalité de l’étant. Faye poursuit un peu plus loin : Citation :
« Heidegger laisse alors entendre_ce qui sera amplement développé par maints épigones_ que la métaphysique elle-même et la « subjectivité » cartésienne en particulier seraient les véritables responsables du déchaînement planétaire de la technique, les chambres à gaz et les camps d’anéantissement nazis n’étant présentés, dans les conférences de Brême de 1949, que comme une particularité parmi d’autres du « dis-positif » de la technique moderne. C’est là une forme particulièrement grave de négationnisme, qui nie ouvertement la spécificité de la Shoah_ de la « Solution finale »_ et tend à disculper le national-socialisme de sa responsabilité radicale dans l’anéantissement du peuple juif et la destruction de l’être humain à laquelle s’était vouée l’industrie du nazisme (Faye, op. cit., p. 441.)
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Sans partager, loin de là, ce point de vue (peut-on être qualifié de négationniste si l’on ne reconnaît pas l’unicité de la Shoah ?), Heidegger ne cherchant pas à « disculper » les coupables, on peut néanmoins constater que cette critique de la Technique dans les conférences de Brême n’est pas liée à une stratégie de retournement après la défaite de l’Allemagne, car comme nous venons de le voir ce thème était déjà au cœur de toutes ses recherches concernant Nietzsche et son rapport à la métaphysique. Avant de nous attarder sur le soi-disant « négationnisme ontologique »de Heidegger, prenons le temps de prendre connaissance de la lecture qu’il nous propose de Koinon. Dans ces pages, nous verrons se dessiner, à l’insu de notre « interprète », une véritable critique de toute pensée de la race ; conception qui, selon Heidegger, se fonde toujours sur la métaphysique de la subjectivité.
La « pensée de la race » rapportée à l’expérience de l’Etre dans Koinon
Cette partie pousse le ridicule à son comble. Persistant à ne pas comprendre que la métaphysique de la subjectivité est ce que cherche à critiquer Heidegger, il va, tour à tour, citer des bouts de textes qualifiés de monstrueux, d’horribles. Pourtant, et c’est là, sans doute, que le bât blesse, l’ensemble de ces textes constitue une critique radicale des plus cinglante envers toute pensée de l’homme se fondant sur une conception raciale. Citation :
La pensée de la race, cela veut dire que le fait de compter avec la race jaillit de l’expérience de l’être en tant que subjectivité et n’est pas quelque chose de « politique ». Le dressage-de-la-race est une voie de l’affirmation de soi en vue de la domination. Cette pensée vient à la rencontre de l’explication de l’être comme « vie », c'est-à-dire comme « dynamique »(., p. 460. ; Heidegger critique déjà toute conception de l’Etre comme « vie » dans Etre et temps, §10. Lire également l’excellente étude de Didier Franck, Heidegger et le problème de l’espace, Minuit, Paris, 1986 ; où ce dernier, en cherchant à répondre de l’inachèvement de Sein und Zeit développe une très belle critique des rapports entre vie, incarnation et métaphysique.)
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Citation :
Le soin de la race est une mesure conforme à la puissance. C’est pourquoi on peut tantôt le mettre en œuvre et tantôt le négliger. Son maniement et sa promulgation dépendent à chaque fois de la situation de domination et de puissance. Il ne s’agit en aucune façon d’un « idéal » en soi, car il devrait alors conduire à renoncer aux prétentions de puissance, et pratiquer le laisser-valoir de toute disposition « biologique ».
C’est pourquoi, toute doctrine de la race comporte à strictement parler, d’emblée, la pensée d’une prééminence raciale. La prééminence se fonde diversement, mais toujours sur des choses que la « race » a réalisées, réalisations qui sont subordonnées aux critères de la « culture » et autres choses semblables. Mais qu’en est-il lorsque celle-ci, considérée du point de vue restreint de la pensée de la race, n’est plus que le produit de la race ? (Le cercle de la subjectivité.) Ici apparaît au premier plan le cercle oublieux de lui-même de toute subjectivité, qui ne contient pas une détermination métaphysique du moi, mais de l’essence humaine toute entière dans sa relation à l’étant et à soi-même. Le fondement métaphysique de la pensée de la raciale n’est pas le biologisme, mais la subjectivité (à penser métaphysiquement) de tout être de quelque chose d’étant (la portée du dépassement de l’essence de la métaphysique des Temps modernes plus particulièrement). (Pensée trop grossière de toutes les réfutations du biologisme ; donc en vain).
