Puisque l'un d'entre vous a parlé du Stoïcisme, voici une petite présentation de ce courant.
Au delà des images simplistes et défigurantes, le projet stoïcien est celui de la conduite de la vie. Certes il y a un Destin qui s?occupe du cours du monde. Mais celui-ci n?implique pas de supposer une distinction radicale et incommensurable au sein de l?humanité entre le sage, doté de toutes les qualités, et la masse des insensés, la plèbe porteuse de tous les défauts. Aucune opposition dans le Stoïcisme entre la science et l?opinion, le bien et le mal, le beau et le laid. Chacun doit s?intéresser à ce qui ne dépend que de lui (ce qui est proprement humain) et donc se préoccuper de la rectitude de son intention à bien agir. Celle-ci est bonne inconditionnellement. Notre responsabilité d'être humain est tout entière engagée dans ce qui ne dépend que de nous. Comme le tireur à l'arc, image stoïcienne par excellence (cette image est aussi utilisée dans le zen où le tir à l?arc et la morale sont étroitement liés), l'homme est dans une situation particulière. Le tireur fait tout pour que sa flèche touche le centre et atteigne son but mais une intervention extérieure, un coup de vent par exemple, peut faire dévier la trajectoire de la flèche. Dans le domaine de la morale, je peux avoir une bonne intention, et pourtant le Destin peut faire en sorte que mon action, pourtant bien orientée, n'atteigne pas la réalisation conforme à l'intention. Mais la fin de l'action est dans l'intention qui la conduit. Dans l'océan du Destin, une part de liberté surgit donc : le moi, principe des actions morales. Ainsi les écrits stoïciens regorgent de conseils sur la conduite à adopter dans tous les domaines de la vie. Ces écrits ne sont destinés ni au sage (qui connaît par définition tout ce qu?il faut savoir) ni à l?insensé (qui n?y comprendrait rien et qui en raison de sa situation ne pourra prétendre à la sagesse). Or ces écrits sont destinés au progrès moral du lecteur ! C?est, par exemple, ce qui apparaît dans l'oeuvre de Sénèque La tranquillité de l'âme qui constitue une réponse aux inquiétudes de son ami Serenus. Celui-ci exprime sa désolation en ce qui concerne ses faibles progrès dans le domaine de la morale. Il y a donc bien une volonté de se réformer de la part de Serenus ! Comment cette volonté aurait-elle un sens si le stoïcisme n'admettait pas en son sein une place pour le progrès moral ? La réponse de Sénèque serait, elle aussi, énigmatique puisque l'intention de La tranquillité de l?âme est de chercher :
" (...) comment il est possible à l'âme de se mouvoir d'une allure toujours égale et aisée, en se souriant à elle-même, en se plaisant à son propre spectacle et en prolongeant indéfiniment cette agréable sensation, s'en se départir de son calme, s'exalter ni se déprimer. "
C'est cette même volonté de réforme qui semble animer toute l'oeuvre d'Epictète et en particulier son Manuel (Celui-ci résume les grands thèmes du stoïcisme). S?il faut " garder sous la main " (traduction du Manuel, de Enkhreiridon) cet ouvrage, c?est qu?il y a une visée pratique de la philosophie qui justifie un rassemblement des principes qu'on doit toujours garder à sa portée. Le Manuel d'Epictète est un recueil de représentations philosophiques correctes, capables de guider l'exercice de l'homme désireux de progresser moralement. Le cadre est alors celui de l'éducation. Le lecteur du Manuel est le progressant. Cette idée fait voler en éclat l'image véhiculée concernant le stoïcisme d'une opposition stricte entre le sage et la multitude insensée des hommes ! Car à l'intérieur du champ de la non-sagesse se dessine une partition : d'une part, les non-sages qui ne connaissent pas leur état (les insensés) et d'autre part, les non-sages conscients de leur état (les philosophes). Le Manuel peut donc avoir un auditoire ! Un progrès moral est possible pour l'homme. Or, comment cela serait-il possible sans un processus d'appropriation de l'homme par l'homme ? Il faut donc s'interroger sur le domaine de la philosophie puisque c'est par elle que l'homme agit une " ré-flexion " sur son humanité. La philosophie, en tant qu'elle est une thérapeutique de l'âme, permet d'instaurer l'humanité de l'homme. Celui-ci se libère de tout ce qui n'est pas lui pour s'élever à ce qui est proprement lui-même. S'interroger sur la conception stoïcienne de la philosophie permet de comprendre le rôle de la morale du progressant et donc de statuer sur la place du bonheur dans l'existence humaine.
