Ken a écrit a écrit :
Vous êtes trop grave parfois ...
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Politique militaire de la France en Afrique.
Les rapports entre la France et l'Afrique méritent d'être examinés de près pour que soit définie une politique qui permette le rétablissement des liens privilégiés qui existaient, il y a quelques années, et qui malheureusement évoluent de plus en plus rapidement vers une banalisation.
Depuis plusieurs années, il existe une volonté politique d'enfermer l'Afrique dans le système des relations pratiqué entre la France et n'importe quel pays du monde. Cette évolution s'est encore accélérée avec l'absorption du ministère de la Coopération par celui des Affaires étrangères. De tout temps les postes en Afrique ont été considérés par le Quai, à quelques exceptions près peut-être, comme des postes de seconde catégorie. Les préoccupations des Africains sont estimées annexes, et cet état d'esprit s'est encore développé après la chute du mur de Berlin. Le secrétaire général de l'Onu l'a souligné récemment en comparant les efforts de toute nature en faveur du Kosovo à la triste désolation des populations concernées par les crises armées en Afrique.
Il ne faut pas perdre de vue le rôle considérable de la solidarité entre la France et l'Afrique : elle a donné du poids à la France envers les Américains pendant la Seconde Guerre mondiale, elle a accompagne la décolonisation, s'est manifestée à de nombreuses reprises pendant les difficultés de la guerre froide, et a permis à la France d'avoir dans le monde une présence qu'elle n'aurait peut-être pas si elle se présentait seule. Il ne faut pas oublier non plus tous les Africains qui ont perdu leur vie en défendant la France; les témoignages émouvants des survivants prouvent qu'il ne s'agissait pas, comme on le laisse entendre parfois, uniquement de recrutement forcé; ces souffrances communes donnent à la France des responsabilités. Cette solidarité n'est pas seulement une reconnaissance du passé, elle est aussi un impératif pour l'avenir. De nombreux Africains émigrent pour fuir la pauvreté du continent et ils vivent à l'étranger dans des conditions généralement difficiles; il est du devoir de la France d'aider les pays d'Afrique à créer le cadre de vie qui permette aux habitants de trouver, chez eux, les satisfactions à leurs aspirations. En outre, de nombreux Français vivent en Afrique où ils servent les intérêts économiques globaux de la métropole; ils représentent un lien important et leur présence doit être soutenue et développée.
Les États n'ont pas d'amis, ils n'ont que des intérêts, c'est vrai et c'est au nom de ceux de la France qu'il faut réfléchir à sa politique africaine. Le discours de la majorité actuelle est généralement un discours de rupture avec la situation antérieure; les ministres se plaisent à annoncer régulièrement la disparition du « pré carré » et la fin de « l'Afrique de papa ». La situation n'est bien entendu plus la même qu'au moment des indépendances, mais volontairement on fait abstraction des efforts de la France pour aider les États et étendre ses préoccupations à l'ensemble du continent puisque les problèmes sont devenus régionaux, dépassant le cadre des anciennes colonies françaises et celui même de la communauté francophone.
Les chefs d'État des anciennes colonies s'étaient émus, à l'époque, de l'ouverture vers les pays francophones : « la France préférait ses neveux à ses enfants » ; ils ont senti les liens se desserrer encore avec la poursuite de l'évolution vers les pays lusophones puis anglophones. Ils avaient cependant conservé, par le biais du ministère de la Coopération, des contacts privilégiés avec la France ; les dernières mesures gouvernementales, depuis 1997, les laissent abandonnés. Seul le président de la République reste à l'écoute des problèmes et accompagne ses relations de la chaleur et de la compréhension qui sont la marque du dialogue tel qu'il est conçu par les chefs d'État de l'Afrique subsaharienne : ses prises de position en faveur de l'envoi d'une force de l'Onu dans la région des grands lacs tranchent avec l'indifférence des puissances industrialisées devant cette catastrophe humaine et politique. En dehors de ces contacts, les rapports avec les responsables français sont désormais bureaucratiques, impersonnels.
Il ne s'agit pas d'avoir la nostalgie de procédures que la rapidité des temps modernes ne permet plus, mais de conserver une solidarité politique qui est restée, pendant longtemps, un support particulièrement bénéfique pour les relations commerciales. Il ne faut pas s'imaginer que les hommes d'affaires, même bien introduits dans les palais présidentiels, seront seuls capables de maintenir des positions industrielles, ou commerciales, souvent attaquées.
La France savait accompagner le réalisme de sa politique avec les élans du coeur qui permettaient de supporter des maladresses ou des oublis; elle est en train de perdre son savoir-faire par manque de connaissances profondes de l'Afrique. Avec le départ des anciens de l'École de la France d'outre-mer, la volonté de banaliser les affectations dans les postes en Afrique, le manque de souci de former des spécialistes, tout un savoir est en train de disparaître: à une époque où celui-ci est plus que jamais la source du pouvoir, c'est un comble. Le journaliste Stephen Smith a noté qu'il y a quelques années les responsables des relations avec l'Afrique connaissaient les pays et que ceux d'aujourd'hui, dans les meilleurs des cas, connaissent les dossiers : la nuance est d'importance.
