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L'intrication Nous sommes en 2100. Un de vos amis physicien, qui aime animer les soirées avec des tours de passe-passe, vous apporte une série de paires de dés. Il vous demande de les jeter une paire après l'autre. Vous gardez un souvenir cuisant du mini-trou noir de Noël dernier, et vous manipulez la première paire avec une extrême précaution. Finalement, vous vous risquez à la lancer, et vous obtenez un double 3. Vous jetez alors la deuxième paire : double 6. Enfin la suivante : double 1. Toujours des doubles. Les dés de cette fable se comportent comme des particules quantiques «intriquées». Chaque dé pris séparément est aléatoire et non truqué, mais son double intriqué donne toujours le même résultat que le premier. Un tel comportement a été mis en évidence pour des particules intriquées réelles : des paires d'atomes, d'ions ou de photons tiennent lieu de dés, et les différentes faces de chaque dé sont remplacées par des propriétés telles que la polarisation. Prenons deux photons dont les polarisations sont liées de sorte qu'elles ne sont plus aléatoires, mais identiques. Les faisceaux lumineux, de même que les photons isolés, sont constitués des oscillations de champs électromagnétiques, et la polarisation correspond à la direction d'oscillation du champ électrique (voir la figure 1). Supposons que Claude soit en possession d'un des photons intriqués et que Jean ait son photon partenaire. Quand Claude mesure la polarisation de son photon pour déterminer si elle est horizontale ou verticale, la probabilité de chaque événement est de 50 pour cent. Pour le photon de Jean, la probabilité est la même, mais l'intrication garantit que le résultat de Jean sera le même que celui de Claude. Dès que Claude obtient le résultat «polarisation horizontale», par exemple, elle peut être sûre que la polarisation du photon de Jean sera également horizontale. Avant que Claude n'effectue sa mesure, les deux photons n'ont pas de polarisation individuelle ; l'état intriqué spécifie seulement qu'une mesure trouvera que les deux polarisations sont égales. Cette propriété est fascinante, car la distance qui sépare Claude et Jean n'entre pas en ligne de compte ; la propriété est vérifiée tant que l'intrication de leurs photons est préservée. Claude peut se trouver sur Alpha du Centaure et Jean sur la Terre, leurs résultats concorderont quand ils les compareront. Tout se passe comme si la mesure du photon de Claude influait magiquement sur le photon de Jean, et vice versa.
Vous vous demandez peut-être si l'on peut expliquer l'intrication en imaginant que des instructions sont inscrites dans chaque particule. Peut-être, en intriquant les deux particules, synchronisons-nous un mécanisme caché qui détermine les résultats qu'elles donneront au moment de la mesure. Cela expliquerait l'influence mystérieuse de la mesure de Claude sur la particule de Jean. Dans les années 1960, le physicien irlandais John Bell a démontré un théorème qui établit que, dans certaines situations, ces explications de l'intrication quantique par des «variables cachées» produiraient des résultats différents de ceux qui avaient été prédits par la mécanique quantique classique. Les expériences ont confirmé la validité de la mécanique quantique et exclu cette possibilité de variables cachées. Le physicien autrichien Erwin Schrödinger, l'un des cofondateurs de la mécanique quantique, considérait l'intrication comme l'«aspect essentiel» de la physique quantique. L'intrication est le sujet du paradoxe EPR, acronyme des physiciens Albert Einstein, Boris Podolski et Nathan Rosen, qui analysèrent en 1935 les effets à grande distance de l'intrication. Einstein en parlait comme d'une «action à distance étrange à vous faire froid dans le dos». Si l'on tentait d'expliquer les résultats du paradoxe par des signaux entre les photons, ces signaux devraient se déplacer plus vite que la lumière... Hérésie! Malheureusement pour les télécommunications, heureusement pour la physique, les règles quantiques s'opposent à cette violation du droit relativiste. La mesure locale d'un photon produit un résultat complètement aléatoire et ne porte donc aucune information provenant du photon éloigné. Elle vous indique seulement les probabilités de chaque résultat possible de mesure à distance. Néanmoins, on peut utiliser astucieusement l'intrication pour faire de la téléportation quantique.
