le vicaire a écrit :
J'apprécie vos questions et vos démonstrations mais je ne crois pas confondre. Le velléitaire ne veut rien, il dit qu'il veut mais n'agit pas et donc ne met pas en action son vouloir. Le volontaire agit mais il peut agir mal parce que s'il est effectivement agi par une volonté libre il peut aussi se tromper gravement même aveuglément. Je pense au fanatisme en particulier. Je ne confonds pas non plus désir et appétit selon Spinoza. A mon sens la fonction désirante ne peut réellement se traduire dans l'existence sans une volonté libre, une critique de notre connaissance, de nos facultés et une méthode.
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Au départ de l'argumentation, je pense que nous sommes assez d'accord. Mais je pense aussi qu'il faut aller plus loin pour respecter la vraie nature du désir afin d'échapper au kantisme. Je m'explique. Comme vous le dites, il faut distinguer la volonté du désir. Si tout désir, comme toute volonté, procède d’un manque (je désire ou veux seulement ce qui me fait défaut), néanmoins, ils diffèrent profondément. Le désir est simplement la tension vers un objet que j’imagine source de ma satisfaction : désir de fortune, de santé, d’amour, etc... Il s’agit d’un mouvement involontaire qui s’associe à l’ignorance de la fin réelle et des moyens pour y parvenir. Le désir va droit à l’objet, sans mesurer, ni les efforts requis pour l’atteindre, ni les conséquences (parfois désagréables) de l’acte. A la différence du souhait, proche de l’aspiration ou de l’envie, qui est passif et indécis et n’est suivi d’aucune action réelle vers un but, le désir est une tendance qui peut avoir un tel degré d’intensité qu’elle emporte avec elle toutes les hésitations et pousse à des actions parfois extrêmes (les crimes passionnels). Ainsi, bien que le désir soit un mouvement spontané mais conscient vers une fin, il lui manque toujours la conscience de sa propre efficacité et la représentation des moyens par lesquels parvenir à cette fin. Le désir en reste au niveau de l’immédiateté et n’implique pas la maîtrise de soi : au sein d’un même individu, les tendances se contredisent car le désir ne sait pas les coordonner d’après une fin clairement délimitée, provoquant ainsi échec, déception et souffrance. C’est pourquoi, le désir a besoin de la volonté : c’est la volonté qui permet au désir d’atteindre son but. Le désir, mouvement involontaire de ma conscience, est à la racine de mes actes volontaires : il en est le moteur profond. Mais si le désir concerne le but, la volonté, elle, concerne les moyens de l’atteindre. Le désir est simplement la tension vers un but qui n’intègre ni l’obstacle ni la médiation, tandis que la volonté est un mouvement réfléchi par lequel j’organise rationnellement des moyens en vue d’une fin. Par exemple, vouloir effectivement réussir à un examen, ne consiste pas seulement à le désirer. Ou plutôt, désirer, au sens de la conscience réfléchie, c’est vouloir réaliser son désir en organisant les moyens permettant de parvenir à la fin poursuivie. La volonté qualifie ici une conduite qui associe fin consciente et moyens adaptés : elle suppose un acte d’intelligence, un jugement faisant la synthèse des difficultés attendues ou probables et des solutions envisageables. La volonté n’hésite pas à élaborer des stratégies complexes pour se donner toutes les chances de réussir. Ainsi, seul un désir qui devient volonté, c’est-à-dire qui est clairement représenté et maîtrisé rationnellement, peut cesser d’être une simple velléité et exister en tant que projet réel, susceptible d’atteindre son but et d’apporter la satisfaction. Cependant, ce à quoi la volonté s’attache ici n’est pas exactement l’objet du désir. Psychologiquement, en effet, la volonté n’est rien d’autre que la décision qui succède à une délibération de la raison. Or, si l’acte volontaire trouve sa raison d’être dans les motifs, c’est-à-dire dans l’ensemble des considérations rationnelles qui le justifient (jusqu’à accepter de payer le prix qu’il faut pour atteindre son but), en revanche le désir est la manifestation de causes souterraines et crépusculaires, étrangères aux règles ordinaires de la raison théorique ou pratique (morale). Le désir relève de l’imagination et de l’affectivité, qui sont des pouvoirs de création qui dépassent les conditions et les limites fixées par la raison dans tous les domaines. C’est pourquoi, à la différence de la volonté, qui accepte de passer par un itinéraire ingrat, désagréable et pénible, le désir nie les obstacles, refuse les compromis, rejette toutes les médiations. Ce que veut une volonté éclairée par la raison ne coïncide donc pas avec l’objet du désir. C’est en cela que repose la différence entre le besoin et le désir : alors que le besoin est fini (son origine est naturelle et c’est pourquoi la satisfaction y met fin, du moins provisoirement), le désir est infini (de nature métaphysique) et aucune satisfaction ne saurait le combler : le désir est toujours inquiet. C’est ce que veut montrer Epicure dans sa Lettre à Ménécée. En effet, désir et besoin traduisent un manque, mais le besoin est un manque matériel, il est d’essence physique, il concerne ce que le corps devrait avoir. Et c’est pourquoi, il tend à se dissoudre. C’est ce mouvement auto-négateur du besoin (ou désir naturel), qu’Epicure retient du modèle aristotélicien du mouvement naturel (qui par essence tend au repos). Ce mouvement auto-négateur trouve trois modes d’expression : en physique (le mouvement naturel, par opposition au mouvement forcé, a