La politique militaire de la France en Afrique s'est ressentie de cette banalisation ; il n'est d'ailleurs pas possible de déceler dans l'évolution en cours les indices d'une politique militaire cohérente, qui est pourtant un élément indispensable du montage politico-économique censé préserver les intérêts de la France en Afrique.
Les forces armées sont présentes en Afrique dans deux structures : la coopération militaire d'une part et, d'autre part, le dispositif de la défense, que ce soient les forces de présence ou, éventuellement, les éléments engagés en renforcement.
La coopération militaire a eu pour objectif initial d'aider les jeunes armées africaines à s'installer et de former les cadres indispensables à leur bon fonctionnement. Pratiquement, quarante ans après les indépendances, il serait logique de considérer qu'entre les actions conduites en Afrique et les différents stages organisés en France la mission a été en grande partie remplie et que l'effort auprès des forces africaines peut être réduit. Les propositions de redéploiement de cette coopération ne manquent d'ailleurs pas; une dépêche de l'AFP du 16 décembre 1998 signalait que le député Bernard Cazeneuve prônait « un redéploiement vers l'Europe centrale et l'Asie » ; les crédits étant en diminution régulière depuis plusieurs années, une telle démarche est une proposition masquée de supprimer une partie de la coopération en Afrique.
La logique qui plaide actuellement pour la réduction de la coopération au nom de la « mission achevée » ne tient aucun compte de la réalité. Le bilan est certes en demi-teinte Si l'on s'en tient aux apparences, mais elle a formé des compétences et développé des méthodes de travail communes qui sont autant de placements pour l'avenir. Les coopérants militaires restent des éléments indispensables dans des systèmes de défense qui connaissent depuis de nombreuses années des problèmes de fonctionnement entraînant un affaiblissement considérable des capacités opérationnelles et une démotivation certaine des responsables. Dans cette situation, le coopérant français est à la fois un conseiller et une référence; il constitue, en outre, un lien précieux entre les armées africaines et l'armée française par sa connaissance des systèmes de défense et les relations de confiance et d'amitié qu'il noue avec les militaires africains de tout rang. De leur côté, les dons en matériels, pour limités qu'ils soient eu égard aux besoins, constituent une amélioration bénéfique.
Revoir cette coopération à la baisse, c'est accepter une perte de savoir considérable et une rupture de la solidarité militaire à laquelle les Africains sont très attachés. C'est aussi entériner une perte de capacités opérationnelles, car les coopérants, par leur expérience, sont un support efficace des interventions et un apport de connaissances particulières au sein des unités dans lesquelles ils servent après la fin de leur séjour en Afrique.
Au contraire, la coopération militaire, en Afrique, demande une attention particulière. Elle doit, bien sûr, tenir compte des contraintes budgétaires, mais sa priorité doit être reconnue; ce n'est pas à elle de supporter le maximum des économies. La sélection des hommes qui en sont chargés mérite un soin constant : ils doivent être choisis en tenant le plus grand compte de leurs compétences, de leur intégrité, de leur dévouement et de leur désintéressement pour éviter les écarts et les insuffisances qui ont été constatés dans le passé; ceux qui sont désignés pour des postes de haut niveau doivent posséder importants. Il y a donc eu, dès le départ, des intérêts communs à la réalisation de ce dispositif. Quoi qu'en pensent des hommes politiques français, ces intérêts existent toujours, comme l'a fait remarquer, à la fin de 1998, le président djiboutien bien placé pour en juger, car Djibouti s'est révélé un appoint indispensable pendant le conflit du Golfe. Ces forces prépositionnées créent également un climat de sécurité, très apprécié par les entreprises et les français expatriés, aussi bien les coopérants éducateurs et médecins que les journalistes et les ONG humanitaires qui tous ont besoin sur le terrain de cette assurance. Dans ces conditions, les armées sont garantes du respect de l'intégrité des chances de chacun. Enfin, ces bases constituent des points d'équipement et de soutien logistique pour les éléments mis sur pied dans le concept de renforcement des capacités africaines de maintien de la paix (Recamp).
Le système actuel est toujours en évolution avec la volonté de réduire les effectifs; cette préoccupation commence à atteindre ses limites, mais aussi, et c'est nouveau, en ce qui concerne sa conception. Jusqu'à maintenant, les forces comportaient un pourcentage important de personnels effectuant un séjour de deux ans, en famille, même Si elles comptaient en outre des compagnies mises en place pour une durée de quatre mois; deux pays, le Tchad et la République centrafricaine, faisaient exception, la presque totalité des forces étant constituée d'unités en court séjour. La tendance actuelle est de diminuer le nombre des personnels en séjour de deux ans au profit d'un accroissement des postes en séjour court.
