Citation :
Je suis étudiante en philosophie, et je voulais savoir ce que pensait en général les gens de cette matière. Quand je dis que je suis en philo, on me regarde avec des yeux l'air de dire que je suis folle. Mais pourquoi la philosophie est-elle aussi détestée alors que c'est passionnant !!!
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Rassure toi Anncha, nous sommes tous passé par là ! Si tu vas jusqu'au bout de tes études, c'est que l'exercice philosophique était bien pour toi un mode d'être (non l'effet accidentel et passager de circonstances extérieures), une exigence profonde, signe de ta différence. Assume là dès maintenant, avec orgueil et fierté, elle t'apportera une joie sans limite car elle te rendra plus lucide, ouverte, disponible. La philosophie ne rend pas plus savant... elle fait de nous des humains à part entière : en cultivant ses vertus (étonnement devant les faits, rigueur de l'analyse conceptuelle, nécessité de penser l'universel, de développer sa pensée de manière systématique...), tu pourras fondamentalement te révéler à toi-même ! A l'intelligence désincarnée et manipulatrice du scientifique spécialisé, objectif, détaché de sa propre humanité, la philosophie oppose la pensée réfléchie de l'homme profondément engagé dans le milieu humain où il est appelé à vivre et jouer son rôle et qui, de fait, s'interroge sur lui-même, sur le monde et sur les problèmes posés par sa situation dans ce monde. Philosopher, c'est s'orienter dans la pensée c'est-à-dire se mettre soi-même en question. Mais c'est aussi privilégier un mode de penser et poser un certain type de question. Car la philosophie ne consiste pas seulement à penser par concepts (la science se fonde précisément sur cette capacité), mais à percevoir la signification générale de l'expérience concrète ; elle est l'affirmation de la capacité humaine de passer du singulier à l'universel. La pensée philosophique n?est donc pas la totalité du savoir (c'est le privilège de la science), mais elle constitue plutôt un savoir sur la totalité ; elle n'est pas la science de tout mais la science du tout. Or, dans cet effort vers l'universalité, l'homme-philosophe se retrouve. Son élévation vers les hauteurs de la pensée abstraite et générale est la condition d'une compréhension plus juste de son existence concrète et singulière : rechercher l'essence de l?homme, le caractère universel de la nature humaine, s?interroger sur les valeurs et les fins qui permettent de définir l?humain, c?est d?abord, pour l?homme-philosophe, ressaisir sa propre vérité intérieure. S'oublier dans la saisie purement intelligible d'une vérité universelle qui s'impose par son évidence, c'est se séparer de soi, c'est-à-dire nier sa subjectivité unilatérale et improductive, pour mieux se retrouver soi-même comme subjectivité devenue, comme expression vivante de cet universel-singulier qu'est la pensée consciente d'elle-même, présente à elle-même, comme forme universelle, dans chacun de ses contenus particuliers (on voit par-là que la science, en tant précisément qu?elle se veut une activité consciente de ses objectifs et de ses résultats, ne contredit pas cette logique de la conscience de soi : dans chacune des découvertes spécialisées se trouve la possibilité pour le sujet de se découvrir lui-même comme source universelle de vérité, comme pouvoir de connaître, comme forme intemporelle, s'actualisant dans l'histoire selon les modalités du temps).
