Comanche des Balkans a écrit :
Bon, ma plus grosse honte of my life C'était il y a dix ans, en 2001, et je faisais des heures en extra dans une petite société de pompes funèbres, en tant que porteur.
Le porteur, c'est celui qui assiste à toutes les cérémonies funéraires, qui fait les mises en bières, porte les cercueils, fait du fossoyage, etc...
Bref, ce jour-la, grosse cérémonie, on démarre au domicile de la famille comme d'hab, tout le monde en noir, on fait la mise en bière, on sort le cercueil en silence au milieu des larmes et des nez qui se mouchent, on fait la cérémonie à l'église, on ressort le cercueil de l'église, on fait la petite marche jusqu'au cimetière, et la, à la fin de la cérémonie, on pose le cercueil sur des tréteaux devant le caveau ouvert, le curé comme d'habitude vient réciter ses dernières conneries, blabla vie éternelle, blabla le corps n'est plus, mais l'âme reste, toussa toussa, et puis quand c'est terminé, la famille défile un par un pour venir déposer une fleur, dire un dernier mot au dessus du cercueil, et ensuite les porteurs rentrent le cercueil dans le caveau, avec les cordes.
Et quand le cercueil est rentré, l'un des porteurs referme la dalle du caveau et rebouche les quatre coins avec du béton, et ce jour-la c'était moi. Le problème, c'est que depuis la cérémonie à l'église, je ressentais quelques crampes assez virulentes du côté des intestins, avec quelques flatulences au fumet quelque peu douteux...Et la, je sentais que ça s'amplifiait bien comme il faut, que ça montait en puissance, à ma grande inquiétude. J'étais à genoux, avec le bac à mortier devant moi, en train de préparer le béton pour reboucher le caveau, et derrière moi, j'entendais de grands "sniiff", des sanglots et des chuchotements de réconfort...
Tout va aller, me disais-je alors. Je dois préciser que déjà, je ne suis pas très bricoleur, donc pas très à l'aise avec la préparation du béton, que je faisais souvent soit trop liquide, soit trop épais, et que je passais assez de temps à chaque fois a essayer de rattraper la recette au vol, soit en rajoutant de l'eau pour liquéfier un peu, soit du mélange en poudre pour consolider, et qu'a force de rajouter des ingrédients pendant dix minutes, à l'arrivée, j'obtenais assez souvent de quoi fabriquer une seconde enceinte au réacteur de Tchernobyl. Le souci, c'est que quand vous êtes dans un cimetière en train de reboucher un caveau, il faut vous imaginer que ce sont les derniers instants ou toute une famille se sépare définitivement de l'un des siens, et que c'est un moment très particulier. Vous êtes agenouillé devant le caveau, et vous pouvez sentir sur vos épaules le poids de ces deux cent paires d'yeux rivées sur vos mains qui referment une porte sans retour sur la vie d'une mère, d'un cousin, d'un meilleur ami, d'un copain du lycée. Quoi que vous fassiez, les gens sont en demi-cercle autour de vous, et ne perdent pas une miette de ce que vous faites. C'est assez oppressant, dans le contexte.
Une fois le béton préparé tant bien que mal, je me relève triomphalement, content d'avoir vaincu cette difficulté avec brio, et je me dirige vers la lourde plaque qui scellera le caveau. Je m'abaisse, concentre mes forces, retiens ma respiration, et au moment ou je sens la plaque décoller du sol, je sens également, sous la pression de mes muscles, mon fondement relâcher un petit chapelet tiède de pois cassés dans mon slip, accompagné d'un petit pet à peine perceptible. Sentant poindre le drame, je serre immédiatement les miches, et tente de faire passer ce raidissement soudain pour de la difficulté a manœuvrer la plaque. Ouf! Ça aurait pu être pire! Dix ans après les faits, je m'autorise aujourd'hui a imaginer ce que ça aurait été, en pleine cérémonie, si un véritable geyser de merde liquide avait coulé jusque dans mes chaussettes suivi d'un grand pet à bulles, façon cet autre drame épique
J'avance en crabe, serrant la plaque contre moi, en simulant une fausse grimace de mec-qui-force-comme-un-taré, et je pose enfin la plaque dans son encadrement. Je me crois tiré d'affaire, mais en fait c'est la que les difficultés commencent vraiment. Parce que la pression se relâche, parce que je tourne le dos au public, parce que je me sens davantage en confiance, je commet l'erreur. Je me baisse pour commencer a bétonner l'encadrement de la porte du caveau, et ce faisant je sens l'odeur émanant de mon entrejambe, et là c'est le fou rire...irrépressible. Voyez, les gens, les tristes, ceux qui ont perdu quelqu'un, ceux-la même sont disposés tout autour de moi, en arc de cercle. J'entends quasiment au-dessus de mon épaule des sanglots, des voix étranglées par les pleurs, des chuchotements précipités.
