Un texte à méditer...
Un jour, un beau jour, j'aurai un diplôme d'ingénieur un beau diplôme et je serai content d'avoir terminé mes études, de bien belles études au cours desquelles j'aurai appris tant de belles choses, car je ne saurai pas encore qu'elles sont inutiles. Et ce jour-là, j'irai faire la fête avec d'autres heureux diplômes, ce sera une de mes dernières vraies fêtes, mais ça non plus, je ne le saurais pas encore.
Tout fier d'être plus intelligent que mes concitoyens, j'irai faire mon service dans un joli laboratoire, et pendant que mes concitoyens qui sont bêtes iront faire la fête je construirai de jolies machines à faire taire les gens bêtes qui font la fête.
Puis, un beau jour, je rangerai l'uniforme que je n'aurai jamais porté, le sourire aux lèvres et le cheveu encore trop court pour cacher mon front déjà haut de monsieur intelligent. Ce sera alors temps pour moi de me marier
Je serai beau dans mon costume noir et à la cérémonie il y aura tous les anciens copains avec qui les profs en ont vu de toutes les couleurs, et ils auront tous de beaux costumes noirs. Ce sera une belle fête, on s'amusera beaucoup tout en restant raisonnables, ma femme sera heureuse d'être ma femme, et je serai heureux d'être son mari.
La fête terminée, je trouverai un bon emploi avec un beau bureau, car j'aurai un beau diplôme. Je découvrais vite qu'en fait je ne sais rien et que j'ai tout à apprendre, mais ma boîte m'enverra en stage de formation et je serai heureux de pouvoir apprendre tant de belles choses. Au même moment, ma femme mettra au monde mon premier enfant et je serai heureux d'avoir tant de choses à leur apprendre.
Et puis, comme je serai un ingénieur compétent, on me confiera de nouvelles responsabilités et j'en serai fier. Bien sûr, j'aurai toujours un chef, un chef à qui il faudra obéir, mais après tout j'aimerai aussi qu'on m'obéisse quand j'aurai son poste. En attendant, mon Equipe grossira et je serai heureux de la mener vers la réussite. Je serai un cadre apprécié à sa juste valeur, un cadre à qui l'on fait confiance et j'aurai un deuxième enfant. Bref, je serai comblé. Puis, j'aurai une nouvelle promotion. Je me mettrai à négocier des contrats avec l'étranger, notamment celui avec Toshiba dont j'aurai tant parlé à ma femme. Je voyagerai en avion et j'aurai un téléphone de voiture pour prendre des rendez-vous pendant les embouteillages et aussi pour dire à ma femme que je ne rentrerai pas diner ce soir et que je l'aime.
Mon travail deviendra de plus en plus passionnant, j'y serai heureux, je m'y investirai beaucoup et je serai tellement absorbé par le rachat à IBM d'un procédé de fabrication de ce nouveau microprocesseur optronique (dont j'aurai un peu parlé à ma femme, qui a l'air moins bien ces temps-ci) que je ne verrai pas mes enfants grandir. Et je serai tellement content d'avoir réussi à le racheter et à le faire optimiser par la belle équipe de chercheurs que je dirigerai alors jour et nuit avec passion que je ne verrai pas ma femme partir.
Et puis, un soir, je rentrerai chez moi et il n'y aura plus personne à qui parler de cette nouvelle interface que j'espère tant mettre au point d'ici janvier. Ma femme sera avec un homme qui l'écoute et mes enfants avec une seringue qui leur fera croire qu'on les écoute.
Alors, je comprendrai que je me suis trompé de réussite, je regarderai dans une glace mon front dégarni et mes tempes grises, je comprendrai qu'il est trop tard, j'ôterai cette belle cravate qui faisait ma fierté lors des conseils d'administration, j'y ferai un noeud différent, je la remettrai autour de mon cou, et je serrerai plus fort que d'habitude.
Lille, le 23 mai 1992.