Cela dit, il est possible d'expliquer les raisons du dénigrement de la philosophie. Tout tient en un mot : réflexion ! En effet, en tant que réflexion sur la condition humaine, la philosophie est une activité totalement désintéressée qui trouve sa signification beaucoup plus dans les questions que le philosophe est amené à poser que dans ses réponses éventuelles. Son rejet par les hommes provient alors de la nécessité de pratiquer un doute universel et méthodique c'est-à-dire de rejeter les croyances toutes faites, d'élucider les multiples illusions qui transforment notre pouvoir d'agir (notre libre-arbitre) en aveuglement et impuissance. Car, en général, les individus veulent croire sans douter. C'est ce qu'illustre fort bien l'allégorie de la caverne chez Platon. Alors que la méthode dialectique, en particulier dans le dialogue bien conduit, a pour but, non pas d?apprendre un savoir, mais de faire prendre conscience qu?on ne sait pas, provoquant ainsi le désir d?apprendre, l'attitude commune consiste au contraire à adhérer à des représentations sans les questionner (ce qu'on appelle l'opinion !). En effet, la réalité première est la réalité concrète de l'homme en situation cherchant, par la conscience, à maîtriser son rapport au monde, à se le représenter afin de donner un sens à son existence. Or, cette quête d?un sens prend d'abord la forme d?une entreprise de justification de ce qui est c'est-à-dire des pesanteurs et des limites qui nous font souffrir. La condition première de l'homme en situation est celle d'une aliénation idéologique : Au lieu d'offrir les moyens d?une réappropriation critique et objective de ce qui nous entoure et nous détermine, nos représentations ne servent qu?à masquer, à cacher le sens véritable de la réalité vécue, à rendre acceptable, admissible, ce qui autrement rendrait l'existence insupportable. En s'opposant à l'illusion d'un pouvoir absolu de la volonté (ce qu'on appelle le libre-arbitre), capable de se déterminer par elle-même indépendamment de toute raison déterminante, en considérant la volonté d?abord comme passion (elle exprime l'extériorité) et non comme action (pure causalité), en privilégiant de ce fait une démarche réflexive dont la fonction est de problématiser les représentations ordinaires, de réélaborer de manière critique les cadres psychologiques et affectifs de notre existence, les valeurs idéologiques transformées en dogmes ou en traditions, la philosophie ne peut donc que s'attirer les foudres de la communauté des hommes qui ne voit en elle, au mieux, qu'une discipline iconoclaste incapable de servir les désirs des hommes. En tant que réflexion, la philosophie au contraire est une source de souffrance ; comme le montre Platon dans le mythe de la caverne, elle puise dans la douleur de l'homme qui a le courage de se détourner de l'obscurité rassurante ou se déroule son existence, pour s'orienter vers la lumière éclatante du soleil de la connaissance, le moteur de la recherche et de l'étude. Contrairement à la science dont la réussite et le succès proviennent de ses résultats positifs, mais dont le bruit triomphant couvre aussi les soupirs et les plaintes du sujet métaphysique et moral, ne laissant apparent que l'homme tranquille et confiant en l'avenir, la réflexion philosophique est essentiellement une activité de nettoyage critique de l'esprit dont le sujet ne peut tirer qu?un sentiment de malaise, d?embarras (aporia). Cette étape de " détachement " (lysis), d?affranchissement par rapport au passé, qui cependant nous tourne du côté qu?il faut et nous pousse en avant, exige donc des prédispositions naturelles, pas seulement intellectuelles, mais aussi morales : avoir la force de résister à toutes les séductions, à toutes les fatigues, à toutes les craintes. Telle est l'exemple que nous donne Platon dans le Ménon. Ménon éprouve pour la première fois cette incertitude angoissée devant la conscience de l?opposition entre ce qu'il croyait savoir et ce qu?en réalité il ignore. Son esprit se sent alors paralysé, engourdi, par la perplexité et le doute concernant son illusion de savoir. C?est pourquoi Ménon ne peut profiter de son propre embarras ; car au lieu de faire face et d'assumer son ignorance, il prétend être libre d?aller où bon lui semble et d?adhérer à des vérités qui lui sont familières plutôt que de rechercher la vérité. De même, dans le Théétète, Platon compare le désarroi de l'esprit, au moment où