Qu?elle est la finalité de la philosophie ? Voila ce que dit Philon d'Alexandrie :
" La sagesse est à la fois théorique et pratique, théorique puisque la philosophie nous conduit à elle par la physique, la logique et l'éthique. Pratique parce qu'elle est l'art de la vie tout entière qui contient toutes les actions. " (cf. Stoicorum Veterum Fragmenta, Hans Von Arnim, Teubner, Stuttgart, 1978, III, 202)
La sagesse a une double dimension parce que la philosophie fonde, outre la dimension théorique, la dimension pratique. A partir de là, la philosophie permet à la sagesse d'être l'art de la vie tout entière. La philosophie, en effet, partage la dimension théorique (dans son contenu) et la dimension pratique (dans sa finalité). Autrement dit, la philosophie est une connaissance théorique qui a une visée pratique : elle possède la double dimension et, dans le même temps, elle est dans une logique instrumentale c'est-à-dire en vue de la sagesse. On ne philosophe pas parce qu'on a la volonté de savoir pour savoir ou de connaître pour connaître :
" La spéculation n'a d'intérêt et n'est digne du philosophe que si elle sert à fournir une règle d'action. Cette conviction a toujours inspiré les stoïciens, et, à part de rares exceptions, ils se sont abstenus de toutes les recherches d'une portée purement théorique. La morale est donc toute la philosophie, ou plutôt c'est à elle que doit se rattacher toute la philosophie. " (cf. G. Rodier, Eléments de philosophie grecque, " Les Stoïciens ", Vrin, 1957, p. 244)
La philosophie vaut dans la mesure où elle est l'art de conduire droitement sa vie. Une fois choisie la philosophie comme règle de vie, alors l'homme atteint son identité. Il se rend digne de son rang. L'homme est effectivement dès lors qu'il la pratique. On est donc déjà dans la finalité pratique quand on pratique la philosophie. Elle ne consiste pas en une activité extérieure à l'existence humaine : par elle on tente de vivre honnêtement. Etre philosophe consiste à tenter le pari de l'humanité c'est-à-dire de vivre une vie humaine. Toutes les dimensions de l'humanité sont ainsi engagées tant dans le domaine de la pratique que dans le domaine de la théorie. La philosophie s'inscrit dans la vie tout entière : elle prend la vie comme lieu de son exercice. Ainsi peut-on confirmer la levée de la prétendue opposition irréductible entre le sage et le non-sage. On ne peut pas diviser l'humanité en deux camps inconciliables. Au milieu de ces deux camps réside la philosophie qui est l'exercice de la sagesse mais qui n'est pas la sagesse elle-même. Le philosophe est donc le milieu entre le sage et l'ignorant. Ainsi doit-il s'exercer à la sagesse. Une place est donc accordée au progrès moral et au progrès spirituel. Mais donner une finalité à la philosophie n'a de valeur que si on la fonde (le fondement permet donc de donner un point de départ à l'aspirant à la sagesse). Il s'agit de trouver le point fixe et stable sur lequel la philosophie va véritablement pouvoir se développer. Sur quel sol la philosophie pousse-t-elle ?
