Cameroun : Bolloré demande 50 millions à France 2
La chaine publique attaquée...devant le tribunal de commerce
 
 
Une fois, ça passe, deux fois, c'est trop. Le groupe Bolloré a annoncé ce 22 juillet qu'il allait demander 50 millions d'euros de réparation à France 2. Le préjudice subi ? La chaîne l'aurait "dénigré gravement" en rediffusant l'émission Complément d'enquête consacrée à Vincent Bolloré et aux pratiques de son groupe. Une action qui a peu de chances d'aboutir... mais pourrait atteindre son but : dissuader les journalistes, à l'avenir, d'enquêter sur le groupe.
 
Vincent Bolloré n'a jamais caché sa conception du management : diriger un grand groupe "mérite un peu de terreur", expliquait-il lors d'un comité d'entreprise, en septembre 2015. En interne, de la terreur et des licenciements, et pour tous les autres, de l'intimidation et des procédures judiciaires : c'est ce que semble indiquer la vague de procès qu'il a intentés aux journalistes qui se sont penchés de près sur ses affaires - en particulier ses affaires africaines. Le dernier exemple en date est inhabituel : en lieu de place de la traditionnelle plainte en diffamation, le groupe Bolloré a indiqué vendredi 22 juillet qu'il allait demander 50 millions d'euros de réparations à France 2, auprès...du Tribunal de commerce.
 
La faute commise par la chaîne ? Avoir rediffusé un numéro de l'émission Complément d'enquête consacré à Vincent Bolloré, qui avait fortement déplu à ce dernier. Une telle rediffusion "caractérise (...) une volonté avérée de nuire [au groupe] en le dénigrant gravement", et "porte atteinte à ses intérêts commerciaux", affirme le groupe dans un communiqué (ici en pdf). Pour obtenir réparation, il a assigné France 2 devant le Tribunal de commerce de Paris.
 
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Image extraite du Complément d'enquête consacré à Vincent Bolloré
 
La procédure en "dénigrement", mode d'emploi
 
En quoi consiste le dénigrement ? Contrairement à la diffamation, définie précisément dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, le "dénigrement" ne fait pas l'objet d'un texte spécifique. Il découle d'un principe simple, énoncé dans l'article 1382 du code civil français : "Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer". La faute, dans le cas du dénigrement ? Avoir jeté publiquement le discrédit sur une entreprise, en critiquant ses produits ou ses services. Il constitue un acte de concurrence déloyale.
 
Des considérations a priori bien éloignées du travail de journaliste... mais qui peuvent tout de même s'y appliquer. "En principe, le dénigrement relève de la concurrence déloyale, donc du droit de la concurrence. A ce titre, il vise à juger des litiges entre concurrents. Mais quelques jurisprudences admettent tout de même que le dénigrement puisse venir d'un non concurrent", indique l'avocat au barreau de Paris Charles Constantin-Vallet. Dans le cas précis de Bolloré contre France 2, Bolloré pourrait d'ailleurs arguer d'une forme de concurrence avec France Télévisions, puisque Bolloré détient, via Vivendi, le groupe Canal.
 
La différence entre diffamation et dénigrement tient, davantage qu'à l'identité de la personne qui s'en est rendue coupable (concurrent ou non), à ce qui a été atteint : "l'honneur ou la considération d'une personne physique ou morale" dans le cas de la diffamation, "les produits ou services d'une entreprise" dans le cas du dénigrement, précise Pascal Winter, également avocat au barreau de Paris.
 
Bolloré préfère jouer à domicile
 
Pourquoi l'industriel a-t-il choisi d'aller sur ce terrain, plutôt que celui de la diffamation ? Première hypothèse : la question des délais de prescription. Le reportage de Complément d'enquête a en effet été diffusé pour la première fois le 7 avril 2016. Or, le délai de prescription pour la diffamation est de trois mois à compter de la première diffusion : il est donc écoulé. En revanche, il est de cinq ans pour le dénigrement.
 
Mais surtout, Bolloré a pu choisir cette procédure afin de jouer à domicile : chez des juges plus habitués à entendre les arguments des patrons que ceux des journalistes. "[Les avocats du groupe] ont peut-être voulu éviter les juridictions parisiennes qui traitent les cas de diffamation, qui sont assez sensibles à la question de la liberté d'expression, et pour qui la question la qualité de l'enquête va entrer en compte. Ce n'est pas le cas du Tribunal de commerce, qui sera peut-être plus sensible aux arguments d'un groupe comme Bolloré", avance Winter.
 
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Extrait d'une vidéo publiée par un communiquant de la Socapalm en réaction à l'enquête de France 2
(voir notre article sur le sujet)
 
Le groupe industriel a donc opté pour des juges potentiellement plus favorables, mais également pour une procédure moins protectrice des journalistes : "S'agissant de la diffamation, les règles de procédure sont plus protectrices de la liberté d'expression : le délai de prescription en est une illustration, ajoute Constantin-Vallet. Dans le cas du dénigrement, on sanctionne finalement plutôt le comportement [de celui qui a tenté de dénigrer] que la véracité des faits : il n'y a pas d'exception de vérité".
 
C'est d'ailleurs ce que mettent en avant les sites spécialisés dans la réputation en ligne : lorsqu'il "est difficile de choisir entre diffamation et dénigrement" car des "propos visent à la fois une personne morale et les produits de sa société", les entreprises ont "tendance à vouloir agir sur le fondement du dénigrement car le régime est plus souple que la loi du 29 juillet 1881", alors que "l'article 1382 du Code Civil protège ardemment la liberté de la presse."
 
"Il va falloir ramer"
 
Ce n'est pas gagné pour autant pour Bolloré, loin de là. "Pour obtenir gain de cause [face à France 2], il va falloir ramer !", ironise Constantin-Vallet. Car si par le passé, la Cour de cassation a considéré que la "rediffusion, en connaissance de cause, d'une information inexacte" par une chaîne de télévision était "constitutive d'une faute, au sens de l'article 1382 du Code civil" (l'affaire concernait la chaîne M6, qui avait commis une erreur concernant le nom de l'architecte d'un magasin, mais ne l'avait pas corrigée lors d'une seconde diffusion), encore va-t-il falloir prouver l'inexactitude des informations de France 2. @si vous expliquait il y a quelques semaines pourquoi ce n'était pas gagné pour l'industriel.
 
Mais il y a un autre terrain, sur lequel il a déjà peut-être remporté la bataille : l'effet de dissuasion sur les rédactions. "Bolloré applique une tactique classique : effrayer les journalistes en obtenant une décision juridique spectaculaire. L'idée, c'est de faire en sorte que plus personne ne prenne le risque d'enquêter sur ses affaires", commentait ce matin le journaliste d'investigation David Servenay. Ce dernier rappelle que cela a déjà été le cas contre France inter : "A l'époque, Bolloré avait été convaincu par son communiquant Calzaroni d'attaquer Benoit Collombat en diffamation pour son enquête sur les plantations d'Hévéas de la Socapalm au Cameroun. Et cela avait eu un certain effet. Rien de neuf sous le soleil de l'Empire Bolloré."