il s'aperçoit que quelque chose germe en lui, aux douleurs de l'enfantement. L'homme lâche ou intéressé, l'homme dont les qualités naturelles ont été corrompues par les conditions extérieures, principalement sociales, a donc mille raisons de ne pas pratiquer la réflexion philosophique. On ne reproche d'ailleurs pas seulement à la philosophie son absence d?intérêt pratique mais aussi une radicale inutilité du point de vue théorique. L?histoire de la philosophie semble offrir le spectacle d?un cimetière de doctrines qui se succèdent et se détruisent sans apporter de réponse définitive aux questions qu'elles soulèvent. Pire ! Dire de la philosophie, comme nous l'avons fait, quelle est une perpétuelle remise en question et que les problèmes quelle soulève sont plus importants que les réponses qu?elle propose risque de faire effectivement considérer l'histoire de la philosophie si-non comme un cimetière du moins comme un musée. A cause de sa multiplicité ou de sa nature réflexive, la philosophie passe pour une discipline seulement capable de s'intéresser à des problèmes insolubles, contrairement à la science qui progresse en apportant des réponses efficaces. Du point de vue théorique elle apparaît donc totalement inutile. N?est-elle pas semblable au vain travail de Sisyphe condamné par les dieux à hisser sur une montagne un rocher qui lui échappait sans cesse ? C'est une mince consolation de dire, comme Roger Caillois : " Il n?y a pas de travail inutile : Sisyphe se faisait les muscles. " L'homme préfère toujours exercer son corps et son esprit sur des travaux dont le sens lui est clair. S'il n'y a pas de progrès philosophique, à quoi bon philosopher ? Et s'il y a un progrès philosophique, en quoi consiste-t-il ? Si l'on affirme maintenant que la philosophie consiste en une réflexion personnelle, laquelle exigerait un engagement dont le sens ne saurait être remis en question par le progrès scientifique, un nouvel argument surgit alors pour reprocher à la réflexion sa subjectivité. A l'objectivité de la science qui établit des relations s'imposant nécessairement à l'esprit de tous, on oppose la subjectivité des systèmes philosophiques, en tant que constructions arbitraires reflétant simplement l?opinion personnelle d?un auteur. Cette subjectivité de la philosophie explique le dédain pour l'enseignement rigoureux et approfondi qu'elle propose, puisqu'on peut alors considérer que toutes les questions philosophiques ne possèdent que des réponses individuelles, personnelles et privées.
Cependant, aucun de ces arguments ne sauraient venir à bout d?une activité qui trouve toujours en elle-même sa raison d?être et sa justification.
En effet, l'argument de constatation selon lequel la majorité des hommes ne pratique pas la philosophie parce que celle-ci serait inutile, est d?une valeur bien médiocre. Le consensus ne peut servir d?argument valable contre la philosophie car les erreurs sont aussi collectives. Se sont même celles qui sont le plus difficile à déraciner précisément parce qu?elles sont pour l'individu le moyen de s'intégrer dans le milieu social, de se retrouver en situation. Si le rejet de la philosophie émane d'un jugement collectif, souvent pour des raisons politiques, la conscience individuelle, prédisposée comme nous l'avons vu à fuir la tâche courageuse de réfléchir le monde, ne peut que s'y complaire. L'hostilité à l'égard de la philosophie n'a rien de théorique et d'idéaliste : elle ne répond pas, comme dans la critique marxiste, à la dénonciation des idéologies, ni comme chez Nietzsche, à une généalogie des principes moraux, mais à une volonté de maîtriser les libertés individuelles, de dominer le social dans ses effets, pervers pour la finalité et l'ambition des pouvoirs, d'élévation vers des idéaux d?