Les photons intriqués au travail Claude et Jean anticipent leur besoin futur de téléporter un photon et se munissent chacun d'un photon d'une paire intriquée AB ; Claude prend le photon A et Jean le photon B. Chacun conserve soigneusement son photon sans mesurer son état, sans troubler le fragile état d'intrication (voir la figure 3). Arrive le moment où Claude souhaite téléporter vers Jean un troisième photon, que nous dénommerons le photon X. Claude ne sait pas dans quel état ce photon X se trouve, mais elle veut que le photon obtenu par Jean ait la même polarisation. Elle ne peut pas se contenter de mesurer la polarisation du photon X et d'envoyer le résultat à Jean, car, en général le résultat de la mesure ne sera pas identique à l'état initial du photon. Par exemple le photon peut être polarisé selon une direction oblique inconnue. Si Claude dispose son cristal d'analyse avec des axes horizontaux et verticaux (voir la figure 1), elle obtiendra la réponse oui ou non à la question «le photon après l'analyseur a-t-il une polarisation horizontale?», mais elle ne sera pas capable de remonter à la direction oblique inconnue. Cette impossibilité est une conséquence directe du principe d'Heisenberg. Au lieu de cela, afin de téléporter le photon X, Claude le mesure «conjointement» au photon A, sans déterminer leur polarisation individuelle. Par exemple, Claude détermine que leurs polarisations sont «perpendiculaires» (mais elle ignore toujours les polarisations absolues de l'un comme de l'autre). La mesure conjointe du photon A et du photon X est dénommée mesure de l'état de Bell. La mesure de Claude engendre un effet subtil : elle modifie le photon de Jean de telle sorte qu'il soit corrélé avec une combinaison du résultat de sa mesure et de l'état initial du photon X. Le photon de Jean est maintenant porteur de l'état du photon X de Claude, soit exactement, soit modifié de façon élémentaire. Pour achever la téléportation, Claude doit faire parvenir à Jean un message par des moyens conventionnels comme un appel téléphonique ou une note écrite. Après avoir reçu ce message, Jean peut, si nécessaire, transformer son photon B de telle sorte qu'il soit une copie conforme du photon X initial. La transformation que Jean devra lui faire subir dépend du résultat de la mesure de Claude. Typiquement, une des transformations que Jean devra éventuellement faire subir à son photon est une rotation de sa polarisation de 90 degrés, ce qui peut être obtenu en lui faisant traverser un cristal ayant les propriétés optiques adéquates. Il y a quatre possibilités (quatre états de Bell) correspondant aux quatre relations quantiques possibles entre les photons A et X. Deux de ces relations sont «totalement» parallèles ou perpendiculaires, ce qui veut dire que la relation est valable quelle que soit la direction selon laquelle on effectue les mesures de polarisation. Pour les deux autres relations, le résultat (parallèle ou perpendiculaire) est différent selon que la polarisation des photons est mesurée selon la verticale ou l'horizontale, ou l'une des deux diagonales à 45 degrés. Le résultat obtenu par Claude parmi les quatre résultats possibles est complètement aléatoire et indépendant de l'état d'origine du photon X ; Jean ne sait donc pas quel traitement faire subir à son photon tant qu'il ne connaît pas le résultat de la mesure de Claude. Voilà donc pourquoi, afin de finaliser la téléportation, Claude doit envoyer un message ordinaire à Jean. On peut dire que le photon de Jean contient instantanément toute l'information contenue dans l'original de Claude, transportée jusqu'à lui par la mécanique quantique, mais, pour être capable de lire cette information, Jean doit attendre une autre information de type classique, qui est constituée de deux éléments ne pouvant se déplacer plus vite que la lumière. Les sceptiques peuvent argumenter que seul l'état de polarisation du photon ou, plus généralement, son état quantique, est téléporté, et non pas le photon «lui-même». Mais, étant donné que l'état quantique d'un photon le définit de manière univoque, le fait de téléporter son état est parfaitement équivalent à la téléportation de la particule elle-même. Pas de clonage Notons que la téléportation ne donne pas deux exemplaires du photon X. Nous pouvons copier une information classique autant de fois que nous le souhaitons, mais la copie de l'information quantique est impossible ; on doit ce résultat, le «théorème de non-clonage», à William Wootters et Wojcek Zurek du Laboratoire de Los Alamos, qui ont prouvé, en 1982, que si l'on pouvait cloner un état quantique, on pourrait utiliser les clones pour violer le principe d'Heisenberg. La mesure de Claude intrique son photon A avec le photon X, et le photon X «oublie» en quelque sorte son état d'origine. En tant que composante d'une paire intriquée, il n'a pas d'état de polarisation propre. Ainsi, l'état original du photon X n'appartient plus au domaine de Claude. De plus, l'état du photon X est transféré à Jean sans que ni lui ni Claude sache quel est cet état. Le résultat de la mesure de Claude, complètement aléatoire, ne les