Je tourne le dos à l'immense majorité, mais certains sont suffisamment bien placés pour me voir entièrement de profil. Mes joues commencent a se dilater sous le rire qui cherche a passer en force, je deviens écarlate, et je toussote, me racle la gorge, renifle pour détourner comme je le peux les bruits caractéristiques de l'hilarité. Je suis secoué de spasme nerveux inhérents au rire, et je commence a faire tournoyer la truelle dans le bac, façon je travaille le mortier-pour-pas-qu'il-sèche, dans le but de confondre les spasmes incontrôlables dans des gestes qui ont l'air calculés. Mon visage tente de se durcir au même rythme que l'hilarité m'envahit, je n'y arrive pas. J'essaie de penser à des moments pénibles de ma vie, puis à des scènes de guerre, j'essaie d'imaginer l'exode des civils fuyant le siège de Srebrenica, je pense à des enfants disparus, j'essaie même de m'imaginer que c'est mon fils que j'enterre, rien n'y fait. Cela amplifie le fou rire. Et plus le rire s'installe en moi, plus j'essaie de rester un maximum le dos tourné à l’assistance, en faisant durer le rebouchage, jusqu'à l'absurde. Cinq petites minutes suffisent, d'ordinaire, pour reboucher un caveau, même pour un nul comme moi en bricolage.
Et me voila, pauvre diable, accroupi devant une foule en deuil, le slip trempé de merde liquide, en train de baratter mollement avec ma truelle une porte de caveau, faisant de grands gestes improbables pour cacher les manifestations de l'hilarité honteuse qui finit de me foudroyer les intestins. Car sous les assauts répétés du rire contenu, la purée coule d'abord au compte-goutte, puis en petites rafales, puis en franche chevrotine, les petits pets furtifs se multiplient, mon slip à de plus en plus de mal a faire face, ma raie toute entière est en éruption. C'est la montée des périls, il va falloir prévoir un plan de sauvetage de grande ampleur.
Imaginez simplement toute la tragédie de Fukushima concentrée à l’intérieur d'un pantalon de croque-mort. C'est devenu intenable. Il me semble que les gens ont même cessé de pleurer, de renifler, de se moucher derrière moi.
Peut-être même que la terre toute entière s'est arrêter de tourner sous mes groles. Le temps, en tout cas, s'est suspendu. Je n'entends plus rien, je sens juste des millions de regards autour de moi, je suis tout nu avec des oreilles de lapin au milieu d'une arène. Je voudrais être dans le cercueil que je viens de rentrer la-dessous, à l'abri avec le mort. Je voudrais être à Fallujah, en patrouille dans un HMMVWEE avec les Marines. Je voudrais être un portrait d'Ariel Sharon dans la cellule de Youssouf Fofana.
Je voudrais être un danseur gay en tutu rose dans les rues de Sevran. Tout mais pas ça. Bon, et puis surtout, il faut sortir de là. Une grosse quinte de toux sortie de nulle part, des faux râles d'étouffement, et me voici en train de courir au milieu d'une allée de cimetière, à la prétendue recherche d'un robinet. Ce qui s'est passé dans leur tête en me voyant m'enfuir avec mon pantalon mouillé à l'arrière, ça n'avait pas de prix. J'ai abandonné piteusement mon bac a mortier, ma truelle, mon caveau, ma famille éplorée, j'ai tout laissé derrière moi sans me retourner. Entre les pas de course, je sentais la merde sortir du slip et s'étaler sur le haut de la jambe. Un collègue m'a relevé, a terminé le travail à ma place. Je me suis planqué dans l'abri du fossoyeur à l'entrée du cimetière, et j'ai attendu que les petits groupes de la famille convergent lentement vers la sortie, avant de quitter ma zone de repli.
Quand je suis revenu, mon patron me regardait fixement tout en discutant avec des gens de la famille, et dans ses yeux, je pouvais voir des dizaines de Gatling braquées sur mon front, au terme d'un procès à la chinoise. Certains membres de la famille m'ont clairement vu rire, et en étaient passablement déstabilisés.
On a copieusement ri de cet incident par la suite, mais auparavant, le boss m'a fait la gueule pendant plusieurs semaines...
|