égalité et de justice. Par ailleurs, la philosophie n?est pas la seule discipline à être rejetée par la majorité des hommes. Le nombre ici ne fait rien à l'affaire. La grande masse des hommes ne s'intéresse pas plus à la philosophie qu'à la science ou à la littérature. Cela prouve uniquement qu?un grand effort d'éducation reste à accomplir. La philosophie est sans doute d'un abord difficile, mais la majorité des hommes n'est nullement indifférente aux thèmes de la réflexion qu'elle propose. Tout homme au contraire est intéressé, concerné, par les questions qu'elle soulève puisque celles-ci convergent toutes vers l'homme lui-même et les grands problèmes humains. On retrouve ici les trois grandes questions dont Kant disait qu'elles représentaient l'ensemble du programme de la philosophie : " Que pouvons nous connaître ? Que devons nous faire ? Que pouvons nous espérer ? " Ces questions répondent aux préoccupations de tout homme, philosophe ou non. Elles n'émanent pas d'un besoin du coeur (la philosophie serait fille du sentiment), puisque dans ce cas l'échec historique de la Métaphysique comme science, les aurait depuis longtemps fait disparaître. Ces questions émanent d'un besoin de la raison humaine. Elles ne relèvent pas du contenu spécifique des grands systèmes philosophiques, mais d?un besoin irréductible de la raison dont nous pouvons voir les effets dans les questions parfois surprenantes des enfants, au moment ou leur quête d'absolu commence à s'éveiller et avant que des préoccupations plus ordinaires ne s'imposent et les fassent disparaître. L'origine de l'homme, son destin, le pourquoi de son existence, le problème du mal, la coexistence de l'ordre et du désordre, la raison d'être de l'ordre du monde (pourquoi y a-t-il des lois scientifiques et pourquoi sont-elles ce quelles sont et non pas autres ?), le sens même de mon être et de l'être en général (pour-quoi suis-je ? pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?), telles sont les grandes questions qui définissent les inévitables inquiétudes que l'homme cultive sous le nom de philosophie. La philosophie, de ce point de vue, est donc nécessaire puisqu'elle permet, en thématisant ces questions, de renvoyer tout homme à son propre questionnement intérieur. De manière plus terre-à-terre, il apparaît également que les hommes ont des raisons vitales de s'intéresser à la politique. Or toute éducation politique s'appuie sur une philosophie plus ou moins explicite (par exemple la politique marxiste s'appuie sur le matérialisme dialectique). Aujourd'hui et plus que jamais, la philosophie est un besoin dont nous constatons l'existence. Ce besoin dépasse l'étonnement ou le séculaire désir de connaître que maintes disciplines peuvent satisfaires. Au contraire, il est en grande partie issu des questions auxquelles ces disciplines ne peuvent répondre. Le besoin philosophique se manifeste " en laissant libre cours aux interrogations que l'homme porte en lui et que l'envoûtement par les techniques et la crainte de nouvelles mystifications idéologiques l'empêchent d'exprimer. " Ainsi la philosophie est plus que jamais nécessaire puisqu?elle exprime " ce besoin irrépressible que la technicisation de l'existence a purifié et exaspéré au lieu d'abolir " (Cf. Fougeyrollas, La philosophie en question). Certes, l?exercice philosophie surtout sous sa forme systématique, demeure pour beaucoup impraticable, inaccessible. Mais cette difficulté existe surtout parce que la réflexion exige une activité de l'esprit qui s'oppose à l'acceptation passive des évidences. De ce point de vue, la philosophie répond à l'accusation d?être une forme de culture purement historique c'est-à-dire sans cesse dépassée par l?évolution de la réalité. En effet, dire de la philosophie qu?elle est inutile parce que son histoire est comparable à un musée présentant des doctrines périmées, c'est oublier que la philosophie est d'abord un parcours. Cela signifie que chacun doit tenter de résoudre pour lui-même les grandes questions qui intéressent le destin de l'homme en général. Mais une telle démarche n'est possible que si l'on prend la peine d'étudier les concepts intemporels dont chacune des grandes philosophies du passé est porteuse, afin de pouvoir confronter l?expérience singulière que l?on vit dans l'immédiateté et la relativité unilatérale du moment, à l'expérience fondamentale des essences, de ce qui échappe aux fluctuations de la subjectivité, à la succession anarchique des contraires. Il ne s'agit pas d'adopter telle ou telle grande philosophie mais, en s'aidant des philosophies existantes, de s'entraîner à construire sa propre philosophie. Apprendre à philosopher c'est adopter pour devise cette phrase de Kant : " jusqu'ici, il n?y a pas de philosophie qu'on puisse apprendre, car où est-elle ? Qui l'a en sa possession, et à quels caractères la reconnaître ? On ne peut qu'apprendre à philosopher. " Apprendre à philosopher, c'est ne pas refuser d?examiner un problème sous prétexte qu'il est insoluble tant qu'on a pas déterminé par soi-même ce qu'il est convenu d'appeler la solution d'un