renseigne en rien sur cet état. C'est ainsi que cette procédure contourne le principe d'incertitude d'Heisenberg, qui empêche de déterminer l'état quantique complet d'une particule, mais qui n'interdit pas de téléporter cet état, à condition qu'on ne tente pas de le connaître! Par ailleurs, il n'y a pas de déplacement matériel de l'information quantique téléportée entre Claude et Jean. La seule chose qui se déplace matériellement est le message concernant le résultat de la mesure de Claude, qui indique à Jean quelle modification apporter à son photon, mais ne contient aucune information sur l'état du photon X lui-même. Une fois sur quatre, Claude a de la chance en faisant sa mesure (la relation entre A et X est identique à l'intrication originale de A et B), et le photon de Jean devient immédiatement la copie conforme de l'original de Claude. On pourrait alors se dire que l'information a voyagé instantanément de Claude à Jean, dépassant la vitesse limite de la lumière. Mais cette particularité ne peut servir à envoyer de l'information, car Jean n'a aucun moyen de savoir que son photon est déjà une copie conforme. Ce n'est qu'en apprenant le résultat de la mesure d'état de Bell par Claude, transmis jusqu'à lui par des moyens classiques, qu'il peut exploiter l'information de l'état quantique téléporté. S'il essaie de deviner dans quels cas la téléportation a marché instantanément, il se trompera dans 75 pour cent des cas, et quand il aura deviné juste, il ne le saura pas. S'il utilise ces photons sur la base de ses prédictions, les résultats seront les mêmes que s'il avait pris des photons de polarisation aléatoire. Einstein avait raison : même l'étrange action instantanée à distance de la mécanique quantique est impuissante à envoyer de l'information exploitable plus vite que la lumière. Construction d'un téléporteur Nous pourrions penser que le schéma théorique que nous venons d'examiner nous permettrait de construire aisément un téléporteur ; il n'en est rien, le défi expérimental est immense. La production de paires de photons intriqués ne présente plus de difficultés depuis une dizaine d'années, mais on n'avait jamais auparavant effectué la mesure d'état de Bell sur deux photons indépendants. Un dispositif efficace (voir la figure 3) pour produire des paires de photons intriqués est un oscillateur paramétrique optique : en traversant un cristal spécifique, un photon unique engendre deux photons qui sont intriqués (ici, dont les polarisations sont perpendiculaires). Il est beaucoup plus difficile d'intriquer deux photons indépendants déjà existants, comme il est nécessaire de le faire dans un analyseur d'état de Bell, car cela implique que les deux photons (A et X) perdent leurs caractéristiques propres. En 1997, notre groupe de recherche (Dik Bouwmeester, Jian-Wei Pan, Klaus Mattle, Manfred Eibl et Harald Weinfurter), travaillant à l'Université d'Innsbruck, a résolu ce problème dans le cadre de notre expérience de téléportation (voir la figure 4). Dans notre expérience, une brève impulsion de lumière ultraviolette produite par un laser traverse un cristal et crée les photons intriqués A et B. Le premier se propage vers Claude, et le second vers Jean. Un miroir renvoie l'impulsion ultraviolette à travers le cristal, où elle crée une autre paire de photons, C et D (ceux-ci sont également intriqués, mais nous n'utilisons pas leur intrication). Le photon C atteint un détecteur, qui nous avertit que son partenaire D est prêt à être téléporté. Le photon D passe à travers un polariseur, que nous pouvons orienter de toutes les manières imaginables. Le photon polarisé obtenu est notre photon X, celui que nous voulons téléporter, et il est envoyé vers Claude. Après avoir traversé le polariseur, X est un photon indépendant, il n'est plus intriqué. Et même si nous savons quelle est sa polarisation, puisque nous avons réglé le polariseur, Claude, elle, ne la connaît pas. Nous réutilisons la même impulsion ultraviolette pour nous assurer que Claude a les photons A et X en même temps. Nous devons alors mesurer des états de Bell : pour cela, Claude combine ses deux photons (A et X) en utilisant un miroir semi-réfléchissant, c'est-à-dire un dispositif ayant une couche très mince et translucide d'argenture, de telle sorte qu'un photon qui la frappe a 50 pour cent de chances de la traverser et 50 pour cent de chances d'être réfléchi. En termes quantiques, le photon est une superposition de ces deux possibilités (voir la figure 5). Supposons maintenant que les deux photons qui arrivent sur le miroir viennent de directions opposées, leurs trajectoires étant alignées de façon que le rayon réfléchi de l'un corresponde au rayon transmis de l'autre, et vice versa. Un détecteur attend au bout de chaque rayon. D'ordinaire, les