Pour établir ce qu'est la philosophie et pour connaître sa finalité, le stoïcisme se fonde sur une certaine conception de l'humanité. Il y a un soubassement anthropologique du système stoïcien. La connaissance de l'essence de l'homme est primordiale dans la mesure où elle permet de distinguer plusieurs types d'hommes à l'intérieur d'un cadre plus large. Il existe d?abord une humanité lato sensu qui se caractérise par son appartenance au genre " animal raisonnable ". C'est l'ensemble des citoyens parvenus à un certain stade de développement qui leur permettent d'avoir une activité plus sophistiquée que celle des animaux. Mais il existe aussi une humanité stricto sensu. Les Stoïciens reprennent ici les acquis du Protagoras de Platon. Par le mythe de la création, Platon explique que l'animal est bien servi dans la distribution d'Epiméthée parce qu'il est assigné à des tâches définies et restreintes. L'homme, quant à lui, n'est pourvu que pour une oeuvre (ergon) qui ne peut être menée à bien qu'aux prix de certains efforts. Il faut donc un intermédiaire qui relie la pure animalité en l'homme et la perfection propre de l'homme. La raison est le principe suprême qui marque l'écart entre l'homme et l'animal. Mais encore faut-il que cette raison se manifeste en acte et non simplement comme pure potentialité. De même qu'un homme qui passerait son temps à dormir ne vivrait pas une vie proprement humaine, on pourrait suspecter qu'une vie qui ne placerait pas la raison en son coeur fût proprement et véritablement humaine. Cette inquiétude est résumée par Epictète :
" C'est le signe d'une nature peu douée que de passer son temps aux soins du corps. par exemple de s'occuper interminablement de sa gymnastique, de sa nourriture, de sa boisson, de ses selles, de son sexe. Tout cela ne doit être accompli qu'accessoirement : c'est l'esprit qui doit attirer toute l'attention. " (cf. Manuel, XLI)
La vie, dans sa prétention à être humaine, doit tout subordonner au bien moral. Ainsi, le seul mal est le mal moral. On assiste à une transmutation des valeurs : la pauvreté, la maladie et même la mort ne sont pas véritablement des maux. La vie de Socrate est alors un exemple pour tous les Stoïciens :
" Voici comment Socrate devint Socrate : dans tout ce que la vie lui apportait, rien ne retenait son attention que la raison. Quant à toi, sans être encore un Socrate, c'est pourtant comme si tu voulais devenir Socrate que tu dois vivre. " (cf. Manuel, LI, 3)
L'homme n'est pas naturellement conduit à son humanité. La Nature fournit à l'homme la raison qui est cette instance à partir de laquelle il peut faire éclore sa véritable humanité. La raison est donc l'instance humaine de perfectibilité. Justement, la figure de Socrate cristallise cette prise de conscience de la perfectibilité. Socrate incarne aux yeux des Stoïciens la figure du philosophe c'est-à-dire de l'homme qui prend en charge son humanité parce que sa vie est l'expression de sa volonté philosophique. La philosophie est la science d'une vie convenable et honnête. C'est donc à l'action droite, c'est-à-dire l'action éclairée par la raison que le stoïcisme nous enjoint de nous conformer. La raison s'incarne dans certains hommes dont la vie est exemplaire et tout philosophe, tout aspirant à la sagesse, doit chercher à leur ressembler. A travers la figure paradigmatique de Socrate, nous voyons que la philosophie donne à l?humanité sa forme la plus haute. Comment ? La réponse tient en un mot : la vertu. La philosophie est la science possible de la vertu. En ce sens, elle est guide de vie. Sans elle, l?existence humaine n?a pas de fondement ou de principe. Son développement n?est pas ordonné. Philosopher permet de bien vivre ! Elle est ce dans quoi il faut s?abandonner, trouver refuge. Elle est la protection envers tout ce qui menace par altération la vie humaine. Que signifie alors " bien vivre " ? 1) rétablir l?identité. 2) Penser l?harmonie.
1) Rétablir l?identité : le souci de la vie honnête est le souci de la bonne conduite à tenir, ce qui est corollaire de la connaissance de l'essence de l'homme. Quel est le devoir qu'un homme a envers lui-même ? Cette question en appelle une autre : qu'est-ce que mon Moi, c'est-à-dire quelle est mon humanité ? Il s'agit de connaître ce qui est soi (et pas seulement à soi) afin de mener une vie bonne. La connaissance de l'essence humaine est ce qui donne la règle pour vivre une vie honnête. Que nous apprend la connaissance de l'essence humaine ? Elle nous apprend que c'est dans la connaissance de notre véritable moi que nous pouvons atteindre notre nature d'homme. Tel est le fondement de la fameuse différence entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Mon moi, ma véritable humanité, ne réside pas dans la contingence des circonstances extérieures. Par conséquent, on peut faire la différence entre ce qui est indispensable à une vie proprement humaine et tout le reste qui est de l'ordre du superflu. Notre véritable identité réside précisément dans le strict nécessaire. Je ne suis moi-même que dans le maintien de mes conditions naturelles. Pour conquérir mon identité je ne dois pas me soumettre à ce qui ne dépend pas de ma nature : la richesse, les honneurs, la crainte de la mort, etc...