problème. En ce sens, le service suprême de la philosophie, c'est de faire du philosophe un homme qui n?a pas peur de penser, c?est-à-dire de conquérir sa liberté. Ainsi, si on ne peut parler d'un progrès philosophique au sens ou l'on parle du progrès des sciences (accumulation des connaissances, création de nouvelles lois, précision des mesures, etc...), le progrès philosophique existe néanmoins. Il consiste dans le renouvellement, dans la réactualisation des grandes questions philosophiques, sous l'effet d?une pensée qui se cherche elle-même, qui commence absolument à chaque fois qu'elle recommence l'étude d'une philosophie. On ne peut donc nier qu?il y ait des réponses, historiquement et philosophiquement déterminées. Mais ces réponses ne sont jamais données comme un savoir que l?on puisse apprendre, mais au contraire comme une occasion de questionner et de discuter c?est-à-dire comme le point de départ d?une pensée personnelle. Les questions manifestent finalement le caractère proprement philosophique de l?histoire de la philosophie, contre le point de vue simplement historique. La philosophie, en effet, n'a pas d?histoire parce que, comme le précise très justement Hegel, l'histoire des idées philosophiques n?est pas une véritable histoire. Certes, la critique des apparences trompeuses dans le mythe de la caverne chez Platon, le cogito chez Descartes, la problématisation de la raison et de l'expérience chez Kant, appartiennent à des moments distincts du développement historique et, comme tels, ne nous concernent pas directement. Mais, au-delà de l'aspect proprement historique, voire idéologique ou contingent, par lequel chaque philosophie est l?expression spontanée de la conscience de son temps, demeure l'aspect proprement philosophique et substantiel, celui par lequel chacune d'elle contient des principes qui n'ont rien d?éphémères puisqu?elles sont des acquisitions de la pensée et font donc partie intégrante de son exercice actuel. Ainsi, non seulement la diversité des philosophies n?est pas un argument contre la philosophie mais, de plus, c'est dans l'histoire de la philosophie que l'esprit philosophique peut se développer puisque dans cette histoire se sont ses propres déterminations logiques que l?esprit retrouve. Le progrès philosophique prend donc la forme d'une réflexion de l'esprit en lui-même, d'une prise de conscience des moments successifs de son développement dans le temps ; l'esprit humain est le vecteur d?une conscience universelle chaque fois plus précise et plus étendue. L'histoire est donc une histoire vivante qui ne se vit jamais au passé mais au présent. La nécessité de la philosophie vient de là : dans l'histoire de la philosophie le sujet singulier se découvre comme raison universelle incarnée selon les multiples et diverses modalités du temps. La philosophie est éternellement jeune puisqu?elle n?est rien d?autre que la manière qu?a le passé de vivre dans le présent, de participer activement à la juste compréhension de ce présent et au mûrissement de l'avenir. Du coup, la philosophie répond à l'argument qui opposait l?objectivité de la science imposant à l'esprit de tous ses relations nécessaires, à la subjectivité de la pensée philosophique reflétant seulement l'opinion personnelle de son auteur. Dans la mesure où le problème de l'objectivité est lié à celui de l'universalité, la question a été précédemment examinée. La philosophie, en effet, est avant tout une ?uvre de la raison et non l'expression d?un tempérament. C'est ce que nous montre la métaphysique cartésienne. Tout en affirmant que la volonté est une véritable cause première, une puissance absolue de commencement qui échappe à toute détermination et qui est capable de choisir par elle-même entre des possibles également contradictoires, Descartes insiste sur l'importance de l'évidence rationnelle, sur la priorité logique, psychologique et ontologique de la raison sur la volonté, sur la capacité de la raison à reconnaître la forme universelle du vrai. Autrement dit, selon Descartes, notre liberté autonome et infinie est naturellement affectée par la grâce divine. Descartes en effet n'est pas Kant : l'esprit humain ne constitue pas son objet puisque Dieu a fixé une fois pour toutes les relations que les essences soutiennent entre elles. La vérité du discours provient donc de notre participation à la perfection divine ; il s'agit de développer, de dérouler dans l'entendement