Il s'agit d'un changement beaucoup plus considérable qu'il n'y paraît. Deux conceptions très différentes se confrontent. La première, qui a le vent en poupe, voit dans cette solution un triple avantage elle coûte moins cher, elle diminue la vulnérabilité en réduisant le nombre des familles et, enfin, elle offre la possibilité de faire passer beaucoup plus de gens, ce qui permet d'aérer les personnels, solution considérée comme motivante en raison de la professionnalisation. La deuxième conception plaide pour le maintien de la situation actuelle, notamment du nombre de ceux effectuant des séjours de deux ans en famille, avec également trois arguments favorables : les périodes de deux ans sont la seule possibilité de former vraiment des personnels accoutumés aux pays africains ; la présence des familles est un facteur stabilisateur, elle facilite l'intégration des systèmes militaires dans le milieu (enfants dans les écoles, commerces, personnels de maison...); les militaires effectuant des séjours longs peuvent entretenir des relations fiables avec les cadres des forces armées africaines, qui ne pourront jamais faire la même confiance à des personnels en séjour court dont la connaissance des pays se limitera alors à une vue fragmentaire, souvent limitée aux restaurants ou autres lieux de détente; le maintien est également un signe politique plus ferme, il montre que l'engagement auprès du pays concerné est d'un niveau supérieur à celui représenté par des personnels en séjour temporaire, toujours rapides à reprendre l'avion. Les Européens avaient plaidé le même dossier auprès des Américains pour garantir leur présence en Europe.
Il est évident que le choix entre les deux solutions n'est pas neutre. La première privilégie la gestion et repose sur le postulat, jamais démontré, que le service en Afrique ne demande ni spécialisation ni compétence particulière; à moins que cette préoccupation ne soit considérée comme secondaire par rapport à l'intérêt d'aérer une armée professionnelle qui risquerait d'être peu motivante pour les candidats à l'engagement, au moins en ce qui concerne les unités non spécialisées sur l'Afrique. La seconde solution manifeste une volonté politique plus ferme à l'égard des pays africains et témoigne du souci de maintenir un dispositif opérationnel compétitif en refusant une banalisation ne pouvant que déboucher sur une perte de savoir, ce qui est aussi un signe politique. Le choix retenu doit donc être sérieusement étudié, les inconvénients politiques de la première solution n'étant sûrement pas compensés par les économies attendues.
L'exemple de l'échec américain en Somalie et le peu d'efficacité dans la prévention des crises des éléments français d'assistance opérationnelle de Bangui, dont ceux-ci changeaient trop souvent et avaient peu de contacts avec la population et l'armée centrafricaines, devraient pourtant remettre les choses à leur vraie place. Même avec des règles de comportement précises, les personnels intervenant en Afrique ont à faire face à des situations complexes qui supposent de solides qualités d'adaptation et une familiarisation avec le continent.
La banalisation du service en Afrique entraîne une dispersion de l'expérience et finira par aboutir à sa disparition, alors que la préoccupation devrait être d'exploiter le savoir, donc de rechercher les meilleures conditions de son acquisition. Les armées doivent avoir le souci de disposer de forces dont la spécialisation soit entretenue par une multiplication des expériences : il s'agit de former des soldats qui
se servent de leur tête et qui peuvent s'accommoder de la diversité des populations et des cultures, tolérer l'ambiguïté et prendre des initiatives. L'engagement de forces peu familiarisées avec l'Afrique ne peut se concevoir qu'en complément de forces spécialisées, pas en substitution.
Cela suppose qu'il existe une réelle volonté d'aider les pays en difficulté et non de s'en désengager. Si le concept Recamp est une bonne chose, dans la mesure où il vise à amener les Africains à prendre conscience de leurs solidarités au moment des crises, il dissimule mal le souci français d'être moins concerné, donc moins solidaire.
La politique militaire de la France en Afrique est en train de perdre de sa force alors qu'elle représentait souvent un soutien indispensable. Pire, ce désengagement « sur la pointe des pieds » se produit au moment où la sécurité de l'Afrique se dégrade.
Il est temps de se poser des questions sur le rôle international de la France : cherche-t-elle toujours une grande influence, avec la volonté de rassembler des peuples divers sur des grandes causes ? Ou vise-t-elle, derrière un discours généreux, à limiter ses ambitions aussi bien militaires qu'économiques, culturelles et humanitaires?
La revue d'information de l'armée de terre française a exposé le nouveau concept d'emploi ; il ne prévoit pas l'engagement de forces françaises seules, même en Afrique, et toutes les hypothèses supposent des forces plus ou moins, mais toujours internationales. Cette attitude frileuse surprend ceux qui étaient habitués à une France plus ambitieuse et ne peut que détourner les Africains.