2) Penser l?harmonie : les dimensions de l'humanité (théoriques et pratiques) doivent être régies et dirigées par la raison. Mais les stoïciens ajoutent que la raison est le principe des êtres et des événements. Si la philosophie a un pouvoir, c'est parce qu'elle réalise la conformité de la nature humaine avec elle-même et permet donc l'harmonie entre l'homme et le monde. La philosophie révèle cette cohérence de nature c'est-à-dire cette harmonie entre le microcosme et le macrocosme, harmonie fondée sur la raison. Puisque la raison est au principe de tout (des choses et de l'homme) alors l'homme peut s'accorder avec l'Univers. Si l'homme comprend la rationalité qui se déroule alors l'homme peut décider de la place qui lui convient, il peut dessiner sa place. C'est en ce sens que l'homme a la possibilité d'être heureux : il peut établir son identité dans la conformité avec sa nature et avec la Nature.
La philosophie doit redresser le bois courbe. Elle renvoie à la trajectoire de la vertu. Par elle le mal est déracinable. S?acquérir pour l?homme, c?est s?acquérir philosophiquement. La philosophie est en ce sens l?instrument de la sagesse. Elle indique et balise le chemin droit. Ce chemin prend pour destination la vérité. Dans son De la nature des Dieux (cf. livre II, chap. 62), Cicéron décrit ce que serait le mouvement idéal d?un esprit parfait. Cet esprit produit trois fruits : la physique, l?éthique, la logique. Pour cet esprit, il s?agira d?abord de connaître la nature (la physique) puis de déterminer ce qui est à rechercher et à éviter (l?éthique) et enfin d?apprécier des conséquences logiques et des contradictions afin d?assurer la vérité du jugement. Ces trois vertus ne sont pas trois types de discours qu?il faudrait passivement écouter, il s?agit d?étapes qui forment un tout organiquement lié : l?existence d?une vie convenable distingue théoriquement des moments pour mieux les unifier pratiquement. Le stoïcisme, à l?image de " l?unité triple " de la philosophie, forme un corps, un organisme dont toutes les parties se conditionnent mutuellement dans un assemblage parfait et qui tend vers une fin suprême : la guérison de l?âme. Le stoïcisme est la systématisation de cette intention ! La volonté de cohérence au sein du stoïcisme n'a pas sa fin en elle-même. Elle se dépasse dans la nécessité, pour l'homme, de vivre une vie humaine c'est-à-dire de faire la conquête de soi. La philosophie est le relais artificiel qui lui permet d'accéder à sa véritable nature. La philosophie doit transformer la vie. Comment l?âme peut-elle être guérie et quels sont les maux dont elle souffre ?
La philosophie est vide si elle ne sert pas à guérir les maladies dont l'âme est porteuse. Cette conception forte de la mission philosophique n'est cependant pas originale. On peut trouver chez Socrate, mais aussi chez Epicure, une démarche similaire.
Dans les premiers dialogues de Platon, Socrate pratique la philosophie : il est précisément la figure du philosophe dans la mesure où son activité philosophique ou philosophante est sans relâche. Celle-ci permet à l'homme de s'examiner c'est-à-dire de déterminer le sens de sa propre existence. Ainsi le " connais-toi toi-même " delphique doit-il mener l'existence du philosophe. On peut lire à ce propos dans le dialogue de Platon Alcibiade :
- Socrate : De ce que nous disions tout à l'heure : qu'il fallait chercher d'abord ce que c'est que soi-même. Or au lieu du " soi-même " considéré absolument, nous avons cherché ce qu'est chaque " soi¬même " en particulier. Peut-être après, cela nous suffira-t-il. Car, apparemment, la partie maîtresse en nous, c'est bien l'âme.
