Citation :
Le journaliste Emmanuel Fansten continue son enquête sur les pratiques de l’ex-patron des stups François Thierry avec l’aide d’un ancien trafiquant devenu indic. Extraits.
Par L'Obs publié le 24 mars 2021 à 07h00
Dans son nouveau livre « Trafics d’Etat, enquête sur les dérives de la lutte antidrogue » (Robert Laffont), à paraître le 25 mars, Emmanuel Fansten, journaliste à « Libération« à l’origine de plusieurs révélations, poursuit ses investigations sur la stratégie « dévoyée » mise en place par François Thierry, l’ancien charismatique patron des stups, avec l’aide de Sophiane Hambli, ex-trafiquant devenu le principal informateur du service. [...]
L’ex-patron de l’OCRTIS a justifié le recours à sa source :
– Les gens qui organisent les gros flux sont des gens peu nombreux, qui se connaissent entre eux et passent des accords commerciaux. Quand Sophiane Hambli essaye de se renseigner, c’est auprès d’eux qu’il a des informations.
Pourtant, comme l’a montré l’enquête, l’informateur ne s’est pas contenté de transmettre des renseignements sur la date d’arrivée de la drogue ou l’origine des équipes venues s’approvisionner. Il a aussi communiqué en amont l’adresse de la villa et trouvé aux policiers un appartement situé quelques centaines de mètres plus loin, pour leur permettre de surveiller les chargements. Mais l’opération ne s’est finalement pas déroulée comme prévu.
L’ancien chef du Greco de Marbella, dont le service a été sollicité pour assurer une partie des surveillances pour le compte de l’OCRTIS, a été longuement entendu par les juges lyonnais.
– Ce n’était pas une livraison surveillée d’usage, s’est remémoré le policier espagnol. Normalement, nous savons quelles sont l’origine et la destination de la marchandise. On peut alors mettre des moyens en place pour surveiller l’opération. La priorité de la police en Espagne est que la drogue ne se perde pas. Mais cette fois, il s’agissait d’un nombre indéterminé de voyages qui devaient se faire vers la France, sans information sur les quantités.
Face au risque important de perte ou de vol, les Espagnols ont donc exigé au dernier moment de pouvoir conserver la drogue, entre son déchargement sur la plage et sa remise aux trafiquants français. Au moins six tonnes ont ainsi été stockées au commissariat central de Malaga avant d’être déposées à la villa au gré des demandes françaises. Pour cette seconde phase de l’opération, la plus cruciale, tout passait par Laurent F., le policier aux cheveux longs dont m’avait parlé Hubert, qui assurait l’interface avec les trafiquants. Un téléphone avait été laissé à cet effet dans l’appartement déniché par Hambli.
– Pour la remise dans le circuit, je recevais des appels d’un individu, toujours le même, qui parlait en arabe ou en espagnol, a expliqué Laurent F. Cet individu me disait : « Aujourd’hui, il me faut dix paquets. » Je communiquais par téléphone au chef du Greco les desiderata des voyous, la liste des courses. (Audition devant l’IGPN, 8 octobre 2018)
La drogue était alors transportée dans une camionnette blanche du commissariat de Malaga à la villa, où elle était prise en charge par les fonctionnaires français.
– Pour chaque convoi, on procédait de la même manière, a précisé le policier de l’OCRTIS. Nous avions un parking souterrain dans lequel nous descendions les voitures. On regardait les documents à l’intérieur, tout ce qui pouvait aider à identifier les occupants, puis on posait des balises de géolocalisation. Ensuite, l’équipe de logisticiens venait les prendre pour les emmener jusqu’à la villa, puis les redéposait une vingtaine de minutes plus tard, chargées. Les voitures étaient alors récupérées par les clients et repartaient vers la France.