deux photons sont réfléchis indépendamment, et ils ont une chance sur deux d'arriver dans des détecteurs différents. Cependant, si les photons sont impossibles à distinguer et atteignent le miroir au même instant, ils interfèrent quantiquement : certaines configurations s'annulent et ne se réalisent pas, tandis que d'autres se renforcent et sont plus fréquentes. Quand les photons interfèrent, leur probabilité de finir dans des détecteurs différents n'est plus que de 25 pour cent. De plus, ce cas de figure correspond à un état de Bell des deux photons bien particulier parmi les quatre possibles : c'est celui que Claude obtenait précédemment quand elle avait «de la chance». Le reste du temps (75 pour cent des cas), les deux photons arrivent au même détecteur, ce qui correspond aux trois autres états de Bell, sans toutefois permettre de déterminer auquel on a affaire. Quand Claude détecte simultanément un photon dans chaque détecteur, le photon de Jean devient instantanément une copie du photon d'origine X de Claude. Nous avons vérifié expérimentalement que cette téléportation avait bien lieu en montrant que le photon de Jean avait la polarisation que nous avions imposée au photon X. Notre expérience n'était pas parfaite, mais la bonne polarisation a été détectée dans 80 pour cent des cas (s'il s'agissait de photons aléatoires, on obtiendrait 50 pour cent de bonnes polarisations). Nous avons démontré l'efficacité de la procédure pour des polarisations variées : verticales, horizontales, linéaires à 45 degrés, et même pour un type de polarisation non linéaire, la polarisation circulaire. L'aspect le plus délicat du réglage de notre analyse d'état de Bell consiste à rendre les photons A et X impossibles à distinguer. Même le moment d'arrivée des photons pourrait servir à les identifier, et il est par conséquent important d'«effacer» les informations temporelles portées par les particules. Dans notre expérience, nous utilisons une astuce que nous a suggérée Marek Zukowski, de l'Université de Gdansk : nous faisons passer les photons au travers de filtres de longueur d'onde à très faible largeur de bande. Cette étape rend les longueurs d'onde des photons très précises et, en vertu du principe d'incertitude d'Heisenberg, cela étale l'incertitude sur les temps d'arrivée des photons. États de superposition Cette expérience a démontré sans équivoque la téléportation, mais avec un faible taux de succès. Du fait que nous ne pouvions identifier qu'un seul des états de Bell, nous ne pouvions téléporter le photon de Claude que dans les cas où cet état particulier se produisait, soit 25 pour cent du temps. Il n'existe pas d'analyseur d'état de Bell complet pour les photons indépendants, ou pour deux particules quantiques créées indépendamment, si bien que, pour l'instant, il n'y a aucun dispositif ayant fait ses preuves qui aurait 100 pour cent d'efficacité. En 1994, Sandu Popescu, alors à l'Université de Cambridge, a proposé une méthode pour contourner le problème. Il a suggéré que l'état à téléporter pouvait être un état quantique «à cheval» sur le photon auxiliaire A de Claude. Le groupe de recherche de Francesco De Martini, de l'Université de Rome I «La Sapienza», a expérimenté avec succès cette méthode en 1997. La paire auxiliaire de photons était intriquée en fonction des positions des photons : le faisceau engendrant le photon A était coupé en deux par une lame séparatrice et envoyé vers deux parties différentes du dispositif de Claude, les deux alternatives étant liées par intrication à une découpe similaire du photon B de Jean. L'état à téléporter était également porté par le photon A de Claude (ici, son état de polarisation). Avec un seul photon jouant les deux rôles, la détection des quatre états de Bell possibles devient une simple mesure standard à une particule : il ne s'agit plus que de détecter le photon de Claude dans un des deux lieux possibles, avec une des deux polarisations possibles. L'inconvénient de ce dispositif tient à ce que, si l'on donnait à Claude un état X inconnu et distinct à téléporter, il faudrait qu'elle transfère cet état à la polarisation de son photon A. La polarisation d'un photon, caractéristique qui a fait l'objet de la téléportation dans les expériences d'Innsbruck et de Rome, est une quantité discrète, en ce sens que tout état de polarisation est une superposition de seulement deux états discrets, les polarisations horizontale et verticale. Le champ électromagnétique associé à la lumière présente également des caractéristiques continues qui peuvent être décrites comme la superposition d'un nombre infini d'états élémentaires. Par exemple, un faisceau lumineux peut être «comprimé», ce qui signifie qu'on peut obtenir une très grande précision ou absence de bruit pour une de