- Alcibiade : Assurément, " (cf. Alcibiade, trad. E. Chambry, 130 c-d)
A partir de la découverte du vrai Soi, on peut juger de la santé d'un individu. Les opinions et les préjugés sont des maladies de l'âme dans la mesure où ils engendrent un déséquilibre. L'opinion flottante, malléable et changeante plonge l'homme dans le déséquilibre le plus complet. Ne possédant pas la science, c'est-à-dire le savoir assuré et stable, l'homme erre ordinairement d'idée en idée sans jamais pouvoir justifier ses positions. Ainsi la philosophie est-elle à l'âme ce que la médecine est au corps. Pour vivre une vie bonne, il faut avoir une bonne conduite. Il s'agit de vivre selon la moralité. Dans Alcibiade, Socrate apprend à Alcibiade qu'un homme ne peut gouverner une cité s'il ne connaît pas au préalable la véritable humanité en l'homme. Ainsi la connaissance de l'âme permet-elle de s'élever au-dessus des opinions flottantes et malléables afin de penser véritablement. Pour Socrate, la thérapeutique du dialogue consiste à interroger et non à apprendre. Socrate ne sait rien : il ne peut donc rien enseigner quant à un quelconque contenu théorique de savoir. Il s'agit d'amener l'interlocuteur à la perplexité c'est-à-dire à lui révéler qu'il est dans la sphère de la croyance et non dans celle du savoir. La fonction thérapeutique du dialogue a donc une double signification. Dans un premier temps, le savoir ne peut venir que de l'individu : penser par soi-même est nécessaire afin de ne pas se situer à l'extérieur de ses pensées c'est-à-dire de ne pas vivre sous le règne de l'opinion. Dans un second temps, il s'agit de se rendre compte de la vanité de son prétendu savoir. La perspective doit changer : l'objet d'étude doit être déplacé de ce prétendu savoir à la quête de soi-même. Le problème est donc celui des valeurs de l'individu. Le projet socratique consiste, pour l'interlocuteur, à dépasser les contradictions inhérentes à sa vie. La réflexion, la remise en question de son savoir et de ses pratiques, permet à l'homme de faire l'acquisition de soi. En ce sens, le dialogue est un processus de guérison : l'homme met sérieusement à l'épreuve sa vie et ses valeurs.
Chez Epicure, on trouve également cette idée d'une philosophie-médecine dans la mesure où l'épicurisme conçoit la relation entre le maître et le disciple dans la sphère de la médecine de l'âme. Le vocabulaire médical est extêmement important dans l'épicurisme : il suffit pour s'en convaincre d'analyser les trois remèdes fondamentaux proposés par cette doctrine : le traitement d'urgence est le tetrapharmackos.
" Les Dieux ne sont pas à craindre, il n'y a point de risque à courir la mort, le bien est facile à se procurer, le mal facile à endurer avec courage. " (cf. Epicure et ses Dieux, A. J. Festugière, PUF, collection Quadrige, 1985, p. 99-100)
Il s'agit d'éloigner de nous les craintes non-fondées. Le traitement d'urgence s'attaque aux symptômes comme dans le domaine de la médecine, on fait d'abord tomber la fièvre avant d'extirper le mal (la maladie) proprement dit.
On passe alors au traitement étiologique. Il s'agit d'extirper le mal et pour cela il faut connaître sa nature. L'état du disciple est celui d'un malade qui sait qu'il souffre mais qui ignore comment se soigner. Il faut alors connaître le remède à la cause de la maladie.
Enfin, les traitements hygiéniques cultivent le repos. Le programme des lettres d'Epicure est l'entretien de l'état de santé. On fournit au malade un schéma général qui permet d'interpréter chaque cas particulier en fonction de l'ensemble. Il s'agit d'acquérir un habitus mental afin de parer à toute rechute. Ainsi la thérapie éthique s'entretient-elle jusqu'au point culminant qu'est la vie du sage.
Le stoïcisme s'inscrit dans cette lignée qui considère la philosophie comme la médecine de l'âme. Comme pour Epicure, le système stoïcien conçoit les passions et les erreurs comme des maladies de l'âme. Si l'homme ne parvient pas au bonheur, c'est à cause des chagrins de toute sorte. Il faut vaincre la maladie en repérant et en analysant les symptômes.
D'où l'analyse que fait Sénèque dans son traité De la tranquillité de l'âme, des différents types de malades : les versatiles, les capricieux, les paresseux, les découragés et les entêtés. Toutes ces maladies conduisent au même résultat qui est le mécontentement de soi.