Laurent F. a été mis en examen pour association de malfaiteurs et trafic de stupéfiants. À Estepona, la frontière n’a jamais semblé si ténue entre policiers et trafiquants. Au terme de leur enquête, les juges lyonnais estiment avoir mis en évidence le « rôle majeur » d’Hambli dans cette opération, évoquant en particulier « l’usage de plusieurs téléphones pendant sa garde à vue pour communiquer avec les trafiquants, la mise à disposition d’un appartement pour les surveillances policières et la mise à disposition d’une villa ». (…)
Que savaient les magistrats français de cette opération ? En garde à vue, François Thierry a affirmé que l’autorité judiciaire avait été pleinement associée dès 2010 à la stratégie Myrmidon et au recrutement de Sophiane Hambli.
À l’époque, l’interlocutrice privilégiée de l’OCRTIS au parquet de Paris est la procureure adjointe à la tête de la section C2 (« Criminalité organisée »), Véronique Degermann. (…)
Mais, face aux juges d’instruction lyonnais, la procureure adjointe a fermement démenti avoir eu connaissance des détails de l’affaire.
– J’ai été totalement estomaquée quand j’ai découvert que cette garde à vue s’était déroulée à l’hôtel, s’est-elle offusquée. Pour le coup, j’aurais immédiatement refusé puis avisé le procureur. Aucun magistrat n’a pu valider ces méthodes d’hébergement.
La magistrate se souvient bien d’un bref coup de fil avec François Thierry pour prolonger la garde à vue d’un informateur, mais elle affirme n’avoir jamais fait le lien avec Sophiane Hambli, dont elle prétend n’avoir appris incidemment l’existence qu’en mars 2015, quelques mois à peine avant la saisie d’Exelmans.
Confrontée à la position centrale occupée par l’informateur dans l’affaire Estepona, Véronique Degermann a tenu à marquer sa réprobation :
– C’est inimaginable. C’est un scénario de film. Je retrouve le rôle majeur d’Hambli et des policiers, comme dans l’affaire Exelmans. C’est un dévoiement complet du rôle de l’informateur, secondaire par nature. C’est effarant. Les opérations Myrmidon, c’étaient des surveillances en Espagne, à aucun moment une importation organisée depuis la France, comme malheureusement nous l’avons découvert ultérieurement.
À la même époque, une note des douanes estime son trafic (NLDR, de Sophiane Hambli) depuis la prison de Nancy‐Maxéville à plusieurs tonnes par semaine. Ce système repose sur un postulat fondamental : pour être crédible dans le milieu et continuer à rencarder efficacement les policiers, Hambli doit pouvoir livrer sa marchandise sans difficulté. Si les saisies sont trop fréquentes, ses clients risquent de se douter de quelque chose. Résultat : les flics doivent laisser passer dix tonnes pour espérer en saisir une seule. Une aubaine pour le trafiquant, qui se paye grassement à chaque voyage sur le produit de la vente.
– Sophiane ne bougeait jamais en dessous de cinq cents kilos, confirme Djamel (NDLR, un des anciens membres de son équipe). On était sur vingt tonnes par mois, à l’aise. Il m’appelait à n’importe quelle heure du jour et de la nuit pour aller livrer tel camion à tel endroit. À force d’écumer toutes les routes de France, j’ai appris ma géographie grâce à lui. Au début, il me donnait environ deux mille euros par mois. (…)
– Comment tu expliques son succès sur le marché ?
– C’était un peu tout. ses prix qui défiaient toute concurrence, les quantités qu’il pouvait transporter et faire livrer. Tout le monde voulait bosser avec lui. Il n’était pas rare que des Marseillais viennent chercher directement le produit à Paris plutôt que de descendre à la source, en Espagne. Sophiane prétendait qu’il arriverait à lui seul à faire chuter le prix de la résine de cannabis en France et qu’il serait le numéro un sur le marché. Il se voyait comme le boss. C’était quelqu’un de très sûr de lui, très carré, très précis, qui maîtrisait parfaitement la situation et ne craignait personne.
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