pour fin le repos puisque le repos est l’état naturel de tous les corps, ou du moins de ceux qui se trouvent dans leur lieu propre) ; en métaphysique (tant qu’une chose contient encore du devenir, c’est qu’elle renferme une puissance qui signale qu’elle n’est pas encore pleinement elle-même) ; en éthique et en politique (nous faisons la guerre en vue de la paix : le désir tend vers sa satisfaction comme vers sa fin, le bonheur est une auto-suffisance comme autarcie). Contrairement au désir naturel, qui est un besoin, le désir vain manifeste constamment le symptôme de l’inquiétude : le désir est une course effrénée vers un objet qui recule sans cesse. Le "malade" du désir ne manque pas réellement d’un objet, mais c’est le manque lui-même qui suscite son objet. Pour Epicure, il y a certes deux types de désirs vains : ceux qui illimitent un besoin naturellement limité (faim, soif, désir sexuel) ; et ceux qui sont naturellement illimités (désir d’immortalité, de puissance, de richesse, toutes choses qui par essence ne sont pas dotées d’un maximum). Mais que des désirs vains soient dérivés de désir naturels fondamentalement bons, ne change rien au fait que l’inquiétude présent en eux ne conserve du désir que sa négativité : le désir illimité est désir du seul désir et repousse ainsi l’objet auquel il tend, alors que le désir naturel, c’est-à-dire le besoin, ne tend que vers son terme et son but, qui est aussi son achèvement. Ainsi, l’éthique épicurienne fonde une opposition entre le plaisir catasthématique, plaisir reconduit en lui-même, désir pur (limité, finalisé) qui est un besoin, c’est-à-dire un manque éprouvé par un corps qui cherche à se maintenir dans l’équilibre, et le désir illimité, dont le schème est le désir d’immortalité, désir d’un futur comme éternellement futur et non comme présent possédé, c’est-à-dire finalement désir du désir lui-même (c’est le mauvais infini, opposé au désir positif d’immortalité du Banquet de Platon où l’être-éternel est un objet désirable). Il est donc juste de dire que le désir concerne la dimension métaphysique de notre existence. Le désir est la tendance par laquelle l’homme se sépare de la nature et de tout ce qu’elle nous impose comme nécessaire à la vie, c’est-à-dire justement les besoins, pour viser certes quelque chose d’absent, de manquant, mais de beaucoup plus fondamental que "l’avoir". Le désir arrache l’homme à sa nature biologique : loin de viser ce qui est vital, le désir vise le "superflu" (nous ne voulons pas manger mais bien manger - le repas n’est pas simple réplétion animale, c’est-à-dire le fait de "se remplir l’estomac" -, en bonne compagnie, etc...). Dans le désir, l’homme se donne un objet dont il n’a nul besoin, parce qu’absent et imaginaire et par lequel il produit et invente son humanité. C’est, par exemple, ce que nous montre la réalité du travail humain : si le travail, comme fait de culture, est l’activité par laquelle l’homme modifie les processus naturels pour en tirer profit, lui permettant ainsi d’entretenir sa vie, d’assurer sa subsistance, rien ne dit pourtant qu’une telle tendance à transformer la nature ait été un "programme" inné en l’homme. Il nous faut écouter la leçon de Rousseau lorsque celui-ci montre, dans le Discours sur l’inégalité, comment l’homme, en transformant son rapport au milieu pour survivre, se modifie au passage lui-même, s’améliore, développe ses capacités, son intelligence et son habileté, au point que l’on peut dire que c’est en travaillant que l’homme construit sa propre humanité. Loin que le travail soit une disposition naturelle en l’homme, comme un besoin de travailler, il est au contraire un moyen de satisfaire des besoins et en ce sens il est pour l’homme la culture de sa propre nature ; une nature essentiellement paradoxale : c’est en travaillant que l’homme acquiert ce qui le définit en propre comme un homme : la raison. Dèslors, comme le montre Hanna Arendt (à la suite de Nietzsche), à partir de son labeur (animal laborans), dont l’origine est le besoin, l’homme accède à ses « œuvres » et devient homo faber, créateur de lui-même dans la civilisation : le travail quitte la sphère technico-économico-sociale, cette infrastructure matérielle des sociétés qui répond, croit-on, à une nécessité vitale, pour devenir quelque chose d’opératoire en général, un travail de soi sur soi, ainsi que le montre Spinoza dans son Traité de la réforme de l’entendement au §. 30 (la poiesis n’est pas sans pensée, participe d’elle, ce qui revient à dire que travail et pensée, travail et esprit ne sont pas étranger l’un à l’autre) ou Hegel dans la Phénoménologie de l’Esprit (le travail forme, c’est-à-dire qu’il éduque et en cela participe au processus d’éducation de l’humanité). S’il dépend au départ du besoin, le travail ne peut se suffire à lui-même parce qu’il relève aussi du désir de l’homme d’inventer sa propre humanité et de former son existence selon un sens qu’il choisit : comme Aristote considérait le travail comme une servitude qui ne pouvait convenir aux hommes libres mais seulement aux esclaves, on peut dire de même que la part spécifiquement humaine en l’homme réside dans sa réalisation rationnelle et spirituelle, dans le développement de sa raison dans des activités politiques, morales et philosophiques. Comme désir, le travail devient Esprit sous toutes ses formes culturelles : l’art, la science, les techniques, les mœurs, les coutumes, les croyances, etc... En ce sens, je le répète, rien ne dit que le bonheur soit "absence de trouble", comme le préconise l’épicurisme !