" Malaise qui a pour origine un manque d'équilibre de l'âme et des aspirations timides ou malheureuses, selon que l'on n'ose pas du tout ce qu'on désire ou que l'on tente en vain de le réaliser, et qu'on s'épuise à espérer. C'est une instabilité, c'est une agitation perpétuelle, sort ordinaire des objets en équilibre instable. Ils cherchent par tous les moyens à atteindre l'objet de leurs vaux, se dressent et se contraignent à des pratiques honteuses et malaisées (...) " (cf. Ibidem II, 7)
Ce mécontentement de soi trouve son origine dans deux passions-symptômes : l'inquiétude et la crainte. L'inquiétude, au sens propre, plonge les hommes dans la recherche frénétique de la satisfaction des plaisirs et des désirs. Or, on ne peut jamais les atteindre dans la mesure où l'on ne peut clôturer leur possession. Par exemple, l'inquiétude de l'argent pousse à chercher de plus en plus de richesses, et cela de façon illimitée. Le plaisir de l'argent pour l'argent engendre l'envie d'accroître encore et toujours sa fortune. La maladie est là : l'inquiétude conserve la négativité du plaisir. On désire de façon illimitée et on en vient à désirer son désir. Cette logique perverse du désir ne peut donc jamais trouver d'achèvement. Les hommes ne possèdent pas la tranquillité de l'âme parce qu'ils sont toujours hors d'eux-mêmes. L'ignorance de la Providence engendre la logique des désirs impossibles à satisfaire qui rendent malheureux. Cette ignorance débouche sur la stérile agitation des hommes :
" Ils rôdent ainsi à l'aventure, quêtant les occupations, et que font-ils ? Non pas ce qu'ils ont résolu de faire, mais ce que le hasard des rencontres leur offre. Leurs courses absurdes et vaines font penser aux allées et venues des fourmis le long des arbres, lorsqu'elles grimpent jusqu'en haut du tronc et redescendent jusqu'en bas pour rien. Que de gens mènent une existence analogue, qu'on appellerait justement une paresse agitée ! " (cf. Ibidem XII, 3)
La crainte apparaît alors et finit de plonger l'homme dans le dérèglement. Qu'avons-nous à craindre de la Raison Universelle, Pourquoi, par exemple, craindre la mort puisqu'elle dépend du Destin ? Les hommes vivent dans la crainte de perdre leurs biens : leur vie, leur richesse, leur pouvoir. Inquiets et craintifs : Sénèque décrit en termes terribles les maux de l'humanité. Mais il met surtout en garde contre les dangers de l'action. Celle-ci peut devenir un lieu d'étourdissement, de frénésie, d'ivresse. Agir pour agir est une sorte d'exacerbation et de déperdition qui produit un mouvement dangereux et destructeur. Le stoïcisme veut montrer que l'action sert la vie mais que l'inverse détruit la vie. Les hommes deviennent des fourmis. L'action pour l'action, c'est-à-dire l'action qui n'est pas éclairée par la raison, témoigne non d'un accomplissement mais d'une déchéance. En ce sens, l'humanité offre le spectacle de l'esclavage à l'activité. Le repos est un supplice pour les hommes dans la mesure où l'activité dévore la vie. Sénèque découvre en effet le mal immonde qui ronge l'humanité. La vie n'est plus ce qui trouve dans l'action un accomplissement, elle est plutôt ce qui sert une action devenue omniprésente et toute-puissante. Il y a dans cet " activisme " un caractère envahissant, proliférant et dissolvant. L'action appelant l'action interminablement, Sénèque expose les maux de l'humanité pour les éradiquer. Le sens et la valeur de la comparaison de l'homme du commun à une fourmi se trouvent dans la critique de l'action pour l'action. L'action, qui devrait être un moyen au service de la vie, en vient à gangrener l'humanité. Cette perversion entretenue par la société et le mimétisme social en vient à s'élever au rang de norme.
L'action n'est plus fin authentique mais dégénère en but vide qui s'appelle lui-même. Le stoïcisme veut donc retrouver l'action où le sujet s'accomplit. Ainsi Sénèque exhorte-t-il à ne pas être esclave de l'action. La responsabilité humaine est donc engagée : il faut s'exercer afin de séparer les actions dont la fin demeure vivifiante et les actions dont la fin est " mortifiante ". Le moyen de cette séparation ne réside-t-il pas alors dans la partie la plus humaine de l'homme ? Comment quitter cette dimension aliénante de l'humanité et éradiquer l'inquiétude et la crainte ? Mais d?abord quel est précisément ce mal qui ronge l?âme ?