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Ce que dit Heidegger est primordial, on peut, comme nous l’avons déjà dit, ne pas partager son interprétation, mais on ne peut pas en faire un apologiste de la « pensée de la race ». Au contraire, Heidegger tente de montrer, qu’une telle « pensée » se fondant sur la subjectivité, ne peut se voir réfuter, par la seule critique du biologisme. D’ailleurs, il est assez troublant que dans un moment de lucidité et d’effroi, Faye semble entrevoir quelque peu ce que veut dire Heidegger ; Citation :
Ce qui est monstrueux dans la thèse de Heidegger, c’est qu’il fait du racisme l’expression ultime de la « métaphysique »(Faye p.462)
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Faye ne s’arrête pas là, et après quelques remarques filant son contresens sur le sens de la « métaphysique », il finit par citer ces « textes insensés et pervers » ; textes qui constituent, à bien des égards, une critique du national-socialisme : Citation :
Ce n’est qu’ainsi que l’entrée dans le combat pour la possession de la puissance mondiale reçoit sa portée et son acuité, car cette visée également est un moyen qui est mis sur la voie par la poussée en avant de la puissance. Ces types d’objectifs, tout comme les modalités de leur promulgation et de leur inculcation, sont indispensables dans les combats pour la puissance mondiale ; car la défense des biens « spirituels » de l’humanité, et la sauvegarde de la « substance corporelle » des nationalités doivent partout être retenues comme des tâches à nouveau là où l’étant est dominé de part en part par la structuration fondamentale de la « métaphysique », conformément à laquelle cette réalisation a besoin de la force vitale spirituelle et corporelle tout entière. Mais cette structuration de la métaphysique est le fondement historique du fait que, par-dessus l’explication de l’être comme réalité et efficacité, c’est finalement l’essence de l’être comme puissance qui s’impose au premier plan. Ces visées sont métaphysiquement nécessaires, elles ne sont pas imaginées et mises en avant comme des choses et des « intérêts » fortuitement souhaitables.(., p. 464-465)
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Inutile de revenir sur cette critique de la métaphysique de la « subjectivité inconditionnée de la Volonté de puissance », où « c’est finalement l’essence de l’être comme puissance qui s’impose au premier plan ». Les remarques de Heidegger ne sauraient être plus claires, et nous permettent de constater la continuité de son questionnement. Il est enfin temps de nous attaquer au fameux « négationnisme ontologique » de Heidegger.
Du révisionnisme de la réponse à Marcuse au négationnisme ontologique des Conférences de Brême
Faye commence par reprocher à Heidegger sa « réponse », ou plutôt son silence à propos de son engagement dans le nazisme, et de l’extermination des juifs. Il est certain que qualifier son engagement d’ « erreur » n’est pas le genre de réponse que nous, à l’instar de Marcuse ou de Faye, souhaiterions entendre. Mais, nous ne pensons pas non plus en mesure de juger ce qu’un homme, en son âme et conscience, considère être la réponse la plus judicieuse. Attardons nous plutôt sur ceci : Citation :
En effet, après 1945, Heidegger, comme nous allons voir, abandonne tout ce qui fonde humainement la philosophie (Faye p. 490)
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Ce qui choque tant Faye est un passage de la conférence de 1949 intitulée Das Gestell (le Dispositif), qui a été supprimé par Heidegger dans sa première édition en 1962. Citons, d’un seul coup, ce passage, et le commentaire qui en est donné ; Citation :
Dans la même énumération, Heidegger se livre à des comparaisons insoutenables :
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Citation :
L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée, dans son essence la même chose (das Selbe) que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’anéantissement, la même chose (das Selbe) que le blocus et la réduction de pays à la famine, la même chose (das Selbe) que la fabrication de bombes à hydrogène.
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Citation :
En prononçant une telle phrase, Heidegger s’exclut lui-même de la philosophie et montre qu’il a perdu tout sens humain. Après avoir exalté, dans ses cours, la motorisation de la Wehrmacht comme « acte métaphysique »_et l’on sait que les premiers gazages eurent lieu dans des camions_, il se sert maintenant du caractère planétaire de la technique moderne pour nier la spécificité irréductible du génocide nazi et l’associer à l’une des manifestations les plus banalisée de la technicisation de l’existence, à savoir la transformation de l’agriculture en industrie d’alimentation motorisée.(Faye p490-491)
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Nous tenons là un gros morceau. Que dire ? Déjà, il faut remarquer qu’Heidegger ne dit en aucun cas que l’industrialisation de la production alimentaire et les camps d’exterminations sont « la même chose ». En allemand, « la même chose » se dit dasselbe. Or ce que nous devons préciser c’est que Heidegger prend soin d’user d’une formule spécifique das Selbe . Que cherche donc à nous dire Heidegger ? Il se contente de décrire ce qui constitue une ignominie, à savoir, qu’en effet il s’agissait dans ces camps d’exterminations d’une production de cadavres, et c’est bien là que se situe l’ignoble, comme l’on entend produire des bombes ou quoique ce soit d’autre. Ne nous trompons pas, ce qui est horrible ce n’est pas le propos de Heidegger sur les camps d’exterminations, mais bien ce qui s’est passé dans ces camps. Le propos de Heidegger ne cherche en aucun cas à « banaliser », au contraire, il met en lumière la singularité dans tel évènement. C’est à peu près la même erreur que commet Faye, à propos de ce passage tiré de la conférence intitulé Die Gefahr (Le Danger):
La suite après le message de Rashaan Message édité par alcyon36 le 10-01-2009 à 14:48:03 ---------------
"la pensée de l'être est le souci porté à l'usage de la langue" Heidegger
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