ses caractéristiques, mais au détriment de la précision d'une autre caractéristique (toujours Heisenberg). En 1998, le groupe de recherche de Jeffrey Kimble, à l'Institut de technologie de Californie, a téléporté un tel état comprimé d'un faisceau lumineux à un autre, mettant ainsi en évidence le phénomène de téléportation appliqué à une variable continue. Ces expériences, aussi remarquables soient-elles, n'ont pas résolu le problème de la téléportation quantique de gros objets, qui se heurte à deux difficultés majeures. Tout d'abord, il faut une paire intriquée d'objets de la même sorte. Par ailleurs, l'objet à téléporter et les paires intriquées doivent être suffisamment isolées de leur environnement. En cas de fuite d'information de l'environnement ou vers l'environnement par des interactions isolées, les états quantiques des objets se dégradent : ce processus est la décohérence. On imagine mal comment parvenir à isoler ainsi totalement un gros appareillage, et encore moins une créature vivante qui respire de l'air et qui rayonne de la chaleur. Mais qui peut prédire la rapidité des progrès scientifiques à venir? Nous pourrions certainement utiliser les technologies existantes pour téléporter des états élémentaires, comme ceux des photons dans nos expériences, sur des distances de quelques kilomètres, peut-être même jusqu'à des satellites. La technologie de téléportation d'états d'atomes individuels est aujourd'hui accessible : le groupe de recherche de Serge Haroche, à l'École normale supérieure de Paris, a mis en évidence l'intrication d'atomes. On peut raisonnablement s'attendre à observer l'intrication de molécules et à réaliser leur téléportation d'ici une dizaine d'années. Il est probable que la téléportation sera d'abord utilisée dans le domaine de l'informatique quantique, où la notion ordinaire d'élément binaire (les 0 et les 1) est généralisée à des bits quantiques (ou qubits), qui sont des superpositions et des intrications de 0 et de 1. La téléportation pourrait servir à transférer de l'information quantique entre des processeurs quantiques. Les téléporteurs quantiques pourraient servir d'éléments de base à la construction d'un ordinateur quantique. La bande dessinée de la page 41 illustre une situation intéressante où la combinaison de la téléportation et de l'informatique quantique présente un avantage : tout se passe pratiquement comme si on avait reçu l'information téléportée instantanément, sans avoir à attendre qu'elle arrive par les voies normales. Le débat Bohr-Einstein La mécanique quantique est certainement l'une des théories physiques les plus élaborées et les plus surprenantes. Les problèmes qu'elle pose à notre intuition du monde lui a valu d'être sévèrement critiquée par Einstein. Ce dernier soutenait que la physique devait essayer de décrire la réalité indépendamment de son observation, mais il réalisait néanmoins que nous sommes confrontés à des problèmes inextricables dès que nous essayons de coller une telle réalité physique aux membres d'une paire intriquée. Son illustre collègue, le physicien danois Niels Bohr, insistait sur la nécessité de prendre en compte le système entier (dans le cas d'une paire intriquée, l'ensemble formé par les deux particules). Ce que préconisait Einstein, à savoir la description de l'état réel indépendant de chaque particule, est dépourvu de sens dans le cas d'un système quantique intriqué. La téléportation quantique descend directement des expériences de pensée débattues par Einstein et Bohr. Quand nous analysons l'expérience, nous nous heurterions à toutes sortes de problèmes si nous commencions à nous interroger sur la nature et sur les propriétés des particules individuelles intriquées. Nous devons analyser avec prudence la signification du terme «avoir» une polarisation. Nous sommes nécessairement amenés à conclure que les seules choses que nous pouvons examiner sont des résultats expérimentaux obtenus à l'aide de mesures. Dans notre mesure de polarisation, le signal du détecteur nous permet de construire une image mentale où le photon «avait» effectivement une polarisation donnée à l'instant de la mesure. Mais nous ne devons pas perdre de vue que cela est une vue de l'esprit. Elle n'est valable que si nous parlons de cette expérience en particulier, et il ne faut pas la transposer à la légère à une autre situation. En reprenant la pensée de Bohr, je dirais que nous comprenons la mécanique quantique si nous réalisons que la science ne décrit pas la nature telle qu'elle est, mais exprime plutôt ce que nous pouvons en dire. Aujourd'hui, la principale utilité des expériences de physique fondamentale telles que la téléportation est de nous aider à mieux comprendre notre monde quantique.
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