l'ordre nécessaire des relations essentielles. On aperçoit ici l'héritage platonicien. Tout se passe alors comme si c'est Dieu lui-même qui affirmait son être propre par l'entremise de notre volonté. Pour atteindre le vrai il suffit de laisser s'exprimer notre " lumière surnaturelle ". Cette vérité n?est donc pas subjective au sens ou elle manifesterait le goût de se singulariser et le caprice de la fantaisie gratuite. Au contraire, la véritable liberté s'expérimente ici dans le mouvement irrésistible et pourtant non-violent (puisqu?il n'exprime que nous-mêmes), par lequel la volonté, enfin éclairée, choisit l'un des possibles et l'accomplit de préférence aux autres. Mais même en mobilisant la " lumière naturelle ", nous ne pouvons échapper à notre propre nature qui nous renvoie à Dieu. En effet, si nous adhérons nécessairement aux idées claires et distinctes, qui ici aussi semblent exprimer notre subjectivité c'est-à-dire nous-mêmes, l'effort que nous produisons, le courage que nous manifestons dans notre travail, c'est en tant quelles viennent de Dieu. La clarté et la distinction, marques de l'activité de notre esprit, témoins du rôle que nous jouons dans la connaissance, ne sont, d?un autre côté, que les signes de la cohésion intérieure, de l'absolue densité d?être de l'idée. Et c'est précisément parce quelle pèse sur nous de tout son être et de toute son absolue positivité que nous inclinons irrésistiblement à affirmer l'idée claire et distincte. Au fond, on peut même dire que c'est cet être pur et dense, sans défaut, sans manque, qui s'affirme dans nos jugements par son propre poids. Or, la puissance de Dieu justifie qu'il soit la source de tout être et de toute positivité. Par la " lumière naturelle " nous sommes donc capables de reconnaître l'évidence, mais l'essence elle-même ne vient pas de nous puisque l'expérience la plus commune suffit à nous apprendre que notre être n?est pas mais devient, c'est-à-dire manque de cette perfection qui n'appartient qu'a Dieu. L'essence, objet du discours scientifique, possède donc une objectivité qui met ce discours à l'abri des délires d'une pensée subjective c'est-à-dire strictement personnelle. Cependant Descartes retrouvera la liberté d'un sujet pleinement en accord avec lui-même. Si connaître c'est saisir l'évidence et si cette évidence ne montre pas seulement le vrai, n'est donc pas seulement constatée, mais s?explique entièrement en se donnant, montre aussi pourquoi ce vrai est vrai, l'activité de connaissance ne désigne rien d?autre qu?un effort de compréhension. Comprendre, c'est intérioriser la contrainte qui nous oblige à nous rendre à l'évidence, par quoi elle est acceptée librement. C'est reconnaître que le vrai a raison d?être ce qu?il est, qu?il ne pouvait pas, en effet, être autre. Ainsi comprendre, c'est découvrir que l'on savait déjà ce que l'on découvre et qu?on avait, en quelque sorte, oublié. Descartes retrouve ici le mythe platonicien de la réminiscence (Cf. Ménon/Phédon). Pour lui cependant, ce que manifeste ce genre d'expérience incontestable, plutôt que l'existence d'une vie antérieure, c'est que le vrai ne nous est pas étranger, mais " s?accorde avec notre nature ". Autrement dit, nous portons en nous la forme universelle du vrai, ce qui explique que la vérité soit pour nous de l'ordre de la raison est non du fait. La vérité a donc beau être celle des essences, comme chez Platon, les idées de ces essences sont innées. Nées avec nous, elles sont notre raison même en action. Elles incarnent notre aspiration à la perfection de l?être c'est-à-dire au divin qui est en nous. En elles, nous nous retrouvons, nous coïncidons parfaitement avec notre essence, au lieu de nous perdre dans la confusion des choix arbitraires. Si donc la vérité philosophique n?est pas subjective, il est vrai quelle est et qu?elle ne peut pas ne pas être l'expression d'une personnalité. L'universalité du discours philosophique ne contredit nullement la singularité de l'expérience dans laquelle elle s'enracine. La référence à l'histoire de la philosophie nous l'a bien montré. Si la philosophie est inséparable de la personne qui la pratique c'est parce qu'elle n'est pas la méditation abstraite d?un esprit désintéressé, désincarné, indifférent au monde, mais la réflexion d?un homme sur le sens ultime des expériences dans lesquelles il se trouve lui-même profondément engagé.
Message édité par l'Antichrist le 15-04-2004 à 06:58:25