" Pourquoi nous abusons-nous ? Notre mal ne vient pas du dehors ; il est au-dedans de nous, il a son siège au fond même de nos entrailles, et la raison pourquoi nous parvenons à la santé malaisément, c?est que nous ne nous savons pas atteints " (cf. Lettre à Lucilius, 50, 4)
La maladie de l'âme a une cause principale : la distance par rapport à soi-même. Les hommes ne se savent pas atteints de ce mal et vivent donc sous le règne des passions et sous le joug des opinions. L'homme est hors de lui-même tant qu'il ne connaît pas son véritable moi. La santé est la conversion de l'erreur et de la passion dans la nature véritable de l'homme. La philosophie a pour objectif d'expulser le mal qui écarte de la santé c'est-à-dire de l'usage droit de la raison. La racine de nos maux réside donc dans l'éloignement par rapport à nous-mêmes. L'ignorance de notre position engendre l'ignorance de notre maladie. Celle-ci n'est pas un virus qui attaque de l'extérieur mais plutôt un cancer qui ronge de l'intérieur. Le mal de l'homme est entretenu par son ignorance. Le malade est donc prisonnier d'un cercle vicieux ou d'un cycle infernal : ne se connaissant pas, il ne connaît pas son mal ; ne connaissant pas son mal, il s'éloigne toujours plus de la connaissance de son moi. Les hommes ne se savent pas malades : tout homme considéré par l'opinion comme bien portant est véritablement un malade qui s'ignore. S'il paraît bien portant mais ne l'est pas, c'est précisément parce que la maladie est englobée dans la logique et de l'apparaître. En ce sens, la maladie de l'âme nous éloigne autant de la stabilité que la maladie du corps nous éloigne de l'équilibre. La philosophie est donc une thérapie de l'âme : elle n'est pas dans l'aire du loisir nais elle est un mode de vie pour être soi-même.
Etre soi-même consiste à combler l'écart entre nous et nous-mêmes. Cet écart est justement la cause de la maladie. C'est en constituant sa raison et non en suivant la foule que l'homme peut se libérer du mal qui le ronge. Ainsi Sénèque écrit-il:
" Ainsi c'est un danger de s'attacher aux pas de ceux qui nous précèdent ; chacun aimant mieux croire que juger, quand il s'agit de la vie, on ne porte jamais de jugement, on se borne toujours à croire ; nous tourbillonnons et roulons dans l'abîme par la faute de cette erreur qu'on se passe de main en main. Ce sont les autres dont les exemples nous perdent ; nous guéririons pourvu que nous nous séparions de la masse. " (cf. De la vie heureuse, I, 4)
Pour rendre effectivement opérante la raison en l'homme, et de ce fait supprimer la maladie, il faut s'écarter de la croyance afin de mieux juger. Il s'agit donc de changer nos opinions, c'est-à-dire de les supprimer. Ce n'est qu'en écartant les préjugés que nous pourrons vivre dans la sphère des jugements libres et non pas sous le joug des opinions, opinions qui, d'une part, n'obéissent à aucun principe normatif et qui, d'autre part, sont contingentes. Le malade est un mort-vivant dans la mesure où sa vie n'est pas humaine. Or il vaut mieux être mort que de vivre mort, de vivre une vie morte. Expulser la maladie n'est pas une platitude : il s'agit, en fait, de s'éveiller à la véritable vie. Il s'agit de délaisser l'empire de la fausseté, de l'opinion pour s'élever jusqu'à la tranquillité de l'âme. Pour cela, il faut se donner les moyens de se guérir et en appeler à la logique des remèdes.
Ces remèdes sont ceux exposés dans le Manuel d'Epictète, dans la Lettre à Lucilius et dans De la tranquilité de l'âme de Sénèque, dans Les Pensées de Marc-Aurèle : Tous ces textes s'offrent comme des exercices de direction spirituelle reposant sur l'éducation morale mais aussi et surtout sur le rapport privilégié entre le maître et le disciple.
Message édité par l'Antichrist le 18-01-2004 à 01:01:56